Compte tenu de l’intérêt des éléments rapportés par Huguette Gémy-Chauliac, claveciniste pionnière dans la redécouverte du répertoire baroque et qui a côtoyé de nombreux interprètes célèbres au cours de sa longue carrière, nous sommes heureux de publier dans nos colonnes cet entretien réalisé par Cédric Costantino et Emmanuel Desestré et destiné initialement au site culturel Le ventre et l’oreille, avec leur aimable autorisation.
Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : Vous disiez que vous préfériez de loin Louis Couperin à son neveu ?
Huguette Grémy-Chauliac : Sans désavouer François, que j’admire tant, j’avoue avoir un grand faible pour Louis Couperin, son oncle, tellement novateur en son temps. Disons que, dans la musique du XVIIe, vous avez des hardiesses étonnantes, chez Louis, que vous ne retrouvez absolument pas au XVIIIe siècle. La musique du XVIIe est plus moderne, entre guillemets. J’ai trouvé, dans ses préludes non mesurés, des enchaînements qu’on ne trouverait pas avant Fauré.
Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : Est-ce que vous pourriez nous donner à entendre cela ?
(Huguette Grémy-Chauliac interprète la Piémontaise de Louis Couperin)
Huguette Grémy-Chauliac : Ces beautés profondes que vous venez d’entendre sont propres à ce siècle… la musique y est encore à usage chorégraphique et la danse est reine : le XVIIIe siècle, par contre, est majoritairement descriptif, surtout en France. Tout y passe, sentiments, portraits même des objets (un réveil matin) et la musique s’y veut charmante. Mais elle n’a pas la profondeur de la musique du XVIIe. J’ai une passion pour le XVIIe, pour son évolution fabuleuse en tout domaine, que ce soient les philosophes, que ce soient les grands hommes, vraiment extraordinaires, les grands découvreurs, tels Newton, tout ce qui se passe en ce siècle me semble le fait d’un siècle clef.
Je reconnais que cette musique-là m’a toujours passionnée… D’ailleurs, dans mon premier disque en 1969 paru chez Pathé-Marconi, j’ai fait les premiers enregistrements de Louis Couperin, Jacques Hardel, Gaspard Leroux, Élisabeth Jacquet de la Guerre. Maintenant, Alexandre Tharaud joue du Louis Couperin au piano ! Ça, j’avoue, que cela me fait plaisir. Il faut vous dire que, lorsque je les ai découverts à la Nationale, dans les années 1960, tous ces compositeurs étaient alors inconnus.
Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : Je m’interrogeais sur une chose. Comment êtes-vous venue à la musique ?
Huguette Grémy-Chauliac : Je suis venue à la musique naturellement. À 4 ans, j’étais constamment attirée par le piano. Mes parents ont pensé alors me faire donner des leçons. Et pour moi, la musique était une part importante de ma vie : je ne pouvais pas m’en passer.
Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : Et vos parents étaient-ils musiciens ?
Huguette Grémy-Chauliac : Ils étaient tous deux mélomanes, bons chanteurs dans une chorale très sérieuse, la chorale du Sacré-Cœur, où l’on n’interprétait rien moins que des œuvres de la Renaissance difficiles, comme La bataille de Marignan de Clément Janequin (le titre de l’œuvre est : La Guerre), ce qui n’était pas courant à l’époque. Ils m’ont insufflé un tel amour de la musique, si simplement, que cela a été pour moi une évidence : je ne pouvais pas faire autrement que de poursuivre dans cette voie.
Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : Et ça a été le piano dans un premier temps…
Huguette Grémy-Chauliac : Oui, j’ai fait toutes mes études de piano et d’harmonie au Conservatoire National Supérieur de Paris, et j’ai fait tout ce qu’il fallait pour devenir pianiste, pianiste que je ne suis pas devenue, curieusement, par les contingences matérielles de la vie, et le choix de Dieu. J’ai obtenu mes prix de piano et d’harmonie en même temps et Dieu sait si cela m’avait coûté beaucoup d’efforts, parce que chaque maître me demandait dix heures de travail par jour, si bien qu’une certaine année, je n’ai pu concourir ni au piano ni à l’harmonie. Je me suis retrouvée avec une pleurite engendrant six mois de séjour à la montagne. Malgré l’année perdue, j’ai finalement obtenu mes deux prix.
Je suis ensuite restée pendant cinq années sans toucher mon piano, les circonstances de la vie ont fait que je n’avais pas la possibilité d’envisager une carrière musicale…
Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : Mais vous avez également fait l’Ecole du Louvre…
Huguette Grémy-Chauliac : En effet, j’ai fait l’Ecole du Louvre en même temps que mes études musicales (1947-1949). J’étais passionnée d’archéologie, c’était pour moi un besoin. Alors que j’étais attirée par l’art grec, l’année où je me suis inscrite à l’école du Louvre, Jean Charbonneau, au demeurant grand helléniste, commençait trois années d’art romain. Finalement, je ne les ai pas regrettées parce que c’était tout simplement captivant. Quand je voyais ces archéologues nous projeter les films de leurs fouilles : Babylone, Ur, Mari, j’étais subjuguée. Or, finalement, me retrouvant plus tard à l’aube de la restauration de nos connaissances en musique ancienne grâce au clavecin, j’ai connu cette joie de découvrir des trésors inconnus. Quand j’étais à la Nationale, j’avais le cœur qui battait. Je passais des heures et des jours à chercher des manuscrits inédits. Aussi bien musicaux que didactiques. Sur ce plan-là, le clavecin m’a apporté beaucoup plus que le piano, car au piano, il n’avait rien à découvrir, à part Hélène de Montgeroult. J’ai commencé à prendre connaissance du clavecin dans un moment magique : les premiers tâtonnements pour la recherche, aussi bien de l’interprétation que de la technique, s’amorçaient exactement dans ces années-là.
Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : Et quelle a été votre première rencontre avec le clavecin ?
Huguette Grémy-Chauliac : Curieusement, j’ai tout fait pour me consacrer au piano et je n’ai absolument pas levé le petit doigt pour être la claveciniste que j’ai été heureuse de devenir.
On aurait dit que c’était écrit, c’est sûr que je devais être claveciniste, et j’en ai été ravie. Voici l’histoire.
J’ai voulu faire plaisir au fils de ma marraine, embauché chez Vega comme preneur de son, qui voulait maîtriser sa captation avant l’enregistrement qu’il devait effectuer le lendemain sur un clavecin, et j’ai amicalement mis la main sur l’instrument concerné, instrument alors inconnu de moi : un Pleyel ! j’y jouais des préludes et fugues du Clavecin bien tempéré (Das Wohltemperierte Clavier, de J-S. Bach), pour que mon ami s’entraîne aux difficultés qu’implique un tel instrument. C’était dans les années 1958-1959, cela faisait quelques années que j’avais laissé le piano de côté. Je me retrouve devant un modèle d’instrument, le seul connu à l’époque, l’instrument inventé par Wanda Landowska, dans un but de modernité qui, finalement, n’était pas véritablement un clavecin. Il était très hybride puisqu’il possédait des claviers de piano. Barré avec du métal, il avait sept pédales. Cependant, immédiatement, j’ai éprouvé de l’intérêt et décidé d’en poursuivre l’étude pour mon propre plaisir.
Incroyablement, quelques années après, une de mes anciennes répétitrices me téléphone et me demande de participer à l’occasion d’un concert où des chefs d’orchestre étaient invités autour d’une de ses élèves qu’elle voulait faire connaître. Alors, acceptant, je participe à ce concert et joue les Kreisleriana de Schumann. Quelque temps après, je reçois un coup de fil d’un de ces chefs d’orchestre qui, par liens familiaux, avait eu vent par une de mes camarades de conservatoire que j’allais chez Pleyel exercer la pratique du clavecin. « Je sais, me dit-il, que vous êtes devenue claveciniste, j’ai besoin d’une claveciniste, je vous ai entendu comme pianiste, et vous demande si vous voulez bien intégrer mon orchestre. »
Mon mari m’y a encouragée et j’ai accepté. Je deviens donc la claveciniste de l’Orchestre Paul Kuentz. Un autre chef d’orchestre, Jacques Roussel, chef de l’orchestre Antiqua musica, me fait la même demande que j’ai acceptée (1961-1963) ! Déjà très attentif au clavecin, Pierre Cochereau, un grand ami du conservatoire, récemment nommé directeur du Conservatoire national de Nice, me demande aussitôt de créer sa classe de clavecin (en 1963).
Donc je n’ai rien fait, c’était ma destinée toute tracée et que je n’avais pas recherchée, indéniablement adaptée à ma personne : autant par affinité pour les siècles que représentent le clavecin, que pour ma constitution physique frêle, le clavecin demandant beaucoup de légèreté dans le touché, alors que le piano exigeait une force que j’avais acquise au prix d’un épuisement à chaque performance.
Évidemment, quelle concomitance avec le travail de gens comme Harnoncourt ! Tout de suite, j’ai embrayé, j’ai beaucoup travaillé, j’ai fait de profondes nouvelles études, parce qu’inutile de vous dire que mon Prix de piano de Paris n’était d’aucune utilité pour aborder l’univers baroque. Ce qui fut formidable c’est que j’ai pu travailler avec Antoine Geoffroy Dechaume, merveilleux musicologue, qui eut une large audience en Hollande, en Angleterre et aux États-Unis. Si bien que j’ai été une des premières à rechercher la technique si particulière du toucher du clavecin avec ses doigtés spécifiques anciens dont j’ai fait profiter immédiatement mes élèves de ma classe à Nice.
J’ai pu faire le lien, dans ma classe, avec une des choses épiques de mes études de Paris : ma passion pour l’harmonie, qui m’avait fait poursuivre, comme je l’ai dit, en même temps les deux prix, de piano et d’harmonie, au conservatoire de Paris. Je pensais que cet acquis ne servirait jamais. Mais, à peine devenue claveciniste d’orchestre, qu’est-ce que j’ai commencé à faire ? De la basse continue, évidemment. Or, pour moi, avec toutes les études d’écriture que j’avais faites, c’était absolument un jeu d’enfant ! Incroyablement à mes yeux, moi qui croyais avoir perdu mon temps, mes connaissances en harmonie devenaient essentielles. J’ai ainsi créé une des premières classes de basse chiffrée en France. Non vraiment, j’étais vraiment faite pour ça, c’est sûr. Je remercie le ciel, c’est le Seigneur qui m’a fait devenir claveciniste, et ma passion n’a jamais cessé. Ce qui m’a permis d’enseigner pendant longtemps et avec bonheur. À mon avis, une carrière de concertiste n’est pas suffisante en elle-même et il me semble indispensable d’enseigner en même temps. On apprend beaucoup en enseignant.
Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : Justement, qu’est-ce que l’enseignement a pu apporter à votre propre jeu ?
Huguette Grémy-Chauliac : C’est passionnant l’enseignement ! Si un élève vous pose la question d’un pourquoi, il faut quand même que vous puissiez répondre ! Or, il y a beaucoup de choses qui se font sans réfléchir. J’ai eu la chance d’avoir des élèves, tels Scott Ross, qui m’ont comblée. Je n’ai jamais pensé à comptabiliser le nombre de mes élèves, mais j’en ai eu beaucoup. Dans les dernières années de mon professorat, la classe était pléthorique. On avait 29 heures de classe par semaine. Et j’avais bien entendu un assistant, Dominique Guigo, d’une grande sensibilité musicale, qui me secondait efficacement, car personnellement, je ne pouvais faire que seize heures, sauf au moment des concours et des auditions où je m’occupais de tout. Donc lui débutait avec les élèves et les suivait dans une parfaite graduation pédagogique pendant plusieurs années. De plus, il allait dans les écoles avec succès, de classe en classe, muni de son virginal, et fournissait vraiment ma classe de nombreux débutants séduits par la beauté de l’instrument ! J’ai eu parfois jusqu’à 38 ou 40 élèves ! À un moment donné, j’ai dû m’arrêter parce que trop fatiguée. C’était dur à porter. Et dans les dernières années, il m’était difficile de donner des concerts. Si bien que j’ai mis fin à ma carrière de professeur de façon anticipée. Aussitôt, ma carrière de concertiste reprit de l’ampleur et il me fut plus aisé de me remettre à enregistrer des disques.

Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : À ce propos, quel genre d’élève était Scott Ross ?
Huguette Grémy-Chauliac : Il venait d’Amérique, Pierre Cochereau l’aiguilla vers ma classe. Scott l’intégra donc à 14 ans. Lorsqu’il mit les mains sur le clavier, j’ai été sidérée par la raideur extrême de ses doigts soudés à son épaule. J’ai compris pourquoi : très jeune, il avait contracté la poliomyélite qui engendre toujours cette raideur des bras et un déhanchement de la marche, léger déhanchement qu’il garda toute sa vie. Je me suis attelée tout d’abord à résoudre ses problèmes de manque de souplesse, lui faisant pratiquer beaucoup de gymnastique, d’exercices d’assouplissement, dont il s’est acquitté, bien qu’adolescent, avec un acharnement confondant, prouvant son fort caractère studieux : pour travailler davantage, il se faisait enfermer la nuit dans le conservatoire, une habitude qu’il a toujours cultivée par la suite. En trois mois de temps, sa raideur avait disparu. À son premier examen en fin d’année, il réussit à obtenir sa récompense à l’unanimité avec félicitations du jury. Il obtint son premier prix trois ans après de la même manière : unanimité et félicitations du jury ! Le laisser partir me contrariait beaucoup parce que j’estimais avoir encore énormément à lui enseigner. Aussi j’ai demandé à mon directeur, Pierre Cochereau, s’il était possible de lui permettre de rester un an de plus. Ce dernier eut la gentillesse de lui permettre de rester en créant un nouveau prix. Donc, je l’ai fait travailler quatre ans et je l’ai quitté avec beaucoup de regret. Quand il est parti, alors qu’il était arrivé débutant, je peux dire qu’il était vraiment proche d’un niveau international. Deux ans après en 1971, il obtint le Premier prix de Bruges, jamais obtenu avant lui, tant le jury était célèbre pour être exigeant.
Travailler comme lui était héroïque. La plupart du temps, quand un élève est doué, il se complaît dans ses facilités et estime qu’il n’a pas besoin de beaucoup travailler : les dons suffisent… Le travail de Scott a quant à lui produit des résultats inouïs. Quel bonheur pour un professeur d’avoir un tel élève ! Je pense que beaucoup de professeurs, de leur vie, ne rencontreront jamais une perle rare comme Scott : si doué et en même temps si courageux.
Nous avons souvent eu l’occasion de donner des concerts ensemble et, pour moi, c’était un réel bonheur, j’avais l’impression de jouer avec un second moi-même. Nous n’avions pas besoin de beaucoup répéter, tout allait de soi…
Malheureusement d’ailleurs, un concert était prévu au Musée Chagall en juillet 1989 et il est parti en juin 1989. Quel chagrin. Son départ : bien trop tôt ! Il avait fait montre d’une énorme productivité, mais il avait encore tant à dire… disparu depuis 35 ans, il faut souligner qu’il est toujours présent dans le monde musical actuel.
Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : Vous avez défendu des compositeurs qui sont extraordinaires. Et puis la cause des femmes aussi ?
Huguette Grémy-Chauliac : Certes ! Élisabeth Jacquet de la Guerre… dont le génie se suffit à lui-même. La cause des femmes se défend d’elle-même. C’est de musique qu’il est question : je n’ai pratiquement jamais enregistré d’autres œuvres que celles de compositeurs inconnus, exaltée que je fus constamment par la recherche. J’ai toujours préféré mettre en exergue des découvertes dignes d’intérêt.
Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : Vous étiez la première à enregistrer beaucoup de compositeurs ?
Huguette Grémy-Chauliac : J’ai enregistré Louis Couperin, Jacques Hardel, Charles Dieupart, Gaspard Leroux et Élisabeth Jacquet de la Guerre en les sortant de l’oubli dans mon premier disque enregistré en 1968 chez Pathé Marconi ; j’ai été dans les premières à enregistrer Marchand et Clérambault. Si les compositeurs étaient connus, l’intégrale de clavecin de Buxtehude fut une découverte à l’époque, de même que l’Hexacordum Apollinis de Pachelbel. Personne ne se doutait que la Water Music de Haendel existait transcrite par l’auteur en 1747.
Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : Formidable ! Et comment avez-vous eu l’idée, en 1972, d’enregistrer des sonates de Beethoven sur un clavecin historique ?
Huguette Grémy-Chauliac : J’en ai eu l’idée parce que je savais que Beethoven avait écrit ses sonates à la fin du XVIIIe. Je possédais le bon clavecin : une magnifique copie neuve d’un instrument historique réalisée par Hubert Bedard en 1969, qui était muni de plectres en peau de buffle, dont la mollesse du cuir rendait exactement l’effet d’imitation du pianoforte ; or l’original, un Ruckers de 1646 ravalé par Taskin en 1780, se retrouvait avec une peau de buffle âgée de trois cents ans, forcément très dure. Donc, sur la copie, jouer Beethoven n’était pas hérétique.
Je savais que Beethoven fut d’abord claveciniste pendant quelques années, élève de Christian Gottlob Neefe, lui-même élève de Carl Philipp Emanuel Bach, mais cela fut de courte durée. Même devenu pianiste, il a quand même écrit ses sonates pour pianoforte ou (clavi)cembalo. Parce qu’à la fin du XVIIIe, je pense, on cherchait à vendre plus en mentionnant les deux instruments : il y avait très peu de pianoforte, et beaucoup de clavecinistes qui possédaient encore d’admirables instruments ravalés.
Je pense que si ,dans la réédition de l’opus 2, le mot clavecin apparaît toujours, alors que les pianoforte commencent à se répandre davantage, c’est que Beethoven n’était pas contre la persistance de l’instrument.
Et cet enregistrement est sorti en 1972. En ce temps où cela pouvait passer pour une gageure, ce disque a été finalement très bien accueilli, et a perduré au catalogue Decca. Maintenant le retour à l’historicité est si complet que beaucoup de pianistes préfèrent jouer ces sonates sur les copies, voire les originaux de pianoforte.

Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : Mais revenons à l’extraordinaire Élisabeth Jacquet de La Guerre, comment vous vous y êtes intéressée ?
Huguette Grémy-Chauliac : J’ai découvert son existence à la Bibliothèque Nationale dans un recueil manuscrit illisible à l’encre particulièrement jaunie. À l’époque, personne n’en avait entendu parler. Quand j’avais la chance de tomber sur des pépites, imaginez mon exaltation ! Nous avions acheté un appartement, rue de Richelieu, juste à côté de la Nationale pour faciliter mes recherches. Lorsque j’allais à Paris pour donner des concerts, je gardais toujours une journée pour pouvoir y aller. Donc, habitant tout à côté, je me précipitais là et j’étais si fébrile ! Oh là là ! Je passais des moments vraiment extraordinaires ! Ce n’était pas facile à l’époque, nous sommes dans les années soixante : il fallait faire photographier, ce qui était alors très onéreux, je me rappelle la taille du Manuscrit Bauyn !
Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : Pour parler encore des femmes, je m’interrogeais tout à l’heure. Dans la classe d’Yves Nat, y en avait-il beaucoup à l’époque ?
Huguette Grémy-Chauliac : Ah oui, et même les filles étaient en majorité ! Mais je profite de votre évocation de sa classe pour rendre hommage à Yves Nat : c’était un grand monsieur, vraiment quelqu’un d’admirable, son enseignement par l’exemple m’a convenu parfaitement et marqué pour la vie. Oui j’ai beaucoup apprécié son enseignement. Il était connu dans le monde entier. Ayant toujours à lutter contre le trac dont il ne s’est jamais départi, ce qui n’entacha jamais ses mémorables exécutions, il limitait ses apparitions en public. Mais, quand on ne se produit pas très souvent, chaque récital constitue un Everest.
J’ai eu en revanche la chance, à un certain moment, de donner une grande quantité de concerts ! Des concerts-conférences, sous l’égide du corps d’animateurs musicaux institué par André Malraux. Chaque région de France en était dotée. Lesquelles avaient pour but d’amener la musique là où on ne l’entendait jamais. Jouaient une pléiade d’interprètes : des trios, des quatuors, des orchestres de chambre, et puis, bien sûr, des pianistes, harpistes et clavecinistes. Et je me suis trouvée à être donc employée par l’animateur de l’Île-de-France, où j’ai fait énormément de concerts dans des endroits les plus invraisemblables, atteignant de petits pays, à l’intérieur d’usines, au sein d’hôpitaux psychiatriques. On allait trouver les gens là où ils étaient, ils étaient étonnés d’entendre une musique inconnue pour eux et toujours accueillants. C’était passionnant, mais cela n’a malheureusement duré que quelques années, les animateurs ont ensuite disparu.
Un jour, je me rappellerai toujours d’avoir été abordée dans une usine par un ouvrier coiffé d’une petite casquette, me disant : « Madame, jamais je n’aurais pensé prendre autant de plaisir à vous entendre. » j’avoue que les compliments de cet homme m’ont remplie de joie, probablement plus que les applaudissements connaisseurs de la salle Gaveau.
J’ai été marquée par le directeur de l’hôpital psychiatrique à Clermont-de-l’Oise, hôpital de mille malades : il était un médecin extrêmement mélomane, voire même un amateur très éclairé : bizarrement, je vous parle des années soixante-dix, il avait déjà des notions de musique ancienne : cela est incroyable. Lorsqu’il a eu connaissance des belles actions des fameux animateurs dans sa région, il les a demandés pour que des saisons musicales aient lieu à l’intérieur même de son établissement, estimant que la musique pouvait faire beaucoup pour ses malades.
En amont, il avait déjà essayé l’audition des CD qui n’avait pas eu d’impact sur eux, les laissant indifférents. Il avait compris que ce n’était pas la bonne forme pour les intéresser, d’où le recours aux concerts. Ce médecin eut l’idée de capter le récital en présence des malades au magnétophone et ensuite de les réunir par petits groupes et là, ayant la mémoire de l’événement, les malades voulaient bien réécouter la musique parce qu’elle leur représentait dorénavant quelque chose de leur émotionnel.
Je suis allée trois fois de suite dans cet hôpital, trois années consécutives, car la musique du XVIIe et du XVIIIe siècle, et la sonorité du clavecin, me confessa le directeur, était la plus bénéfique pour ses malades. À ma première venue, on ne m’avait heureusement pas informée que seulement la moitié de la salle avait reçu des calmants, l’autre moitié était seulement entourée d’aides-soignants prêts à toute éventualité, bienheureusement que je ne l’ai pas su, j’ai joué sans peur ! Contre toute attente, on aurait entendu les mouches voler : ceux qui n’avaient pas de calmant ont réagi exactement comme les autres.
Après le concert, le médecin avait décidé d’un petit pot auquel ils étaient invités ; ils furent nombreux à être présents, un peu moins d’une centaine. À un moment donné, j’ai parlé avec une personne, et je voyais que le médecin nous observait. Le lendemain, quand je suis retournée chercher mon instrument, le docteur me dit « Vous avez parlé hier avec une certaine personne ? « Oui, lui dis-je, mais ce n’est pas une malade ». « Détrompez-vous, répondit-il, c’était un professeur de faculté atteint d’agoraphobie ; qu’elle soit venue déjà hier vous écouter, et ensuite qu’elle ait pris sur elle pour vous parler, de se retrouver au milieu d’une foule, alors qu’elle ne supportait pas d’être entourée de trois personnes, pour moi, c’est le début de la guérison ».
Il m’a ensuite raconté que des personnes sont allées dans des contrées lointaines, pour rencontrer des humains vierges de tout contact avec nos civilisations auxquels ils ont fait entendre toutes sortes de musiques, depuis la musique Renaissance jusqu’à la musique rock. Donc, jusqu’à la fin de notre XIXe siècle, les auditeurs ne bougèrent pas. En entendant du jazz, ils se mirent à danser. En entendant du rock, ils eurent peur pour leur vie… Et donc, moi aussi, j’ai fait vivre la beauté de la musique des XVIIe et XVIIIe à des personnes qui n’en avaient jamais entendu parler. Cette expérience de concerts en vue de la découverte culturelle, en vue de la thérapie musicale, m’a vraiment marquée.
Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : Vous avez eu de la chance, parce que les années soixante-dix ont été fécondes en expérimentations dans le domaine de la psychiatrie. Aujourd’hui, c’est quelque chose qui se fait bien moins. Toutefois, dans les années 2000, l’hôpital du Vinatier, à côté de Lyon, a hébergé des projets mêlant pratique vocale et écriture. Des concerts étaient organisés à l’intérieur de l’établissement, ouverts au public extérieur. Dans la salle, on avait des malades et des gens de l’extérieur qui venaient écouter de la musique chorale. C’était extrêmement intéressant, mais ça a été difficile à mettre en œuvre, notamment vis-à-vis des gens dits normaux. La maladie mentale fait peur.
Huguette Grémy-Chauliac : J’en garde un bon souvenir.
Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : Je pense qu’il y a un point important, dont on n’a pas parlé, c’est le retour aux instruments anciens et des facteurs de clavecins !
Huguette Grémy-Chauliac : Le premier facteur de clavecins qui a fait renaître tous les instruments anciens du conservatoire, c’est le grand Hubert Bédard, directeur de l’atelier de restauration des instruments du musée du conservatoire de Paris. La généreuse comtesse Geneviève de Chambure, conservatrice de ce musée, avait une très grande collection personnelle de clavecins qui était d’ailleurs déposée au conservatoire, au musée, mais dont les instruments ne parlaient pas.
Madame de Chambure fit ainsi venir un facteur de clavecin canadien, génie de la facture ancienne, parce que, jusqu’à ce moment-là, il n’y avait pas de spécialistes historiquement informés. Et Hubert Bedard a fait reparler magistralement tous ses instruments. C’était une révélation que de les entendre pour la première fois. Il eut d’emblée beaucoup d’émules, pratiquement tous les facteurs après lui furent de ses élèves. J’ai eu la chance d’être la première à pouvoir posséder une copie ancienne, parce que Mme de Chambure m’a dit un jour : « Huguette, vous qui vous intéressez tellement aux instruments anciens, il faut que vous en ayez un. » « Mais comment voulez-vous que j’en aie un ? » « Bien sûr que si, il vous faut demander à Bédard ». Et Hubert Bédard m’a construit sa première copie du splendide Ruckers de 1646 ravalé par Pascal Taskin en 1780, celui qui m’a permis, comme je vous l’ai dit, d’enregistrer Beethoven. Un jour au bout de plusieurs années, un de mes amis m’a dit, « Ah, quand fais-tu la révision des 400 000 km ? » Eh bien, il n’avait pas tort, mon clavecin avait tellement voyagé qu’il nécessitait une sérieuse révision, malheureusement, à ce moment-là, le grand Hubert Bédard était très malade et n’a pu accepter de le rénover, décédant, hélas, peu de temps après. Personne ne voulant toucher au travail du maître, j’ai dû me résoudre à m’en séparer, le cédant au musée des instruments anciens de Montluçon, qui l’expose en tant que première copie en France de clavecin historique.
Oui, j’ai eu la chance d’avoir sous mes doigts un instrument de type ancien sur lequel j’ai pu mettre à profit tout ce que m’enseignaient les sources, en l’occurrence les doigtés anciens, dont je faisais profiter mes élèves. Il faut dire aussi que j’ai été très gâtée dans ma classe de clavecin, dans la mesure où, alors que Paris ne possédait qu’un instrument copie d’ancien, moi j’en ai vite disposé de trois. Ce n’est pas simplement parce qu’il était comme un frère pour moi que Pierre Cochereau m’a fait ce privilège, il avait vraiment un faible pour le clavecin. Et j’ai eu la chance, dont je ne le remercierai jamais assez, qu’il offre à mes élèves la possibilité de disposer de plusieurs somptueux clavecins dans trois salles différentes. Une possibilité de travail unique en France, à Nice. Scott répétant à longueur de journée doit à Pierre Cochereau la rapide ascension de son talent. Ce sont des instruments qui étaient sublimes, vraiment construits à toute épreuve par William Dowd, disciple d’Hubert Bédard. Notamment un jour… j’arrive dans la classe, et puis je trouve une brave femme de ménage croyant bien faire en inondant mon clavier… une autre fois, c’était une fenêtre grande ouverte par grand froid et le clavecin juste en dessous. Ils en ont vu de toutes les couleurs sans broncher et toujours vaillants. Il en reste deux encore en bon état, toujours de bons soldats, le troisième ayant péri dans un accident de transport dans les années 2000.
Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : Et votre clavecin actuel ici, de qui est-il ?
Huguette Grémy-Chauliac : Là, c’est un Dowd. Il est daté de 1978, bien que construit en 1977, comme l’inscrit dans sa décoration sa table d’harmonie. Je l’ai acquis tout neuf après avoir eu l’occasion de le jouer en concert : il m’avait tellement plu que j’ai demandé à l’acheter. J’avais déjà mis à Paris un Dowd de 1972 d’une remarquable robustesse et qualité sonore. Depuis cette période-là, je ne sais pas combien de concerts mes propres Dowd ont pu faire : je n’ai jamais eu de problème en concert avec mes instruments. Cinq Dowd m’ont donc accompagnée dans ma vie : jamais d’ennui !
Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : Et avec la chance de posséder ces instruments, comment avez-vous vécu le retour aux doigtés anciens auquel vous avez initié Antoine Geoffroy Dehaume ?
Huguette Grémy-Chauliac : Ce fut pour moi un éblouissement. Au piano, la plupart des doigtés anciens pourraient paraître aberrants, par contre, sur mes instruments j’ai pu constater l’efficacité immédiate de leur usage. Ces doigtés permettent indéniablement l’expressivité. Par le toucher, la respiration du sautereau est capitale et fait vraiment chanter l’instrument de type ancien. C’est une grande chance pour moi d’avoir rencontré Antoine Geoffroy Dechaume. Il m’a tellement apporté : le jeu des anciens, l’interprétation de la musique si complexe, en me dévoilant les usages qu’il faut connaître non reportés sur la partition : les notes inégales, surpointées, lâchées, il savait tout, pas simplement pour le clavecin, connaissant les techniques de tous les instruments, cordes, bois, vents… il connaissait cela comme sa poche. C’est lui qui m’a parlé, notamment des serinettes qui donnent les proportions exactes de la longueur de la vibration de la note. C’était un pur relevé des interprétations de l’époque, comme des sortes de CD du XVIIIe siècle. J’adore citer François Couperin dans l’Art de toucher le clavecin : « Je saurai toujours gré à ceux qui, par un art infini, seront susceptibles de rendre cet instrument expressif ». Et c’est ce à quoi tendent ces doigtés anciens ; je suis heureuse qu’ils soient communément assimilés par la jeune génération d’aujourd’hui.
Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : Vous nous joueriez encore quelque chose ?
Huguette Grémy-Chauliac : Je pense à Jacques Duphly, dont j’apprécie particulièrement les portraits musicaux, voici La Félix, ensuite La Victoire.
(Huguette Grémy-Chauliac joue les deux portraits)
Ces portraits musicaux sont amusants. J’ai lu qu’une des filles de Louis XV, Madame Victoire, était très primesautière et je la retrouve là ! Très souvent, plusieurs compositeurs différents écrivant des portraits sur les mêmes personnes donnaient à leurs œuvres un caractère identique, de vrais jumeaux musicaux ! Je pense que leurs portraits étaient souvent bien vus.
Duphly n’a pratiquement écrit que des portraits musicaux sur quatre livres ! C’est particulier à cette période-là, on ne retrouvera plus ensuite autant de portraits de personne et de descriptions d’objets et sentiments particuliers. La musique descriptive si omniprésente au XVIIIe s’estompera définitivement à la fin du siècle.
(Huguette Grémy-Chauliac se remet au clavecin et joue une musique tout autre : la Suite en sol de la Water music de Haendel).
Dans ma prestation enregistrée par Fabrice di Falco pour mon anniversaire, j’ai joué la Suite en sol de la Water music de Haendel, transcrite par l’auteur lui-même. Je pense qu’Haendel a transcrit ses suites de Water Music pour les faire connaître au grand public. En effet, on ne pouvait pas entendre la version orchestrale réservée au roi, qui ne fut donnée sur les bateaux, en présence de Son Altesse, comme musique privée, que pour deux fêtes fastueuses sur la Tamise, devant le public restreint et choisi ! C’était trop peu pour un chef-d’œuvre dont le roi pouvait être fier. C’est pourquoi il fallait aussi que la foule au bord de la Tamise, qui n’en entendait que des bribes, voire n’entendait rien du tout, connaisse l’œuvre par la transcription au clavecin.
Cédric Costantino et Emmanuel Desestré : Nous avons le sentiment que le moment de la Tamise est trop poétique pour poursuivre plus loin l’interview.
Huguette Grémy-Chauliac : Cher Emmanuel, je m’aperçois que j’ai commencé l’interview avec Louis Couperin, que j’affectionne particulièrement, je trouve en effet assez heureux de la clôturer sur cette Water music de Haendel, compositeur pour lequel j’ai une grande tendresse. Nous aurons ainsi couvert et le XVIIe et le XVIIIe siècle, et même un peu du XIXe avec Beethoven, cela me fait penser — son grand nom manque à cette interview — que je dois préparer le prélude en mi majeur du deuxième volume du clavecin bien tempéré de Jean-Sébastien Bach, que j’inclurai dans ma prochaine prestation, captée par Fabrice di Falco pour mes 97 ans en juillet prochain.
(Huguette se met à jouer l’Air et variation en si bémol de Haendel).

