Marchand – Arakélian

Louis Marchand, l’original

Si au Grand Siècle, la figure de Louis Marchand dominait de sa stature le milieu des organistes, celle-ci semble de nos jours relativement moins fréquentée que celles de ses contemporains François Couperin ou Nicolas de Grigny. Peut-être la cohérence dont les livres d’orgue du parisien et du rémois sont marqués facilite-t-elle davantage l’accès à leurs pages. On aurait cependant tort de bouder les fulgurances et les traits de génie d’un compositeur au tempérament de feu. Emmanuel Arakélian a donc eu la main particulièrement heureuse en choisissant les pièces du flamboyant lyonnais, pour une entrée des plus remarquables par un enregistrement qui ne pourra que faire date, tant sa réalisation est marquée de bout en bout du sceau de l’excellence.

Emmanuel Arakélian a ciselé cet opus avec un soin d’orfèvre, réunissant non seulement un programme qui, en quatre-vingts minutes, dresse un grandiose panorama de l’œuvre de Marchand mais dotant également celui-ci d’une notice aussi sensible qu’instructive sur un compositeur tout auréolé de mystères et de légendes. Et pour servir son projet, il mobilise les deux plus beaux instruments qui soient : le prodigieux orgue Isnard (1774) dont il est l’heureux titulaire, à savoir celui de la Basilique Sainte-Marie-Madeleine de Saint-Maximin-La-Sainte-Baume d’une part et d’autre part le singulier clavecin du Château d’Assas avec lequel Scott Ross entretint une véritable relation d’amour. La juxtaposition des deux instruments est rarement réussie au disque, l’instrument à tuyaux écrasant trop souvent celui à cordes pincées. Il n’en est rien ici, la prise de son d’Hugues Deschaux se jouant avec maestria de tous les écueils techniques pour magnifier les sonorités et les restituer avec un grand naturel. Mieux encore, ceci nous invite à suivre Emmanuel Arakélian de façon encore plus confiante dans son projet : écouter tour à tour le grand Marchand de sa tribune, dans la sphère sociale, pour nous mener ensuite à celle plus intime de son intérieur, au salon.

D’emblée, on est frappé par le panache du Grand Dialogue en Ut majeur qui s’affiche crânement avec un sens inné de la grandeur. Offrant des réminiscences avec l’Offerte d’André Raison Vive le Roy des Parisiens (1687) – on se souvient de l’illustre Pierre Bardon sur le même instrument ! – et l’Offertoire sur les Grands Jeux de la Messe pour les Paroisses de Couperin (1690), cette page, au souffle puissant surclasse par son ampleur (268 mesures) ses devancières, tout en en reprenant les procédés : oppositions de timbres et de jeux sur les différents claviers, comme si plusieurs chœurs d’instruments ou de voix se répondaient. L’épisode central, assombri en ut mineur, offre un temps de recueillement entre les volets extrêmes tout entiers consacrés à la jubilation.

Après cette puissante entrée en matière, c’est à l’intimité de s’exprimer. Le Premier Livre de clavecin se compose d’une unique Suite en ré mineur s’ouvrant par un grave Prélude, qui ne déparerait pas à l’orgue. Ses belles envolées permettent d’afficher autant une virtuosité digitale qu’une expressivité intense (le gémissement de la mesure 42). L’Allemande déploie sa noble gravité avec une majesté intérieure, quand la paire de Courantes s’anime avec une infinie souplesse, sans la moindre brutalité. Quel beau toucher ! La Sarabande nous projette dans un univers empreint de nostalgie (on comprend les affinités de Rameau avec Marchand !), où le clavecin d’Assas offre des graves d’une beauté incomparable, nous invitant à soupirer et languir (mesure 28 avec cette quinte augmentée). On aura rarement entendu un Marchand aussi tendre. Cet homme à l’orgueil luciférien avait-il donc un cœur ? Emmanuel Arakélian nous en convainc sans l’ombre d’un doute. La Gigue nous fait songer à Jacquet de la Guerre par sa sobriété un peu austère. Elle contraste avec la Chaconne, somptueuse et riche, variée dans ses couplets quand son rondeau vient réaffirmer de façon réitérée sa sombre fierté : une sorte d’autoportrait du compositeur en somme. Les galanteries finales, Gavotte et Menuet, viennent conclure cette suite sans la moindre esbroufe mais une grâce indéniable.

De retour à la tribune pour aborder des extraits du Deuxième livre, notre organiste y a puisé avec une rare intelligence de quoi constituer un impressionnant triptyque. C’est tout d’abord un Grand-jeu en ut majeur aux traits lullystes, dansant à souhait sur sa mesure à trois temps et ses dialogues incessants entre le grand jeu et le positif avant qu’une majestueuse péroraison à deux temps ne vienne nous éblouir avec un emprunt à la sous-dominante faisant surgir une magnifique neuvième (mesure 45) pour se résoudre avec superbe. Changement d’éclairage soudain avec l’extraordinaire Fond d’orgue en mi mineur, plein de mystère : chromatismes, accords augmentés, suspensions, tout concourt ici à magnifier l’intériorité d’une telle page, plongeant l’auditeur (le fidèle) dans une méditation insondable. Puis éclate, non sans véhémence, l’envoûtant Dialogue en rondo – en la mineur- , un Grand jeu où la somptuosité harmonique (ah cette 9e, mesure 6 !) pare le refrain d’une beauté hiératique tandis que les couplets semblent virevolter, d’abord à la main droite (1er récit), puis à la main gauche (2e récit), avant qu’un dernier volet à trois temps ne vienne s’établir sur un dialogue de plus en plus serré entre positif et grand jeu pour conclure sur un La majeur solaire. Quel sens du discours, quelle éloquence chez Marchand et quelle compréhension de chaque geste et chaque intention chez Emmanuel Arakélian !

Mais avant de se confier à nouveau au clavecin, notre organiste livre une nouvelle bataille : celle consistant à affronter le terrible Quatuor du Premier Livre. Si certains ont pu parfois affronter seuls cette rareté de l’orgue français, le titulaire de St Maximin trouve ici en Louis Alix un solide allié pour restituer cette page étonnante, se conformant en cela aux usages de l’époque. Le magnifique contrepoint, serré et tendu, de cette page absolument hors normes dispense ses trésors d’ingéniosité et d’expression avec une rare souplesse. Il semble que Marchand ait voulu ici montrer la possibilité pour l’orgue de rivaliser avec certaines des pages vocales issues des grands motets de ses confrères de la Chapelle Royale de Versailles. La Fugue en fa majeur du Deuxième livre rutile et propulse son sujet ascendant vers le ciel avec de saisissantes entrées (mesures 12 et 17) puisant leur force dans les entrailles de la terre et conclure sereinement, agrémentée d’une sorte de deuxième sujet descendant autorisant quelques légers chromatismes du plus bel effet.

Le retour au salon offre une pause subtile après les émois provoqués par un tel faste. La deuxième suite pour clavecin en sol mineur s’ouvre sur un magnifique Prélude non mesuré conforme à l’héritage des Louis Couperin, Jean-Henry d’Anglebert ou Gaspard Le Roux et qui devait pousser Rameau à ouvrir son Premier Livre (1706) par une page analogue, sans doute en hommage à Marchand qu’il se plaisait à aller écouter. L’Allemande sonne plus féminine que sa sœur aînée, mais sans doute aussi parce que sa facture est plus légère. On y appréciera la délicatesse des reprises ornées où Emmanuel Arakélian fait preuve d’un goût absolument exquis. La Courante fait montre des mêmes qualités. La Sarabande semble s’offrir comme une réminiscence des Songes agréables de l’Atys de Lully auquel elle emprunte son doux et suave balancement. La petite reprise, telle un écho, poursuit l’enchantement de celle très agrémentée de la deuxième partie (voilà qui rappelle les ornements inouïs de La Majestueuse de Couperin, d’ailleurs dans la même tonalité). La Gigue sonne de façon robuste et fière, enrichie d’ornements quand la Gavotte sautille avec le sourire de ses cascatelles de croches liées deux par deux. Quant aux Menuets, leur babillage semble par sa grâce enfantine annoncer Dandrieu.

La Suite en ré, extraite du Premier Livre, édité de façon posthume en 1740 constitue le volet conclusif de cet album haut en couleurs. « Grave et dévote », cette suite livre bon nombre de chefs-d’œuvre de Marchand. Le grandiose Plein-jeu à 6 requiert une double partie de pédale, une première en France à l’époque, témoignant du caractère ô combien audacieux du compositeur. Le grand trait des mesures 37 et 38 est saisissant. Celui-ci débouche sur une pédale de dominante aboutissant à une conclusion avec tierce picarde, illuminant le dernier accord d’une pièce d’allure sombre et assez terrible par la densité de son contrepoint. Ici comme ailleurs, Emmanuel Arakélian convainc tout particulièrement par une lisibilité confondante des parties, permettant de jouir pleinement de l’écriture fabuleuse de cet exorde (et bravo encore une fois à l’ingénieur du son, dont la captation est prodigieuse de réalisme). Dotée d’un sujet plein d’affliction (une gamme descendante), la fugue qui suit impressionne par sa rigueur tout autant que ses accidents harmoniques (mesures 24, 29 et 33 notamment). Le Trio, solidement développé, charme par son ambivalence, mêlant légèreté et gravité. La Basse de Trompette témoigne d’une belle vélocité, animée par d’incessants dialogues avec le cornet et de virtuoses traits en doubles croches à la main gauche dont l’écriture évoque la viole de gambe (notes répétées, arpèges, grands sauts).

Après de tels assauts, le récit de Tierce en Taille adopte un caractère aussi orant qu’éloquent. Sa première partie évolue de la tonique à la dominante mineure (la) dans un climat assez lourd pour connaître un nouvel éclairage en fa majeur qu’accompagne un immense trait en gammes puisant sa source dans l’abîme pour s’élever vers le ciel (tel un envol de l’âme sauvée par la rédemption). La modulation qui s’opère (mesure 29 avec son mi bémol frémissant et ce qui suit mes. 31,32,33 !) crée un durable émerveillement, entretenu par la façon dont Emmanuel Arakélian déclame véritablement cette oraison d’une incroyable facture. Le Récit prolonge par sa douceur cette atmosphère de prière sincère (qui semble en voie d’être exaucée par sa discrète allégresse de son passage à trois temps), mais cette fois, habitée d’un esprit solitaire quand le récit précédent accompagnait la supplique de l’église assemblée. Le Duo s’établit en trois sections pouvant faire songer à certaines pages des sonates de Couperin. Le début emprunte à la gavotte, quand le passage à 2 presse le mouvement non sans humour pour se briser sur une cadence rompue (mesure 39, Plus doucement et louré) saisissante, la basse alors descendant chromatiquement et amorçant quelques traits italianisants (accords brisés) avant de conclure avec une noblesse toute française. Le Fond d’orgue, malgré sa concision, frappe par son extrême profondeur. Marchand y déploie à nouveau sa science harmonique : septièmes, neuvièmes, tritons y abondent, nous troublant à chaque instant.

Le flamboyant Dialogue final constitue une sorte d’apothéose particulièrement spectaculaire. Son grave introductif est extrêmement tendu dans ses harmonies générant, par leurs retards, leurs chromatismes aux parties intermédiaires et quelques fausses relations, maint frissons. Son épisode central à trois temps, et allégeant la texture à un trio, rend hommage à Lully, puis prépare sa péroraison par de mémorables effets d’écho pour s’achever en quelques mesures larges par un rayonnant accord de ré majeur, comblant à nouveau l’auditeur.

Emmanuel Arakélian fait donc une entrée éblouissante avec ce premier album soliste. Aussi habile à l’orgue qu’au clavecin, il offre ici un portrait de Louis Marchand extraordinairement vivant qui nous convainc autant qu’il nous touche et nous invite à croire sur parole les propos de Titon du Tillet, qui déclarait dans son Parnasse Français (1732) : « Effectivement on peut dire qu’il a été le plus grand organiste qu’il y ait jamais eu pour le toucher, et que ses mains ont toujours fourni à tout ce que son beau génie produisait ».

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