Terpsicore – Soavi

En hommage à Marie Sallé

A travers cette production, proposée dans le cadre début XIXème du Goethe-Theater de la petite bourgade de Bad-Lauchstädt, le Festival Haendel de Halle 2024 poursuit l’exploration du thème des influences françaises chez Haendel. Au XVIIIème siècle, la présence de danses constitue l’un des signes distinctifs de l’opéra français (qui tend même, avec le ballet héroïque, à aligner sa structure sur celle du ballet, avec une succession d’entrées, comme dans Les Indes galantes de Rameau) à la différence de l’opéra seria où triomphent les airs, et dont les ballets sont généralement absents.

Si les ballets sont rares dans les opéras de Haendel, ils ne sont toutefois pas totalement absents. Leur présence semble principalement liée à la présence à Londres de la célèbre danseuse française Marie Sallé (1709-1756). Son style nouveau de danse, ses ruptures fracassantes avec la tradition (avec notamment l’abandon du masque et des tenues de cour au profit de simples tenues de ville) peinent à ébranler les routines de l’Académie royale de musique, où elle avait débuté en 1727. Elle est en revanche accueillie avec succès à Londres, où elle s’était produite dès 1725, en compagnie de son frère François. Elle s’y produira régulièrement entre 1726 et 1735, où elle revient à l’ARM. De son côté, Haendel, toujours en quête d’artistes susceptibles d’attirer le public londonien, comprend tout l’intérêt de faire une place à Marie Sallé dans ses créations. Ce sera le cas dans ses compositions de l’année 1735, pour ses deux chefs-d’œuvre que sont Alcina et Ariodante.

Ceux-ci avaient toutefois été précédés d’une première tentative au début de la saison 1734-1735, avec une nouvelle version de son Pastor fido. La première version (1712) de cette pastorale, créée au Queen’s Theatre de Londres, était construite sur les canons habituels de l’opéra seria et à partir d’airs appartenant à des œuvres composées durant son séjour italien. Qu’importe, le Caro Sassone va la remodeler dans le style français, pour mieux justifier l’ajout de parties dansées confiées à la vedette française. Il y ajoute notamment un prologue (alors que ce dernier n’était déjà plus systématique dans les opéras français…) : Terpsicore, HWV 8b, dédié… à la muse de la Danse ! Ce prologue semble inspiré assez directement des Fêtes grecques et romaines de François Colin de Blamont (1690-1760 ; sur ce compositeur voir notre chronique), sur un livret de Louis Fuzelier, qui avaient connu un grand succès lors de leur création à l’ARM en 1723. Doté de ce prologue entièrement nouveau, Il Pastor fido est également revu de fond en comble : ses airs sont désormais empruntés à des opéras plus tardifs de la période londonienne de Haendel. Contrairement à la version initiale, qui avait été un échec, cette version remaniée ouvre avec succès la première saison du Caro Sassone au théâtre de Covent Garden, le 9 novembre 1734.

Le programme complet est intitulé : Terpsicore – Die Königin tanzt ! Zeitgenössischer Tanz auf den Spuren des Barock, soit en français : Terpsicore – La reine danse/ La danse contemporaine sur les traces du baroque. Partant de Terpsicore, donné de manière indépendante en première partie, Emanuele Soavi Incompany propose en seconde partie une « mise en miroir » de compositions de Haendel avec celles de Jean-Philippe Rameau (qui était, ne l’oublions pas, quasiment son exact contemporain). La danse sert bien évidemment de trait d’union à l’ensemble du programme, même si le choix s’est porté sur la danse contemporaine plutôt que sur les danses baroques.

Terpsicore débute sur une ouverture « à la française » tout à fait classique, avec son premier mouvement au rythme pointé, suivi d’un second mouvement fugué. Les vents de la Lautten Compagney Berlin y sont très présents, de même que le son du tambourin, qui évoque les danses à venir. Dans le rôle d’Apollo, la mezzo belge Coline Dutilleul déploie un phrasé délicat ; ses aigus veloutés sont émis avec une grande aisance. Distinguée au concours Cesti d’Innsbruck, la soprano Hanna Herfurtner incarne la muse Erato de manière très expressive, tant par ses accents que par sa gestuelle corporelle. Les deux voix s’unissent de façon harmonieuse dans les trois duettos (Cosi tuo piede, Tuoi passi et Vezzi più amabili), dont la fréquence est inhabituelle chez Haendel, et marque aussi l’influence française. Leurs interventions sont entrecoupées des danses inscrites à la partition, exécutées par un couple de danseurs vêtus d’un blanc immaculé : la Gigue endiablée, scandée par les castagnettes, est particulièrement spectaculaire ; l’Air qui montre la force des passions s’appuie sur une dense pâte musicale. A noter également, l’exploitation intelligente des espaces du petit Goethe-Theater, qui positionne les chanteuses dans les galeries lorsqu’elles chantent les chœurs d’ouverture et du finale, laissant la scène libre pour les figures des danseurs.

La seconde partie s’ouvre sur la Contredanse en rondeau pour les Peuples boréades travestis en Plaisirs et Grâces (extraite des Boréades), prélude à un petit intermède théâtral où un couple de danseurs se lance avec une incontestable éloquence dans des échanges sur l’inspiration artistique, qui s’achèvent sur une réplique lancée en français : Aujourd’hui c’est le plus beau jour…

Après la joyeuse Musette et Tambourin en rondeau pour Terpsichore (extraite des Fêtes d’Hébé), l’ouverture de Zaïs nous fait plonger dans un univers sombre, où les danseurs en tenues noires s’agitent autour d’une statue effrayante. Coline Dutilleul lance alors Ombre pallide, dont la reprise s’émaille d’ornements acérés particulièrement dramatiques. Lors de l’Entrée des Songes de Dardanus, le danseur caché dans la statue se découvre ; avec l’Entrée de Polymnie (extraite des Boréades) la statue disparaît, le danseur gît sur la scène. Les très rythmés Premier et deuxième Tambourin pour les Peuples de différentes nations (extraits de Dardanus) donnent lieu à d’acrobatiques figures, rapidement enchaînées et saluées d’applaudissements. S’ensuit ce « tube » baroque qu’est le Forêts paisibles des Indes galantes, visiblement bien connu et apprécié de l’assistance. Après la sinfonia d’Alcina et un nouvel extrait des Boréades, Hanna Herfurtner livre un très convaincant Credete il mio dolore (Alcina). Le programme se clôt sur la reprise de la Musette et Tambourin en rondeau pour Terpsichore de Rameau, bouclant ainsi le cycle de l’intermède amorcé après la lecture du texte sur l’inspiration artistique. Côté orchestre, la Lautten Compagney Berlin s’avère – comme la plupart des orchestres que j’ai pu entendre à Bad Lauchstädt – un peu surdimensionnée en volume sonore par rapport aux dimensions réduites du Goethe Theater. Sa ligne musicale est incontestablement inspirée, même si elle manque à notre sens de finesse dans la musique de Rameau, aux attaques trop marquées.

Le public s’est montré ravi de ce spectacle, audacieuse mise en regard des répertoires de deux compositeurs contemporains aux styles si éloignés, reliés par l’esprit de la danse. De chaleureux applaudissements sont venus récompenser le montage réussi d’Emanuele Soavi, hommage inspiré à la grande Marie Sallé.

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