La riche période romaine du Caro Sassone
Le Festival de printemps des Arts Florissants de cette année 2025 s’ouvre avec La Resurrezione de Georg Friedrich Haendel (1685-1759). Composé lors du séjour du compositeur à Rome, cet oratorio témoigne de la reconnaissance fulgurante de son talent musical : Haendel est alors âgé de seulement 23 ans ; de surcroît sa confession luthérienne ne constituait pas vraiment un atout dans l’épicentre d’une Eglise catholique pleinement engagée dans la Contre-Réforme… Mais depuis au moins 1706, il fournit des cantates pour les divertissements (conversazioni) de son protecteur, le marquis Francesco Maria Ruspoli (1672-1732). Celui-ci est membre de la célèbre Académie de l’Arcadie, cercle littéraire et artistique dont il abrite les réunions dans ses propriétés. Récent héritier d’une importante fortune, il organise depuis 1707 des exécutions privées de cantates et d’oratorios au cours des dimanches du Carême dans sa somptueuse résidence romaine, le palais Bonnelli. Or cette même année, le Caro Sassone avait composé un premier oratorio, Il Trionfo del Tempo e del Disinganno, sur un livret du cardinal Pamphili, qui avait été représenté dans le palais du cardinal Pietro Ottoboni. Ce premier succès (et peut-être aussi une certaine émulation entre aristocrates romains, toujours prompt à rivaliser de prestige…) a sans doute contribué à décider le riche marquis à financer la commande et la création de cette œuvre de grand format (près de deux heures de musique) l’année suivante. Lors du Carême 1708, la création de La Resurrezione di Nostro Signor Gesù Cristo, le dimanche de Pâques 8 avril, constitue le point culminant de ce cycle musical et religieux. Celui-ci s’inscrit dans la lignée des représentations privées d’œuvres lyriques suscitées à Rome par de riches aristocrates dès le siècle précédent (voir notre chronique). Les conditions de cette création étaient en effet proches de celles d’un opéra (dont les représentations étaient alors en principe interdites dans la Ville Eternelle) : un théâtre provisoire avait été aménagé au premier étage du palais, une grande toile peinte ornait le fond de la scène, des rafraîchissements et des pâtisseries étaient servis dans une salle attenante du palais, des livrets avaient été imprimés en grand nombre… L’orchestre rassemblait un nombre de musiciens considérable pour l’époque : plus d’une quarantaine (probablement le plus grand nombre d’instrumentistes dont Haendel ait pu disposer durant toute sa carrière musicale), dont vingt-et-un violons (emmenés par Arcangelo Corelli), tandis que le compositeur dirigeait probablement depuis son clavecin. La soprano Margherita Durastanti, qui rejoindra plus tard Haendel à Londres, chantait le rôle de Marie-Madeleine. Cette présence féminine enfreignait toutefois l’interdit pontifical à l’encontre de la présence des femmes sur scène : pour la seconde représentation, qui eut lieu le lundi de Pâques, elle fut remplacée par un castrat (des castrats assuraient également les rôles de L’Ange et de Marie Cléophas).
Le livret de l’oratorio avait été fourni par le poète et librettiste romain Carlo Sigismondo Capece (1652-1728), également membre de l’Académie de l’Arcadie. Son texte nous conduit de la mise au tombeau du Christ à sa résurrection. L’action se déroule sur deux jours consécutifs, qui correspondent aux deux parties de l’oratorio. Elle mêle habilement les joutes symboliques et vigoureuses de L’Ange et de Lucifer avec les scènes plus intimes et sensibles de la désolation des deux Marie devant la mort du Christ, avant que Saint Jean leur rappelle sa promesse de résurrection, que leur confirmera L’Ange devant le tombeau vide de Jésus. Elle offre au compositeur l’occasion de caractériser des scènes très différentes, en mobilisant la riche palette orchestrale dont il disposait. Selon une démarche alors courante et que Haendel poursuivra durant toute sa carrière, le compositeur réemploie pour cet oratorio plusieurs airs issus de ses précédentes cantates romaines, de même qu’il réemploiera plus tard de nombreux airs de La Resurrezione dans ses œuvres profanes ou sacrées.
Au terme d’une ouverture où les vents et les cordes des Arts Florissants rivalisent de finesse et d’élégance, Julie Roset lance pleine d’allégresse et avec autorité le célèbre Disserrati, o porte d’Averno depuis la chaire de la cathédrale, où une habile mise en espace l’a placée. Les ornements de la reprise sont particulièrement ébouriffants. Dans les vigoureux échanges qui suivent, elle agrémente sa victoire d’une commisération narquoise qui redouble la rage de Lucifer (Christopher Purves). Soulignons aussi ses jolis ornements perlés et la qualité de sa diction dans l’air lent D’amor fu consiglio (appuyé d’un éblouissant solo d’Emmanuel Resche-Caserta au violon), ainsi que son expressivité dans le long récitatif (Uscite, pur uscite) qui précède le chœur final de la première partie (Il Nume vincitor). Dans la seconde partie, elle écrase à nouveau Lucifer de son triomphe lors du vigoureux duo Impedirlo io saprò/ Duro il cimento, et ses ornements dans le Se per colpa enchantent nos oreilles. Face à elle, Christopher Purves incarne avec beaucoup d’engagement ce Lucifer vaincu qui rumine sa défaite et tente de reprendre l’avantage. Refusant avec force dans un premier temps d’admettre sa défaite (Caddi, è ver), il développe des graves caverneux pour rassembler à ses côtés les monstres de l’Enfer (O voi dell’Erebo). Les échanges teintés de complicité entre les deux interprètes mettent admirablement en valeur les aspects théâtraux de l’œuvre.
Ana Vieira Leite incarne avec brio et sensibilité le rôle de Marie-Madeleine, écrit pour la Durastanti. Nous avons particulièrement apprécié l’élégance de son phrasé et ses ornements scintillants, tant dans les airs lents (comme le Ferma l’ali de la première partie) que dans le ferme Per me già di morire de la seconde partie, où elle renouvelle la proclamation de sa foi. La jeune soprano portugaise confirme ici encore son talent, annonciateur d’une carrière prometteuse.
Dans le rôle de Marie Cléophas, Lucile Richardot déploie une riche expressivité vocale et gestuelle dans la gamme des sentiments. Son Piangete, si, piangete est incomparable d’émotion et de douleur, le duo avec Madeleine qui évoque le Christ mort (Dolci chiodi/ Cara effigie) est proprement poignant. A l’inverse, dans le joyeux Augeletti, ruscelletti, elle nous communique avec force la joie de l’espérance. Retenons aussi le vigoureux Naufragando va per l’onde, dans lequel son timbre impérieux s’impose avec sérénité face au tutti de l’orchestre.
Si Cyril Auvity (Saint Jean l’Evangéliste) a un rôle assez court, il brille tout particulièrement dans les airs Cosi la tortorella (relayé par le solo du traverso soyeux de Bastien Ferraris) et Ecco il sol, aux ornements solaires.
Partageant avec les chanteurs l’espace étroit du chœur de la cathédrale, les instrumentistes des Arts Florissants, sous la direction de Paul Agnew, montrent une extrême précision dans les attaques des différents pupitres sollicités par cette partition foisonnante. Cette grande maîtrise technique est mise au service d’une ligne orchestrale fluide et expressive, étroitement coordonnée avec les chanteurs. Rappelons aussi les magnifiques solos instrumentaux qui accompagnent plusieurs airs, impeccablement exécutés.
Ravi, le public qui emplissait ce soir-là la cathédrale a salué ce concert d’ouverture par des applaudissements debout, et plusieurs rappels.

