A la découverte du répertoire scandinave et de ses instruments originaux
Après deux enregistrements consacrés aux musiques d’Irlande et d’Écosse, [Ex]tradition en 2017 (voir la chronique), puis Indiscrétion en 2023 (voir notre chronique), l’ensemble français (comme son nom ne l’indique pas) The Curious Bards met cette fois le cap au nord avec un nouveau projet consacré aux musiques scandinaves de l’époque baroque, s’intitulant Sublimation. Ce nouvel album pour le moins original aborde un répertoire assez méconnu du grand public, il résulte de plusieurs mois de recherches assidues dans les bibliothèques suédoises et norvégiennes. Son titre a été choisi de manière à s’inscrire dans la continuité des deux précédents albums, il suggère « le phénomène physique de sublimation qui correspond bien, le passage du froid de ces pays avec la chaleur de la musique » explique le violoniste Alix Boivert, directeur artistique de cet ensemble de musique baroque pour le moins atypique.
Comme le précise très justement le musicologue Mattias Lundberg dans le livret, « l’analyse de documents historiques du XVIIIe siècle permet d’affirmer que les notions de musique profane n’existaient guère. L’aristocratie de cour, les bourgeois des villes et les paysans des campagnes pouvaient chanter, jouer et danser sur les mêmes mélodies… nous disposons même de sources révélant quand et comment ils s’y adonnaient », ajoutant que ce répertoire s’est maintenu jusqu’à nos jours à la fois par la notation musicale mais également par la tradition orale. Par souci d’authenticité, la totalité des pièces de cet enregistrement ont été composées au XVIIIe siècle et proviennent toutes de manuscrits conservés dans des bibliothèques suédoises et norvégiennes, mais certaines de ces mêmes pièces font toujours partie de la tradition populaire contemporaine.

Nyckelharpa © The Curious Bards
Outre les recherches musicologiques, la construction de deux instruments spécifiques à cette musique scandinave s’est avérée indispensable pour l’interpréter et restituer ses sonorités propres. Le kontrabasharpa utilisé au XVIIIe siècle est l’ancêtre du nyckelharpa actuel (voir la description vidéo). Considéré comme l’instrument national de la Suède, cet instrument traditionnel à cordes frottées fait à la fois partie de la famille des vielles à roue et des vièles à archet. Les premières traces que l’on retrouve du nyckelharpa (terme générique désignant ce type d’instrument) remontent au Moyen-Age. La représentation la plus ancienne connue se trouve sur le pilier d’une des portes de l’église de Källunge dans l’île de Gotland en mer Baltique, elle daterait de 1350. Mais c’est dans l’Uppland, une région située au nord-ouest de Stockholm que l’on peut trouver le plus de représentations dans les églises, laissant à penser que cette région pourrait être le berceau de l’instrument. Le nyckelharpa est en forme de chiffre huit, sa caisse de résonance est le plus souvent monoxyle, c’est-à-dire creusée dans une même pièce de bois. Contrairement à la vielle, le son n’est pas produit au moyen d’une roue qui vient frotter les cordes mais avec un archet court et bombé. La mélodie quant à elle est produite au moyen de touches fonctionnant exactement comme le clavier d’une vielle à roue, venant raccourcir la longueur vibrante de la corde pour donner chaque note de la mélodie. L’instrument dispose de cordes sympathiques qui se mettent naturellement en vibration lorsqu’une note de même fréquence apparaît dans la mélodie, ainsi que d’un bourdon, comme la vielle à roue (à écouter ici). Et pour finir, son nom est quelque peu trompeur, il n’a absolument aucun rapport avec la tessiture qui est à peu de chose près celle d’un violon, soit deux octaves en partant du ré grave du violon, la corde de bourdon étant accordée soit en sol grave, soit en la grave. Il s’explique par la présence de deux cordes mélodiques situées de part et d’autre de la corde de bourdon également appelée corde basse, ces deux cordes se trouvant « contre la basse ». C’est le luthier Jean-Claude Condi de Mirecourt dans les Vosges qui a construit une copie fidèle d’un kontrabasharpa datant du XVIIIe siècle, conservé au Musée de la Musique de Paris (à voir ici).

Hardingfele © The Curious Bards
Le hardingfele (ou violon de Hardanger) est l’instrument emblématique de la Norvège (voir la présentation vidéo). Très proche du violon par sa forme, il est doté de quatre cordes mélodiques (en boyau pour cet enregistrement) accordées de façon quasi identique au violon (seule la corde grave de sol est accordée en la). La principale différence réside dans la présence de cordes sympathiques en métal, au nombre de quatre ou cinq, passant à travers le chevalet où se situe un emplacement dédié et sous la touche, accordées en ré/ mi/ fa#/ la. Elles vibrent par sympathie lorsqu’une note de fréquence identique est émise par une corde mélodique ce qui permet d’enrichir le son, de le prolonger et de donner un léger effet de réverbération. L’instrument est la plupart du temps très décoré, avec un tête animale ou humaine à la place de la volute au bout du manche, des incrustations de nacre sur la touche, le cordier et les chevilles, et des dessins noirs a la plume sur la table, le chevillier et les éclisses. Pour faciliter la technique de jeu reposant en grande partie sur l’usage de doubles cordes, la touche est légèrement plus plate que celle du violon et les cordes un peu plus écartées les unes des autres. On estime que le hardingfele est apparu au cours du XVIIe siècle dans la région du fjord Hardanger, d’où son nom. L’instrument le plus ancien subsistant, conservé au Historisk Museum de l’Université de Bergen, a vraisemblablement été fabriqué en 1651 par le luthier Ole Jonsen Jaastad dans la ville d’Ullensvang. Il s’est rapidement popularisé au milieu du siècle suivant et a gagné ensuite toutes les régions du pays. Son apogée se situe au milieu du XVIIIe siècle, grâce notamment à l’impulsion du luthier Isak Nielsen (Skaar) Botnen et de son fils Trond Isaksen Flatebø. C’est de plusieurs instruments de ce dernier, conservés au Hardanger folkemuseum à Utne et au Scenkonstmuseet de Stockholm, que s’est inspiré le luthier(et musicien) Ottar Kasa pour réaliser l’instrument utilisé dans cet enregistrement par Alix Boivert. Il est monté en cordes boyaux comme le violon baroque, les cordes sympathiques étant toujours des cordes métalliques. Il convient de noter que la viole d’amour qui fut très en vogue au XVIIIe siècle fonctionne exactement sur le même principe, bien qu’elle soit pourvue de plus de cordes mélodiques.
Il n’est pas de musique de danse traditionnelle scandinave sans la Polska (à ne pas confondre avec la polka) que l’on retrouve dans la tradition musicale suédoise, norvégienne et finlandaise. Elle tire ses origines d’une danse polonaise et se distingue par un deuxième temps très long et un premier et troisième temps fortement accentués. À l’origine, elle se dansait sans se déplacer, mais il existe en réalité une grande diversité de polskas, chaque région possédant sa propre variante et ses propres tempos. Selon toute vraisemblance, cette danse est arrivée en Scandinavie lorsque le prince Sigismond Vasa fut élu roi de Pologne et grand-duc de Lituanie en 1587, puis couronné roi de Suède également à la mort de son père Jean III en 1592. La réunion de ces deux royaumes partageant le même souverain de 1592 à 1599 a naturellement favorisé les échanges culturels. La Polska apparaît selon les manuscrits de l’époque sous les noms de Pollonesse, Pollonoise, Pols, Paalsdans, Polsk… ; la Pols est une variante norvégienne plus rapide. De nos jours, la Polska, appelée aussi danse du Diable en référence à une vieille légende suédoise, est toujours profondément ancrée dans la tradition scandinave.
La Pollonese qui ouvre le programme provient d’un manuscrit datant de 1784 réunissant une centaine de pièces… dont la quasi-totalité sont des polskas ! Et d’emblée, les premières mesures permettent de constater que l’interprétation qui en est donnée, bien que dénuée de tout académisme, est particulièrement soignée et se situe assez loin de la spontanéité d’un ensemble de musiciens traditionnels. Mais ces premières mesures annoncent la couleur de ce qui va suivre : le jeu des musiciens et le style sont irréprochables, le swing et le phrasé sont proches de la perfection et confèrent à cette danse populaire par essence un caractère quasi aristocratique. La Paalsdans qui vient aussitôt après revêt un style assez martial. Elle permet d’apprécier le son aérien du hardingfele d’Alix Boivert en solo, rejoint à la seconde reprise par le kontrabasharpa de Colin Heller, dans laquelle ces deux instruments à la sonorité voisine se fondent avec élégance. Ils sont rejoints à la troisième reprise par l’ensemble des autres musiciens, le final beaucoup plus enjoué dévoile un style différent qui n’est pas sans présenter des similitudes avec la musique écossaise.
Et les liens étroits entre les musiques irlandaises (mais surtout écossaises) et les pays scandinaves se font hautement ressentir avec deux autres pièces du programme. Madame Trifes Liri e dans tout d’abord, une contredanse en mode majeur au rythme enlevé, et la suite de trois danses norvégiennes de la plage 15, tirées d’un manuscrit de 1750. La première danse est intitulée Englis n°2 (tout est dans le titre), quant au deux Riil qui suivent, il s’agit ni plus ni moins de reels classiques à quatre temps, la danse irlandaise par excellence (mais aussi écossaise et… québécoise) qui se caractérise par une accentuation sur le premier et le troisième temps, exécutée avec brio par un ensemble déjà bien rompu à l’exercice. Il est utile de souligner que les échanges culturels entre les îles britanniques et la Scandinavie existaient déjà depuis des siècles, plusieurs royaumes vikings étant présents dans les îles britanniques depuis le VIIIe siècle.
Le chant est une composante essentielle de la tradition scandinave, et la mezzo-soprano Ilektra Platiopoulou, complice habituelle des Curious Bards, est bien présente pour le rappeler. Dans Spelaren, une chanson suédoise extraite d’un recueil édité à Stockholm en 1792 dont les paroles sont en relation avec l’addiction au jeu, elle développe avec sa voix chaude un art avéré de la nuance et de la modulation, soutenue par un accompagnement toujours très pensé pour mettre en valeur la voix. Avec Konung Erik och Spakvinnan, elle fait merveilleusement vivre le texte en forme de dialogue relatant le questionnement d’un Roi envers une voyante au sujet du temps qu’il lui reste à vivre. Huldra a en Elland est une chanson norvégienne au sujet d’une huldra, un être surnaturel issu des légendes nordiques, une cousine de la Lorelei en quelque sorte… Nymphes d’une grande beauté, à la fois tentatrices et prédatrices, les huldras cherchent avant tout à séduire les hommes de passage pour pouvoir se marier. Soutenue par un accompagnement des plus élégants, au cistre d’abord, rejoint ensuite par le violon, Ilektra Platiopoulou parvient à créer un climat accentuant l’aspect nostalgique de ce chant mystérieux. Mais le sommet est atteint avec Necken, une splendide chanson suédoise du XVIIe siècle évoquant l’Ondin, un personnage mythologique vivant près des sources et des cours d’eaux (à écouter ici) s’apparentant à une sirène. Dans ce chant, Ilektra Platiopoulou est particulièrement convaincante et réussit à sublimer l’ambiance énigmatique se dégageant du texte. Sa voix est soutenue avec élégance par la viole en pizzicato au début, à l’archet ensuite, rejointe par le cistre. L’atmosphère d’ensemble qui se dégage de ce chant n’est pas sans rappeler la Chanson de Solveig de Per Gynt composée par le norvégien Edvard Grieg. Et cet air a séduit à la fin du XIXe siècle le compositeur français Ambroise Thomas qui l’a intégré dans son Hamlet (Air de la folie d’Ophélie, à écouter ici) ; il s’agit d’ailleurs de l’air le plus connu de cet opéra. Enfin, il est indispensable de faire mention de Signe Lita, un chant datant du Moyen-Age faisant revivre le naufrage d’un bateau. Il est interprété a capella par Ilektra Platiopoulou qui restitue avec une grande intensité le décor sombre de ce chant intemporel, encore très populaire de nos jours, qui s’apparente en filigrane aux ballades irlandaises.
Parmi les pièces de cet enregistrement, il est intéressant de mentionner les deux March de la plage 13 qui sont des plus intéressantes à deux titres. D’une part, elles permettent d’entendre la sonorité du kontrabasharpa seul sans accompagnement, lequel se rapproche pour le moins de celui de la vielle à roue. D’autre part, elles constituent un témoignage intéressant de la proximité qui peut parfois exister entre les musiques militaires et les danses populaires. En effet, le ton de ces deux marches est quelque peu solennel et martial, et il s’avère que beaucoup de ces danses ont été composées par des musiciens ayant fait carrière dans l’armée.
Au fil de l’écoute, il est difficile de ne pas tomber sous le charme de ces musiques au sonorités assez inhabituelles. Le programme savamment composé alterne judicieusement les styles, les rythmes, les instrumentations, les chants, rendant ainsi l’écoute passionnante. Il est utile d’ajouter que l’indéniable rigueur du travail des Curious Bards a été très positivement accueillie par les musicologues et les musiciens suédois et norvégiens. Cet enregistrement se distingue aussi par la qualité de sa prise de son qui est absolument irréprochable, avec un rendu très naturel et une distance parfaite entre les micros et les instruments. Ce voyage musical en terre scandinave comblera tout autant les curieux qui souhaitent découvrir de nouveaux univers musicaux que ceux pour qui ces musiques sont familières. Et démonstration est faite une fois de plus que la frontière entre musique dite savante et musique populaire est souvent infime. La suite des recherches menées sur ce thème par les Curious Bards se poursuit actuellement sur l’œuvre du compositeur anglais du XVIIe siècle Henry Purcell. En effet, au travers de sa production musicale profane, il apparaît évident qu’il connaissait fort bien les musiques populaires de son époque, et le programme des prochains concerts s’articule sur l’influence de ces musiques sur son œuvre. Un prochain enregistrement en projet ?

