La conquête de la Ville éternelle par un jeune Saxon
Après avoir embarqué pour Londres avec un bien original Didon et Énée de Purcell, renouant véritablement avec l’esprit de l’opéra de collège, Les Argonautes, jeune ensemble genevois dirigé par l’audacieux et charismatique Jonas Descotte (Jonas étant l’anagramme de Jason !) mettent le cap vers l’Italie et plus particulièrement Venise et Rome. Le premier compositeur que nous y rencontrons est Antonio Lotti (1667-1740).
Né dix-huit ans avant Haendel, Lotti devait constituer comme une sorte de figure paternelle pour celui-ci. Sa grande maîtrise du contrepoint en faisait un pédagogue renommé et sa carrière à Venise lui permit de cultiver avec bonheur son beau génie, assurément fait pour la musique d’église. Aujourd’hui encore, certaines de ses messes ainsi que ses extraordinaires Crucifixus (notamment le fameux à 8) font le plaisir des maîtrises de cathédrales, la disposition des voix en faisant des pièces toujours fort agréables à chanter et d’un style très pur qui leur ont permis de traverser les époques avec aisance. Le Crucifixus à 5 donné ici est un modèle de recueillement et de pureté : la gravité y règne d’un bout à l’autre et invite à la méditation, portée par de douces suspensions et des dissonances habilement sauvées. Cette splendide page tout habitée d’intériorité offre un repos bienvenu entre deux Dixit, celui de Haendel, pièce maîtresse et celui de Lotti qui semble presque par certains aspects lui servir d’esquisse.
Si l’entrée en matière en est toute différente, le Sede a dextris meis semble frère de celui du cadet par ses longues tenues accompagnées de scansions. Le Juravit laisse subtilement envisager les éclats de celui de l’Aigle de Halle. Cependant, la partition de Lotti est globalement beaucoup plus sobre et moins imagée. La virtuosité n’y est guère recherchée, ni sur le plan de l’écriture, ni sur le plan vocal. Le De torrente s’enchaîne non sans une certaine placidité avec la doxologie et le Sicut erat s’avère plutôt planant, bien loin de l’incendie haendélien.
Le Miserere est en revanche d’une tout autre envergure, développant le psaume sur près d’une demi-heure au travers d’une partition en dix-neuf mouvements. Le motet s’ouvre de façon recueillie et très expressive sur le verset initial, quand le Secundum multitudinem offre un duo pour voix d’hommes marqué par une certaine confiance dans le pardon (Maxence Billiemaz et Ilia Mazurov). L’Amplius lava me y répond en majeur par un duo serein de voix de femmes. Le Quoniam iniquitatem par sa verticalité témoigne du caractère écrasant du péché qui toujours assaille. Le Tibi soli emprunte à l’ostinato sans s’empêcher de moduler : la voix de soprano dialoguant avec les violons d’une manière bien délicieuse. L’Ecce enim iniquitatibus évoque quelque berceuse maternelle (tout homme étant marqué du péché par la mère qui le conçoit, depuis Ève), au moyen de cordes en pizzicati et d’un doux balancement ternaire magnifié par la chaleur d’Anthea Pichanik.
Après le développement choral de l’Ecce enim veritatem, l’Aperges me hysopo vientcaresser l’oreille de sa tendresse. L’Auditui meo vient dispenser sa joie rehaussée de pizzicati (aux effets inattendus de mandoline) dans un allègre trio. L’Averte faciem tuam fait songer à Vivaldi quand le Cor mundum crea, ténébreux à souhait, s’appuie sur de riches harmonies auxquelles le Redde mihi oppose une atmosphère plus galante. Le caractère un peu conventionnel du Docebo (duo pour voix d’hommes) est amplement dépassé par la merveille qu’offre le Libera me avec son rythme pointé obsédant des violons et la douceur si prenante du soprano (délicieuse Julie Roset, véritablement envoûtante) qui dispense une ineffable cantilène quasi murmurée avant de s’aventurer dans les hauteurs célestes (et exaltabit lingua mea). Si de nouveau, le Domine labia mea semble moins inspiré, le Quoniam si voluisses vient développer de belles idées trouvant leur conclusion sur une tierce picarde. Le Sacrificium Deo, construit sur un lent martellement, hypnotise littéralement par son trio très intérieur. Le Begnigne fac Domine dispense, quant à lui, sa tendresse consolatrice (magnifique duo de Julie Roset et Anthea Pichanik). Le Tunc acceptabis vient refermer ce splendide et rare motet par une courte introduction homophone à laquelle s’enchaîne une fugue à la joie dansante (mesure ternaire) mais contenue. L’album se conclut ainsi dans une quiétude sérénissime.
Auparavant s’est opérée une excursion romaine flamboyante, occasion de retrouver le Dixit des Dixit, celui de Händel. Un certain mystère, autour de ses conditions d’émergence comme d’exécution, nimbe cette page parmi les plus célèbres -et à juste titre- de son auteur qui, lors de son voyage en Italie, la donne en avril 1707 à Rome. Une chose est sûre, le jeune Saxon veut épater les Romains et offrir une démonstration éclatante de sa maîtrise, lui, le jeune luthérien au cœur de la capitale du monde catholique. Il semblerait d’ailleurs que ses premiers auditeurs (des cardinaux, mécènes cultivés et raffinés, les Ottoboni, Colonna et Pamphili) aient incité Georg Friedrich à se convertir après avoir été subjugués par son génie. Mais le compositeur, bien trop indépendant restera fidèle à sa confession toute sa vie durant, et ce, jusqu’à son dernier souffle en avril 1759. Témoignage de la fougueuse jeunesse du compositeur, ce Dixit marque un point culminant sur le plan de l’écriture vocale et chorale dont Haendel ne dépassera plus jamais la débauche de virtuosité.
Les versions de ce chef-d’œuvre ne manquent pas, offrant souvent une démonstration de brio choral pour les meilleures d’entre elles (Gardiner, Minkowski, Hengelbrock). Mais l’examen attentif de la partition a conduit Jonas Descotte à réinterroger une certaine tradition interprétative. Le degré extrême de virtuosité vocale, la spécificité instrumentale (héritée de Venise avec deux parties de violons altos) invitent à se demander si cette page n’a pu être donnée par un ensemble de solistes de haut vol. Voilà qui débouche sur le pari audacieux d’un Dixit de poche, aux effectifs allégés, tant vocalement qu’instrumentalement. On pourrait craindre un manque de puissance et que l’œuvre s’en trouve desservie. Or, il n’en est rien et ceci invite à écouter ce fabuleux Dixit d’une oreille neuve. Ceci peut demander de prime abord un effort, visant à se déshabituer du choc des masses au profit de la lisibilité parfaite d’un contrepoint ciselé en orfèvre, servi ici par une mise en place phénoménale et une recherche des couleurs de chaque instant. Jamais, peut-être, la lumière romaine ne nous sera apparue avec autant d’évidence. C’est probablement le Dixit le plus italien de la discographie, tant pour le coloris que le dessin.
D’emblée, le Dixit inaugural s’affirme avec beaucoup de tranchant même si l’injonction Sede a dextris meis se pare d’un je ne sais-quoi de tendresse paternelle à l’égard du Fils, là où d’autres font pencher la balance du côté d’une autorité écrasante.
Le Virgam virtutis est empreint de couleurs chaudes et la voix ronde d’Anthea Pichanik a quelque chose de réconfortant, et de terriblement engageant, ce que confirme le magnifique continuo dotant le chant d’une superbe assise (on y entend nettement tout le savoir-faire d’Emmanuel Arakélian concertant véritablement avec Maguelonne Carnus – violoncelle – et Benoit Beratto – violone/contrebasse). Le Tecum principium, quant à lui, sonne de façon angélique, la voix délicieuse de Camille Allérat s’y fait aussi lumineuse que caressante, les triolets des violons (Ugo Gianotti et Frederica Basilico) évoquant quelque mouvement ondoyant (souvenir de la lagune vénitienne ?). Le Juravit semble plus mystérieux qu’à l’accoutumée, les effectifs réduits permettant de savourer les dissonances de ses deux épisodes au tempo Grave avec un palais de gourmet. Le Tu es sacerdos nous met presque en apesanteur, nous propulsant dans un tourbillon séraphique irrésistible (cet épisode tout entier construit sur des gammes ascendantes et descendantes est absolument incroyable dans sa maîtrise contrapuntique). Voilà qui donne l’impression de monter à l’assaut des colonnes torses du baldaquin du Bernin, à Saint-Pierre.
Au centre de l’œuvre, Händel enchaîne avec une inventivité étourdissante trois épisodes tous plus éblouissants les uns que les autres. C’est d’abord le Dominus a dextris tuis qui, sur une basse très corellienne (immense trait de croches conjointes) supporte tout le poids de la colère divine s’abattant sur les rois de la terre (l’entrée du tutti est saisissante, les cordes étant renforcées fort astucieusement en unisson). Puis vient un début de fugue sur le Judicabit qui s’envole littéralement sur le Implebit ruinas avec un embrasement de doubles croches aux voix comme aux instruments et le figuralisme de la chute de l’aigu vers le grave sur Ruinas qui semble conclure abruptement. Mais ce n’est qu’une illusion, Haendel réservant un dernier coup de théâtre avec le Conquassabit dont le martellement terrifiant, transperçant et s’accélérant (effet prodigieux !) évoque de façon ô combien imagée (Haendel est un compositeur visuel) l’enchevêtrement des corps auquel la photo de couverture pleine d’étrangeté offre son écho (étonnante composition de Julie Cherki). Les Argonautes, galvanisés par leur chef, font preuve ici d’une vaillance à toute épreuve : les voix sont souvent très haut perchées (nombreux la et si bémols aigus aux sopranos et ténors notamment) et les vocalises attestent d’une mise en place sidérante où rien n’est laissé au hasard malgré la célérité des tempi adoptés.
Après tant de tumulte, le De torrente vient offrir son repos mérité (apparemment car vocalement, il est très exigeant pour le soutien, notamment par son tempo très lent). Les voix des deux sopranos (à nouveau les merveilleuses Julie Roset et Camille Allérat) s’entrelacent, se frottent, au milieu d’un paysage désertique, écrasé de soleil, la capella à peine perceptible faisant songer à quelque mirage d’oasis, espérance d’une onde rafraîchissante que seul le Tout-Puissant peut prodiguer. L’ambiance, mystérieuse à souhait, nous aura rarement plongés à ce point en pleine expérience mystique (ici, c’est la Transverbération de Sainte Thérèse du Bernin qui vient à l’esprit !). C’est assurément un temps fort de cet album hors normes.
La doxologie est proprement éblouissante. Débutant dans une relative douceur avec ses pupitres à découvert exposant le matériau thématique, elle s’amplifie à partir de la mesure 24 laissant apparaître la juxtaposition de trois motifs aussi contrastés que possible : un large cantus firmus en valeurs longues, un trait de doubles-croches et un martellement syllabique, le tout permettant à Haendel d’envisager un tour de force contrapuntique dont il a le secret. Mesure 55 débute un nouvel épisode avec un sujet sur une unique note (aux valeurs de plus en plus rapides, germes d’une accélération à venir, Haendel devant reprendre d’ailleurs cette idée dans le 2e mouvement du septième de ses Concerti Grossi de l’Opus 6), cette idée figurant l’éternité (dans les siècles des siècles) pour ensuite vocaliser à qui mieux mieux sur l’Amen final avec une exubérance sans cesse réalimentée par une multitude d’éléments (dont de redoutables sauts d’octaves très instrumentaux). Mesure 111, le chef accélère le tempo, les basses s’envolent dans d’immenses gammes (incroyables mesures 116 et suivantes). La matière sonore est incandescente, Les Argonautes nous emportant dans leur jubilation. La péroraison sur pédale de dominante vient apporter sa grandiose conclusion à ce mouvement magistral, inoubliable entre tous. On imagine les premiers auditeurs totalement électrisés par cette virtuosité repoussée aux confins des possibilités humaines pour nous faire entrer dans un univers céleste, à l’image des fresques ornant les plafonds des églises romaines. On ne peut s’empêcher de songer à la voûte vertigineuse peinte par le Père jésuite Andrea Pozzo à St Ignace, antérieure de 17 ans à ce Dixit.
On l’aura compris, voilà un album étonnant et original dans ses partis pris qui pourront déplaire certes aux inconditionnels des approches chorales mais séduiront à coup sûr celles et ceux, qui, curieux, voudront redécouvrir les innombrables beautés de cette page monumentale de toute la musique occidentale. À l’instar des Romains conquis par le jeune Haendel, nous nous laissons captiver sans résistance par Jonas Descotte et ses intrépides Argonautes dont nous suivrons désormais les aventures avec le plus grand intérêt !

