Messe en si – Bach

Bach aux étoiles : la Messe en si mineur illumine Verbier

Il fallait bien le décor des Alpes valaisannes, un ciel zébré d’éclairs et la pluie martelant les toits pour accueillir la Messe en si mineur de Bach. À Verbier, tout concourt à l’oubli du temps : la verticalité des cimes, la lumière qui change à chaque minute, et cette Salle des Combins, pavillon de bois et de verre qui surgit chaque été avant de disparaître. Écrin provisoire pour une œuvre d’éternité : paradoxe ou image parfaite ? Peut-être la seule qui convienne à ce monument où l’humanité a mis tout ce qu’elle savait d’harmonie et de mystère.

Ce soir, il y avait dans l’air une tension presque physique. D’autant plus que l’homme qui allait sculpter cette cathédrale sonore aurait pu être ailleurs : à Athènes, où il répétait Pompeo Magno de Cavalli pour Bayreuth, univers baroque chatoyant, théâtre d’intrigues et de voluptés. Leonardo García Alarcón a laissé derrière lui les ors vénitiens pour les cimes suisses, troquant les fastes de Cavalli pour deux jours de répétitions sur le testament bachien. Une traversée vertigineuse, mais sans rupture : « Cavalli, Haendel, Bach parlent le même langage – celui des passions humaines », confiait-il en entretien le jour même avant de monter sur scène.

Depuis ma première venue à Verbier, il y a sept ans, lorsque Kissin trônait en star absolue et que Gergiev imposait encore son empire, le festival a changé sans rien perdre de son audace. C’est toujours la même atmosphère : cosmopolite, vibrante, ce mélange d’excellence et de proximité qui fait tomber les barrières entre générations et styles. Ici, on croise un pianiste de 23 ans au détour d’un chalet, un baryton en plein échauffement devant une vitrine de fromages. Ici, les sommets sont doubles : de neige et de musique.

La Messe en si mineur, elle, ne change pas. Ou plutôt : elle change à chaque écoute. Hans Georg Nägeli la disait « la plus grande composition musicale de tous les temps et de tous les pays ». Emil Cioran ajoutait : « Si quelqu’un devait tout à Bach, c’était bien Dieu ». Carl Sagan, lui, plaça un fragment de Bach dans le message gravé sur les sondes Voyager, quittant notre système solaire pour l’éternité. « Si nous devions envoyer une carte de visite de l’humanité, qu’elle contienne Bach. Et encore, ce serait se vanter. » Ce soir, devant les images cosmiques projetées sur l’écran monumental qui s’embrasait derrière l’orchestre, cette phrase reprenait sens. Comme si cette messe, écrite à Leipzig pour un prince saxon, s’adressait aux galaxies.

Le rideau ne s’ouvre pas – car il n’y en a pas. Car la scénographie, audacieuse, liait ciel et son : nébuleuses, constellations, spirales stellaires surgissaient, métamorphosées par intelligence artificielle. L’idée était simple, mais bouleversante : dire que la polyphonie de Bach est une architecture cosmique. Et lorsque s’éleva le premier Kyrie, le silence de la salle devint une matière palpable. Deux chœurs spatialisés parmi le parterre se répondaient comme des astres jumeaux. On ne « recevait » pas la musique : on la traversait. Dans le Christe eleison, un frisson madrigalesque. Puis, soudain, le jaillissement solaire du Gloria : trompettes éclatantes, cordes souples, chœur suspendu entre jubilation et prière.

Il fallait un chef pour orchestrer ce vertige. Alarcón dirigeait sans partition. Tout est en lui depuis Bariloche, où il découvrit Bach enfant, face aux lacs glacés et au silence des montagnes de la Patagonie argentine. Son geste ? Souple, ample, mais d’une précision d’orfèvre. Une main sculpte les dynamiques, l’autre module l’espace. Il respire avec la fugue, donne aux strette leur urgence sans dureté, aux arias leur tendresse sans mièvrerie. Rien de muséal : la vie partout.

Et quelle distribution ! Ying Fang, cristal suspendu, et Alice Coote, mezzo tellurique, fondent leurs timbres dans un Et in unum Dominum ciselé comme une miniature. Muse du chef, Mariana Flores illumine le Laudamus Te de vocalises perlées. Bernard Richter, ténor solaire, modèle l’Et in Spiritum Sanctum avec un legato ductile, presque mozartien. Benjamin Appl, baryton profond, sculpte le Quoniam comme un bas-relief sonore, entouré d’un trio de cors et basson d’une noblesse rustique. Puis vient ce moment suspendu : le Benedictus. Alarcón s’assoit en tailleur, cède la scène à la flûte et à Richter. Geste d’humilité, silence sacré. La musique ne s’entend plus : elle se respire.

Enfin, l’ultime choral : Dona nobis pacem. Trois mots qui sonnent comme un viatique dans ce monde fragmenté. Ovation debout, tonnerre d’applaudissements. Et soudain, miracle : le bis. Oui, ils rejouent le Dona nobis pacem, mais comme un souffle, un murmure universel. Une prière pour notre temps.

Et Verbier, dans tout cela ? C’est cette alchimie rare qui permet à de tels instants d’advenir. Deux jours avant, la Salle des Combins résonnait des éclats véristes : Bryn Terfel cabotinait avec gourmandise dans Gianni Schicchi avant de plonger dans la tragédie de Cavalleria Rusticana, porté par des projections siciliennes et le martèlement de la pluie, acoustique primitive ajoutée au drame. Le matin, Roman Borisov – 23 ans – distillait un Medtner lumineux et un Bolcom syncopé dans l’église baignée de clarté, avant un bis tendre, Canzona serenata. La veille, Benjamin Appl confiait son hommage à Dietrich Fischer-Dieskau, entre lieders et mémoires privés partagés devant son autoportrait. Plus tard, au cinéma, le groove incandescent de The Amy Winehouse Band embrasait la nuit. Voilà Verbier : un kaléidoscope où la fugue croise la pop, où la cantate tutoie le jazz, où la jeunesse apprend son métier à deux pas des maîtres.

En sortant, la pluie avait cessé. Les cimes laissaient percer un fragment de ciel. Je me suis souvenu de ma première venue ; déjà Verbier me paraissait un monde à part. Ce soir, sous ces étoiles retrouvées, il me semblait que la phrase de Carl Sagan s’écrivait en musique : nous avons envoyé Bach, et c’est encore peu dire. Dona nobis pacem – donne-nous la paix. Plus qu’un bis : un appel à l’humanité.

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