Les noces du vin et de la Folie
Depuis ma découverte de Platée à Zurich (voir ma chronique), puis sa version délirante à Göteborg sous la houlette de Paul Agnew (voir ma chronique), je pensais avoir épuisé les métamorphoses possibles de cette comédie lyrique. Mais Beaune prouve qu’avec Rameau, le théâtre reste à inventer.
Cette représentation s’est tenue hors les murs habituels du Festival, dans un écrin surprenant : la chapelle attenante à la cave de la Maison Patriarche — une pièce d’une sobre majesté, baignée de pénombre, au niveau du sol, à l’acoustique nette, presque chambriste. L’œuvre, ici ramenée à son essence mobile, transcrite pour deux clavecins, joue avec l’espace comme un vin joue avec l’air.
Sous la direction artistique de Timothée Gasselin, la mise en scène repose sur l’intelligence du lieu et le raffinement de l’allusion. L’ouverture installe dès les premières notes une atmosphère d’espièglerie suspendue. Pas de machinerie, pas de rideau : la musique suffit. Les deux interprètes — Lucie Chabard et Baptiste Guittet, tous deux au clavecin — tiennent le plateau à eux seuls. Et pourtant, l’on a l’impression d’un théâtre complet.
La Folie règne en maîtresse absolue, orchestrant les jeux de l’esprit et les faux-semblants. Son Amour, lance tes traits du troisième acte provoque rires et vertige, mais ce sont surtout les airs pour les fous gais, tristes, puis mêlés qui donnent à l’acte II une puissance satirique irrésistible — miroir musical de notre monde mental éclaté.
Dans l’acte I, la descente de Mercure est un modèle de souplesse ; elle se déploie comme une caresse au lieu d’un fracas. L’orage évoqué ensuite ne tonne pas — il glisse, il ruse, avec une ironie feutrée.
Mais c’est dans l’acte III que la fantaisie atteint son apogée. La scène du faux mariage est ponctuée d’effets inventifs : des cœurs de papier s’envolent comme des confettis, et un sèche-cheveux, manipulé à vue par Baptiste sur Lucie, détourne le sérieux d’une « tempête dramatique ». Le public rit à gorge déployée. Le théâtre n’est plus dans les mots — il est dans l’air, les gestes, la connivence entre les deux musiciens et le public.
La Musette gracieuse, suivie du Rigaudon, précède un final qui refuse de trancher entre moquerie et tendresse. Chantons Platée, égayons-nous : oui, mais de quoi rions-nous, au fond ? Est-ce de la pauvre nymphe trompée ? Est-ce de Jupiter, ou de nous-mêmes ?
Est-ce la morale divine qui vacille ? Ou simplement notre besoin d’y croire ? La Folie, revenue en bis, ne tranche pas. Elle voltige, frôle les pupitres, caresse le public, puis s’évanouit sans répondre.
Un mot encore sur la complicité radieuse de Lucie Chabard et Baptiste Guittet autour de ce Platée II, version chambriste, mais chargée de théâtre intime, presque confidentiel — comme un murmure après le faste. Un clin d’œil tendre, un retour au jeu après la rigueur liturgique de la Passion selon saint Jean entendue quelques heures avant (voir mon compte-rendu).
En remontant à l’air libre, l’on retrouve les verres offerts dans les caves voisines. Entre deux gorgées, les conversations reprennent : on débat, on rit, on rejoue les scènes avec les mains. La Folie ? Elle est restée là. Suspendue quelque part entre les voûtes, le vin… et nous.

