« Jouissons, jouissons ! »
La censure a parfois du bon. Si, si. Celle-ci nous aura en effet permis de disposer de la seule tragédie en musique de Rameau non retouchée, non transformée, opus ultime du compositeur livrant ici à la postérité toute la quintessence de son art. Dénuée de prologue (l’ouverture cynégétique nous plongeant immédiatement dans le drame), la partition enchaîne les merveilles, acte après acte, scène après scène. On a peine à croire qu’autant d’énergie puisse émaner d’un octogénaire, qui, il est vrai, ne s’empara qu’à l’âge mûr de cinquante ans de la scène lyrique. Tout avance, tout virevolte, tout électrise dans Les Boréades : aucun temps mort, aucune faiblesse, non ! L’éblouissement diffusé par la partition est constant, et d’autant plus qu’ici y répond l’éblouissement de l’exécution.
Il nous faut remonter déjà cinq ans en arrière pour nous remémorer les retrouvailles avec ce chef-d’œuvre, que Château de Versailles Spectacles, avec un Václav Luks très inspiré, offrait au public (voir la chronique). J’avais alors retracé les conditions de la genèse de l’œuvre, m’appuyant sur le remarquable ouvrage de Sylvie Bouissou (qui signe ici une notice passionnante), Jean-Philippe Rameau Les Boréades ou la tragédie oubliée (Paris, Meridiens Klincksieck, 1992), véritable mine pour qui voudrait découvrir en détail cet opéra, tant pour ses mystères que ses innombrables richesses.
Par ces Boréades, György Vashegyi vient couronner une collaboration de plusieurs années avec le Centre de musique baroque de Versailles qui l’aura vu explorer avec un égal bonheur Gervais (Hypermnestre, voir la chronique), Mondonville (extraordinaire Isbé, voir la chronique), Boismortier (Les Voyages de l’Amour, voir la chronique), Leclair (Scylla et Glaucus) mais aussi avec régularité Rameau (Les Indes Galantes, Les Fêtes de Polymnie, Dardanus, Les Fêtes d’Hébé, et une inoubliable Naïs, voir la chronique). Bénéficiant d’un conseiller hors pair en la personne de Benoît Dratwicki, Vashegyi n’aura eu de cesse de peaufiner son style, d’améliorer le sens déclamatoire des scènes. Les récitatifs des Boréades sont extrêmement chantants et bénéficient ici d’une assise solide réunissant clavecin (réservé à ce « seul » rôle d’accompagnement, conformément aux dernières découvertes historiquement informées), violoncelles et contrebasse. Une lecture attentive du manuscrit autographe semble en outre indiquer que l’intégration des clarinettes à l’orchestre n’était pas définitivement arrêtée par le compositeur. De ce fait, alors qu’elles étaient présentes dans l’enregistrement cité plus haut, celles-ci n’ont pas été retenues ici. L’air Un horizon serein, souvent confié désormais à la suivante Sémire, revient bien ici à Alphise, conformément aux mêmes observations attentives des annotations (Rameau indique : « Ariette pour Alphise ou la confidente »).
Cette scrupulosité musicologique est transcendée par la vitalité d’une exécution qui désormais rejoint au sommet du podium la version mythique de Gardiner (qui remonte à 1982). On n’aura ici guère lésiné sur les moyens, en réunissant quelque quatre-vingt chanteurs et musiciens qui semblent transportés pendant près de deux heures trente, sans le moindre relâchement. La distribution des rôles de la tragédie est absolument idoine. Abaris – c’est aussi l’autre nom de cette tragédie – est incarné par un Reinoud Van Mechelen au zénith. Par son timbre solaire, sa diction absolument parfaite, son Abaris est véritablement apollinien sans pour autant être marmoréen. Là où Mathias Vidal (dans la version Luks) frappait par son humanité et une certaine fragilité (contenant presque sa puissance vocale coutumière), le Flamand séduit par son héroïsme palpable dans ses récitatifs comme dans ses monologues, absolument somptueux (Charmes trop dangereux à l’acte II, et bien entendu l’extraordinaire Lieux désolés à l’acte IV qui vous cloue sur place). Sabine Devieilhe équilibre parfaitement le duo qu’elle forme avec celui qu’elle aime. Autant reine que femme, son Alphisesait autant toucher (magnifique Songe affreux à l’acte III ou lors de sa scène de torture à l’acte V) que subjuguer dans Un horizon serein qu’elle transforme en véritable feu d’artifice vocal. Sa voix plane tout d’abord aussi légère qu’un embrun marin (quelles volutes dans Sur voguer sur l’onde !) pour transpercer le ciel avec la puissance d’un éclair (Tout à coup le vent gronde et ramène l’orage). Et comment ne point succomber lors du duo Que ces moments sont doux, miraculeux d’apesanteur sur Tous les tourments de mon âme sont des triomphes pour l’Amour !
Comme souvent les « méchants » sont encore plus intéressants chez Rameau. Les prétendants Calisiset Borilée allient superbe, charme manipulateur, orgueil et démesure. Le compositeur les gratifie d’interventions remarquables : petits airs, petits airs avec chœurs (souvent des danses parodiées), ariette avec chœur, duos divergents avec chœur… C’est qu’aucun des deux n’entend céder la place. Benedikt Krist-Jánson – déjà présent dans la version Luks – satisfait presque complètement en Calisis. S’il réussit très bien les airs tendres (Cette troupe aimable et légère ; Écoutez l’amour qui vous presse » ou encore Eh ! Pourquoi s’en défendre), il sait aussi se montrer redoutable (Vents orageux ; Tu causes ses maux et nos peines). Toutefois la tessiture extrêmement tendue imposée par le compositeur (plusieurs contre-ut) le met parfois sur une ligne de crête comme dans le redoutable Jouissons, jouissons qui pourrait presque vaciller, tout dévoré qu’il est par son ivresse orgiaque. Le Borilée de Philippe Estèphe est parfait par sa brutalité contenue, son ambition, et juste ce qu’il faut de suffisance amoureuse (C’est des dieux qu’on doit apprendre l’art d’aimer et d’être heureux). Il offre en outre du grand spectacle avec Calisis, en s’opposant au chœur dans Ô Borée à nos yeux indignés et plus loin Vents furieux, tyrans des airs, absolument diabolique et terriblement enfiévré. Quant au Borée de Thomas Dolié, il est lui aussi excellent : autoritaire (Obéissez, quittez vos cavernes obscures), irascible (Tremblez perfides, sortez tous, hâtez-vous), sadique (Qu’elle gémisse, qu’elle languisse dans les tourments), en un mot, réellement terrifiant.
Pour contrebalancer tant de noirceur, d’autres rôles sont au contraire délibérément tournés vers la lumière et les forces bénéfiques. Après avoir campé un Jephté d’une grande classe (chez Montéclair , dirigé par Vashegyi également, voir la chronique), Tassis Christoyannis incarne ici Adamas, modèle de sagesse et d’équilibre. Ses interventions le rendent on ne peut plus crédible comme mentor d’Abaris, le conseillant, l’exhortant, le rassurant. On relèvera tout particulièrement les merveilleux récits accompagnés qui émaillent le deuxième acte : Lorsque la lumière féconde ou Ce n’est qu’en volant à la gloire ; mais aussi plus loin au quatrième, où son Il peut par les efforts d’un courage indomptable, se mettre au-dessus des revers s’anime d’une autorité bienveillante, invitant Abaris au sacrifice suprême : immoler son amour au nom du bien commun. De prêtre d’Apollon, Adamasdevient dieu de la lumière au cinquième acte, adoptant finalement les mêmes accents (L’aurore a fait son cours, l’heure du jour m’appelle) que plus haut, parant sa voix d’une égale noblesse.
Gwendoline Blondeel pare chacun de ses rôles d’une fraîcheur ravissante. En Sémire, elle réjouit par le charme qu’elle dispense à Si l’Hymen a des chaînes ou La troupe volage des Ris et des Jeux où le chœur lui emboîte le pas, comme ensorcelé. En Nymphe, elle se fait prêtresse de la Liberté, délivrant le message central de toute l’œuvre qui peut être envisagée comme un gigantesque hymne à cette aspiration. Si l’œuvre avait été représentée en 1764, nul doute que le fameux C’est la liberté qu’il faut que l’on aime, le bien suprême c’est la liberté eût été sur toutes les lèvres et dans tous les esprits ! Sa voix papillonne délicieusement dans l’ariette Comme un zéphir qui vole et jamais ne s’engage, prodiguant une lumière caressante autant que des odeurs florales envoûtantes. En Amour, à la fin du deuxième acte, elle délivre avec ingénuité son oracle énigmatique. Enfin, en Polymnie, malgré une intervention très brève, elle trouve à nouveau le moyen de nous charmer, secondée par le si délicat petit chœur des Saisons.
Toujours au plan vocal, le Purcell Choir se joue de toutes les difficultés de la partition qui cumule une bonne vingtaine de chœurs, dont certains sont véritablement monumentaux, tant par leurs proportions que leurs procédés d’écriture qui superposent à la trame collective, duos, trios et même quatuor (quel éblouissement que Chantons le dieu qui nous éclaire !). Le chef ne lui épargne pas certains tempi effrénés (comme dans Régnez, régnez belle Alphise, marquant l’injonction adressée à Alphise de rester sur le trône après son abdication). Au gré des années, le chœur s’est familiarisé avec le français et fait montre d’une diction irréprochable rendant le texte parfaitement intelligible sans le moindre livret ! Décidément nos Hongrois sont très forts et savent couvrir une gamme d’affects très large, incarnant toute une série d’entités collectives : peuples, plaisirs, suivants de Borée… Ces derniers (chœur des Vents souterrains) auront d’ailleurs rarement été aussi noirs et impressionnants dans toute la première moitié du cinquième acte (Le ravage avec nous a porté sur la terre ; Plus terrible que le tonnerre). Les scènes de foule donnent lieu à de splendides édifices vocaux, nous faisant regretter la perte vraisemblable de motets du Dijonnais. On goûtera ainsi ces pages où effets de masses harmoniques et raffinement contrapuntique s’entremêlent avec une science admirable : Règne Amour ; Parcourez la terre, franchissez l’espace des airs ; Volez, volez, que l’amour vous seconde. Et quel effet que ce ralenti lors de l’orage sur Nous périssons tous, où le désarroi du peuple est palpable !
Protagoniste de chaque instant l’Orfeo Orchestra démontre page après page sa maîtrise absolue d’une partition d’une incroyable difficulté : gammes fusées, traits diaboliques des bassons (extraordinaires Gavottes pour la suite de Borilée et Calisis en Plaisirs), écriture pointilliste qui émiette les phrases sur différents instruments pour générer des effets de timbres inouïs). La mise en place est d’une exactitude confondante, autant dans les danses que lors des pages symphoniques ou descriptives. Chaque page chorégraphique offre une démonstration vivante du propos de Noverre dans sa Lettre sur la Danse (1760) : « C’est à la composition variée et harmonieuse de M. Rameau ; c’est aux traits et aux conversations spirituelles qui règnent dans ses airs, que la danse doit tous ses progrès. Elle a été réveillée, elle est sortie de la léthargie où elle était plongée, dès l’instant que ce créateur d’une musique savante mais toujours agréable et toujours voluptueuse a paru sur la scène. » Il est impossible ici de tout citer, la quarantaine de danses que contiennent Les Boréades attestant du génie inépuisable et insurpassable de Rameau en la matière. Gavottes épicées, vives ou langoureuses, Menuets au charme mélodique sans cesse renouvelé , pétillants Rigaudons, Pas de deux, savoureuse Loure et irrévérencieuses Contredanses témoignent autant d’une vivacité peu commune que d’une sensualité rare, que le fruité des instruments ne fait qu’aviver.
À cette évidence chorégraphique s’ajoute un sens symphonique puissant s’offrant d’emblée dans la magnifique Ouverture, dans l’Entrée de Peuples dont le « Fièrement et marqué » est si bien senti (la reprise se voyant augmentée de la présence d’un tambour qui ajoute encore à la majesté de cette page), dans la Torture d’Alphise ou dans la fantastique Entrée des Vents au début de l’acte V où la matière sonore désagrégée atteste du caractère visionnaire du compositeur, préfigurant une modernité d’écriture avec plus d’un siècle d’avance. Les pages cataclysmiques sont en outre époustouflantes. L’orage qui enjambe la fin de l’acte III pour générer un entracte et nous plonger dans les débuts cauchemardesques de l’acte suivant est sans doute la plus belle tempête de tout Rameau et de tout le XVIIIe siècle. Là encore, l’auditeur reste cloué sur son siège, sidéré par une musique d’une originalité sans pareille. Quant à L’Entrée des Muses, des Zéphirs, des Saisons, des Heures et des Arts, devenue véritable tube ramiste (et à juste titre !), elle exhale ici un parfum de paradis perdu, prodiguant sa nostalgie, trait récurrent de la musique du compositeur et souvent synonyme de ses plus hautes inspirations.
À la tête de toutes ces forces, solistes, chorales et orchestrales, György Vashegyi mène ce projet avec générosité et intelligence. Nanti d’un palmarès qui force l’admiration tant il compte de réussites dans la découverte et la défense de notre patrimoine musical, voilà un chef qui livre un fleuron désormais incontournable de toute discographie ramiste. Tout ici concourt à un émerveillement de chaque instant, faisant de l’écoute de ces Boréades une expérience sensorielle si réjouissante qu’elle nous conduit à l’instar de Calisis à chanter à l’envi : « Jouissons, jouissons ! ».

