« Si on me rasait les cheveux, ma force me quitterait » (Juges 16:17)
« Qu’il meure avec les Philistins! » (Juges 16:30). Ces paroles bibliques projetées sur la scène du Festival d’Aix-en-Provence marquent un moment de puissance dramatique et de signification profonde. Elles rappellent le sacrifice ultime de Samson, condamné à la destruction à la fois de ses ennemis et de lui-même, brillamment recréé par Claus Guth et Raphaël Pichon. Conçu en 1733 par Jean-Philippe Rameau et François-Marie Arouet, dit Voltaire, Samson n’a jamais été joué en raison de la censure de son livret. Considéré comme trop sulfureux, le texte a été interdit, et la partition originale a été perdue, ne survivant que par fragments incertains dans des œuvres ultérieures. Hantés par cette chimère de l’histoire de l’opéra, Claus Guth et Raphaël Pichon ont entrepris de ne pas reconstituer la lettre de l’œuvre mais d’en recréer l’esprit. Leur adaptation associe un récit d’une force et d’une noblesse inédites à une musique éloquente, conservant l’essence dramatique et spirituelle de l’opéra original tout en le rendant accessible et pertinent pour un public contemporain.
Ce Samson, présenté comme un opéra, se rapproche davantage d’un oratorio haendélien dans son ambiance et sa structure. Le chœur, souvent placé dans la fosse, joue un rôle central, établissant un ton religieux et commentant l’action de manière oratorienne. Cette approche donne une gravité solennelle et méditative à l’œuvre, en contraste avec l’action dramatique sur scène. La musique de Rameau, ré-imaginée par Pichon, soutient cette atmosphère avec des passages chorals puissants et des récitatifs profondément émouvants. Pichon intègre des sons modernes, des bruits de la nature, des animaux, et des percussions, créant un environnement sonore immersif et innovant. L’ajout d’une tragédienne, Andréa Ferréol (la mère de Samson), accompagnée d’un enfant (Samson jeune, Gabriel Coullaud-Rosseel) et d’un sans-abri (Pascal Lifschutz) amplifie encore l’expérience théâtrale, mélangeant le passé et le présent de manière audacieuse. Ce qui rappelle beaucoup la Sarrasine présentée par George Petrou à Göttingen en mai dernier en utilisant les mêmes mécanismes (voir ma chronique).
Les projections de versets bibliques des Juges et d’Isaïe sur la scène ajoutent une couche de profondeur visuelle et spirituelle. Ces citations offrent un contexte scripturaire direct, ancrant l’action dans sa source biblique et intensifiant l’impact émotionnel du récit. La scénographie d’Étienne Pluss et les lumières de Bertrand Couderc contribuent à cette immersion, créant un espace visuel qui reflète les thèmes du sacrifice et de la rédemption. Un élément particulièrement ingénieux de cette mise en scène est l’utilisation d’une barre de néons avec une lumière intense pour occulter ce qui se passe en arrière-plan sur scène, en lieu et place du rideau de scène traditionnel. Cette barre de néon, à la fois moderne et audacieuse, non seulement accentue le contraste entre la lumière et l’ombre, mais ajoute également une dimension symbolique à l’œuvre. La lumière éblouissante peut être interprétée comme une métaphore de la révélation divine ou de la vérité cachée, amplifiant les moments de dévoilement et de révélation dramatique.
À la tête de l’Orchestre Pygmalion, Raphaël Pichon a su insuffler une vitalité rare à cette musique. La richesse orchestrale, couplée à une précision technique impeccable, a offert une nouvelle vie à une œuvre autrefois censurée et perdue. La mise en scène de Claus Guth, quant à elle, transcende le simple récit biblique pour en faire une réflexion sur la solitude et la destruction intérieure.
Dans le rôle de Samson, Jarrett Ott incarne à la perfection la puissance et la vulnérabilité de ce personnage mythique. Sa performance vocale est à la fois robuste et nuancée, capturant l’essence tragique de Samson. Dans Cruels tyrans (extrait de Zoroastre), Ott dévoile la rage et la détermination de Samson face à ses oppresseurs. Sa voix puissante résonne avec une autorité indéniable, tandis que dans le duo Je vous revois (Les Fêtes d’Hébé), le baryton americain explore une tendresse et une mélancolie profonde lors de ses interactions avec Dalila. Cette dualité de force et de fragilité rend son interprétation particulièrement émotive et saisissante.
Jacquelyn Stucker offre une interprétation envoûtante de Dalila, mélangeant séduction et traîtrise avec une subtilité remarquable. Dans Viens hymen (Les Indes galantes), elle anime la scène avec une grâce et une ruse enchanteresses, tandis que le trio Par un sommeil agréable (Dardanus), qui inclut la scène du rasage des cheveux de Samson (Juges 16:17), met en lumière sa perfidie et sa détermination. Son interprétation de Ah ! je crois voir déjà ! (Zoroastre), où Dalila se repent, est profondément touchante, révélant une complexité émotionnelle qui enrichit son personnage.
Lea Desandre apporte une douceur poignante à Timna, contrebalançant les tensions dramatiques avec une délicatesse émotive. Son interprétation de Il n’est plus d’alarmes et Règne avec lui, Samson (tous deux extraits des Surprises de l’Amour, RCT 58) montre une profondeur de sentiment et une pureté vocale qui sont véritablement émouvantes. Sa présence scénique, empreinte d’innocence et de sincérité, sert de contrepoint aux machinations de Dalila et à la souffrance de Samson.
Nahuel di Pierro brille dans ses moments de ténor en Achisch, particulièrement dans Osons achever des grands crimes (Zoroastre). Sa voix riche et profonde ajoute une gravité impressionnante au personnage, tandis que Point de tristesse (Les Surprises de l’Amour) révèle une complexité intérieure, le présentant non seulement comme un antagoniste mais comme un homme pris dans les filets de la politique et de la guerre.
Julie Roset (L’Ange) illumine la scène avec Clair flambeau du monde, morceau bien connu de son répertoire (voir ma chronique). Sa voix cristalline et céleste apporte une lumière divine et une sérénité qui contrastent avec le chaos environnant. Elle incarne parfaitement la messagère céleste, rappelant au public les thèmes de la foi et de l’espoir.
Le Chœur Pygmalion joue un rôle crucial, en particulier dans des moments comme Attaquons, bravons le tonnerre ! (Naïs). Ici, le contraste syncopé des Israélites avec les Philistins met en polyphonie l’opposition entre monothéisme et polythéisme de manière brillante. Les paroles originelles de Rameau ont été subtilement adaptées, transformant Dieu(x) terrible(s), guide(z) nous ! en un pluriel très délicat, soulignant ainsi la dualité entre le Dieu unique des Israélites et les multiples divinités des Philistins, dont le sombre Dagon. Cette opposition est rendue encore plus puissante par la musique, qui juxtapose des passages solennels et majestueux du chœur israélite avec les chants païens plus tumultueux des Philistins. Quel bonheur quelle gloire met également en évidence le talent du chœur, leur performance exubérante et harmonieuse reflétant la célébration et l’adoration des forces divines, renforçant l’impact dramatique et spirituel de l’opéra.
La scénographie d’Étienne Pluss, les costumes d’Ursula Kudrna, ainsi que les éclairages et les projections vidéo de Bertrand Couderc créent un univers visuel à la fois ancré dans l’époque et résolument moderne. Chaque élément scénique, du décor minimaliste aux jeux de lumière sophistiqués, contribue à une atmosphère immersive et profondément évocatrice. La chorégraphie de Sommer Ulrickson, exécutée par une troupe de danseurs talentueux, ajoute une dimension physique et expressive à l’opéra. Les mouvements, parfois d’une violence saisissante, parfois d’une grâce presque éthérée, amplifient l’impact émotionnel de l’œuvre.
Le réemploi habile des mélodies de Rameau par Pichon et Guth crée une résonance émotionnelle profonde et des échos thématiques connus. En particulier, la scène du mariage, rappelle de manière frappante l’exotisme péruvien de la deuxième entrée des Indes galantes. Les orchestrations et les motifs mélodiques sont presque les mêmes, évoquant la même majesté et la même solennité, tout en réinterprétant ces thèmes dans le contexte dramatique de Samson. De même, l’air Tristes apprêts évoque immanquablement la mort de Castor, tué en combattant pour défendre Télaïre et son royaume. Les spectateurs familiers de ce morceau de Castor et Pollux ne peuvent s’empêcher de ressentir la tristesse et la mélancolie que Rameau a si magistralement capturées pour Télaïre. Comme elle, désespérée et inconsolable, Dalila pleure la perte de son bien-aimé, Samson. Les paroles de l’air évoquent les préparatifs funèbres, les flambeaux pâles et les décorations sombres, symbolisant la mort et la tristesse. Dans cette adaptation, Jacquelyn Stucker, brille particulièrement. Sa performance touchante et profondément émotive dans cette scène lui a valu le seul applaudissement du soir, marquant un moment de reconnaissance unanime pour son talent et son interprétation exceptionnelle.
Cette recréation de Samson n’est donc pas la résurrection d’un opéra perdu, mais une réinvention audacieuse qui parle à notre époque avec une force renouvelée. Guth et Pichon ont su marier l’esprit de Rameau et Voltaire avec une sensibilité contemporaine, offrant au public une expérience lyrique inoubliable. Ce Samson du Festival d’Aix est une réussite magistrale, une fresque musicale et visuelle qui résonne longtemps après le baisser de rideau.

