La Colpa originale – Conti

Redécouverte d’un oratorio viennois au Festival de Knechtsteden

C’est un petit bijou de musique baroque que nous a déniché cette année le Festival Alte Musik Knechtsteden (Festival de musique ancienne de Knechtsteden, nom d’une abbaye située dans les environs de Cologne – voir le programme complet sur son site) en matière de pièce d’ouverture. La Colpa originale (Le péché originel) est un oratorio de Francesco Conti (1682-1732) composé pour la cour de Vienne et représenté à la chapelle impériale durant la Semaine sainte de l’année 1718. Nous employons à dessein le terme de « représenté », puisque ces oratorios (souvent désignés sous le nom de « sepulcri », voir notre compte-rendu) étaient mis en scène. Né à Florence en 1682, Conti se fait rapidement connaître pour son talent de théorbiste : dès l’âge de dix-neuf ans, il est engagé pour jouer de cet instrument à la cour de Vienne. A l’âge de trente ans, il succède à Johann Joseph Fux comme compositeur de la cour impériale. Comme ses quasi-contemporains Rameau (né en 1683) ou Bach (né en 1685), Conti maîtrise avec finesse l’art du contrepoint. Dans La Colpa originale, il développe de surprenantes sonorités autour des interventions de Lucifer, tandis qu’un air d’Eve est accompagné d’un superbe solo de théorbe. La sacqueboute (trombone baroque) souligne de son éclat les interventions de Dieu et les moments les plus saisissants de l’action.

Le manuscrit de cette Colpa originale a été découvert il y a quelques années par Alice Lackner, directrice artistique du festival Güldenes Herbst (L’automne doré) en Thuringe. Il était conservé dans les archives du château de Meiningen, localité située à l’ouest de la Thuringe, à peu près à mi-distance entre Wurtzbourg et Eisenach, qui fut capitale du duché de Saxe-Meiningen à partir de la fin du XVIIème siècle. Ce manuscrit avait été acquis par Anton Ulrich de Saxe Meiningen, probablement le plus grand collectionneur de partitions de musique viennoise de cette époque. Dans sa jeunesse, le prince avait effectué un grand voyage en Europe, qui l’avait notamment amené à Naples, et avait développé son goût pour la musique. Mais il s’était épris d’une femme de chambre de sa sœur, qu’il avait épousée et avec laquelle il eut pas moins de dix enfants. Vivant dans un premier temps en exil en Hollande à cause de cette mésalliance, il revint toutefois assez rapidement en grâce à Vienne : l’une des sœurs de sa mère était en effet l’épouse de l’empereur Charles VI ! Son épouse fut anoblie ; il fit éduquer ses enfants à Vienne, où il se rendit assez fréquemment, en rapportant à chaque fois de nombreux volumes de partitions et livrets d’opéras. Il a dû particulièrement apprécié La Colpa originale, puisqu’il organisa à Vienne en 1725 une reprise de cet oratorio, avec une distribution différente de la création.

Pietro Pariati, écrivain officiel de la cour de Vienne, a fourni à Conti le livret de l’oratorio. Inspiré de l’épisode du paradis terrestre de la Genèse, celui-ci est adapté aux circonstances de sa création, c’est-à-dire la Semaine sainte : dans ses dernières interventions, Dieu annonce l’arrivée d’un homme qui rachètera le péché des autres hommes.

L’abbaye de Knechtsteden © Festival Alte Musik Knechtsteden

L’abbaye de Knechtsteden, édifice de style roman rhénan situé dans la campagne aux environs de Cologne, est entourée de bâtiments conventuels datant de l’époque baroque, tout comme le monumental porche d’entrée qui accueille le visiteur. Pour cette représentation, Nils Niemann a imaginé une mise en espace qui utilise habilement l’espace réduit du chœur : un arbre aux pommes rouges rutilantes s’élève au fond à gauche, dans un espace légèrement surélevé ; les personnages se déplacent ainsi sur différents niveaux, ce qui permet de souligner leur proximité ou leur éloignement en fonction de la nature de leurs échanges. A la fin de la pièce, Dieu remet à Adam une couronne d’épines, comme un signe de la future Passion du Christ. Les costumes accentuent la symbolique : la tenue blanche immaculée, rehaussée d’un gilet à bandes d’or, de Dieu contraste de manière éclatante avec la tenue noire irisée de Lucifer. Adam et Eve adoptent des tenues assez neutres, tandis que l’Ange (Cherubino) est paré d’une robe bleue aux ornements raffinés. Cette mise en scène à la fois sobre et suggestive met en valeur l’action du livret et renforce ainsi l’attention des spectateurs envers le chant et la musique.

La distribution n’appelle que des louanges. Le ténor français David Tricou incarne magistralement Dieu : son timbre impérieux, ses attaques énergiques lui confèrent l’autorité naturelle de la majesté divine. La voix est projetée avec vigueur ; il joint à ses intonations des mouvements corporels qui renforcent son expressivité. Nous avons particulièrement aimé le passage où il met en garde le couple contre l’arbre aux fruits défendus (Chiede l’armi), celui où il recueille l’aveu d’Adam atterré (Perché tu vegga) ainsi que les récits qui précèdent le finale.

Sanglé dans sa tenue noire, la basse Luigi De Donato se délecte dans le rôle de Lucifer : tour à tour savourant d’avance sa machination puis minaudant avec Eve pour la tenter, ses manœuvres s’achèvent en imprécations redoublées d’ornements (Se ti toglie). Dans la seconde partie, observant les reproches d’Adam à Eve, il se réjouit avec cruauté dans les graves terribles du Par men crudo. Nous avons aussi beaucoup aimé son jeu, prostré au bord de la scène, et ses mimiques douloureuses lorsqu’il est puni par Dieu.

Face à ces deux personnages à la stature flamboyante, le contre-ténor britannique Timothy Morgan compose un Adam infiniment humain, soucieux d’obéir à Dieu, effrayé par l’audace de sa compagne et soucieux d’en répare les conséquences. Son timbre diaphane convient parfaitement à traduire cette douceur et cette soumission. Le phrasé est fluide, la diction soignée, les ornements viennent sans peine (Del mio ben). Il se tire sans peine de l’air enflammé Mia compagna, accompagné d’une partie virtuose de sacqueboute (magistral Alexander Brungert). Mais c’est dans le grand récit, suivi de l’air Già veder, qui ouvre la seconde partie que nous l’avons le plus apprécié, pour sa longueur de souffle et son expressivité.

Le rôle d’Eve est dévolu à la soprano chinoise Jiayu Jin. Elle y confirme avec brio les qualités que nous avions notées quelques semaine plus tôt, lorsque nous l’avions entendue en concert à Innsbruck (voir notre compte-rendu). Son expressivité, tant vocale que corporelle, retrace minutieusement les hésitations d’Eve qui balance entre crainte et désir (Se non fosse), ses naïves interrogations à Lucifer avant de céder à la tentation. Elle nous expose sa coquetterie dans un charmant S’io mio specchio, porté par son timbre cristallin. Son dernier air, soutenu d’un magnifique accompagnement de théorbe (on se souvient qu’il s’agissait de l’instrument de prédilection de Conti) constitue un des sommets de cette partition (et de cette représentation !).

A l’origine de la redécouverte de cette partition, Alice Lackner assure également le rôle de l’Ange dans cette production. Les interventions de la soprano sont peu nombreuses mais très ornées. Son premier air décrit le Paradis terrestre, dans un accompagnement où théorbe, psaltérion et violon composent un univers sonore enchanteur. L’air de la fin de la première partie, avant le chœur, déplore le sort de l’humanité après le péché originel dans de redoutables ornements (Misera Umanità). Un seul air lui est distribué dans la seconde partie (Ella ognor), lui aussi savamment orné. Toujours dans cette seconde partie, elle forme avec Adam et Eve le joli trio Ecco stemprato/ Mira disciolto.

Dorothee Oberlinger et l’Ensemble 1700 © Festival Alte Musik Knechtsteden

A la tête de son orchestre Ensemble 1700, Dorothee Oberlinger s’emploie à mettre en relief les raffinements de la partition, tout particulièrement les brillantes parties solistes, dans lesquelles se distinguent par leur virtuosité le premier violon Evgeny Sviridov, le sacqueboutier Alexander Brungert, le théorbiste Michael Ducker et la joueuse de psaltérion Elisabeth Seit. Cette instrumentation colorée offre également un bon aperçu de la richesse de la composition viennoise de cette époque, dont la densité n’a rien à envier à la richesse des motets appréciés à Versailles à la même époque. Assurément une bien belle découverte que cet oratorio oublié, qui a également donné lieu à un enregistrement à sortir dans les prochains mois.

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