La Calisto – Cavalli


Calisto alle stelle risplende
: Cavalli transfiguré sous les étoiles d’Aix

Il y a des œuvres qu’on restaure comme des toiles anciennes : visage intact, mais fond recomposé. La Calisto de Cavalli, dans cette production du Festival d’Aix-en-Provence, relève d’une véritable réinvention historique. Sur les traces de Raphaël Pichon et Leonardo García Alarcón (qui ont séduit le public du Festival avec des opéras du compositeur vénitien, respectivement Ercole amante et Elena), Sébastien Daucé revisite avec génie ce dramma per musica peu connu à sa création – la soprano vedette mourut une semaine avant la première vénitienne et fut remplacée à la dernière minute par une enfant de dix ans, un événement qui freina sa postérité immédiate.

Composée en 1651, La Calisto incarne la maturité baroque vénitienne. Cavalli, héritier de Monteverdi, y conjugue théâtre des dieux et satire terrestre, travestissement et sensualité. Mais l’œuvre, bien que novatrice, ne connut pas un succès durable : elle disparut rapidement de l’affiche et sombra dans l’oubli pendant près de trois siècles. Ce n’est qu’au XXe siècle, dans le sillage du renouveau baroque initié par Raymond Leppard, que La Calisto fut redécouverte, notamment grâce aux productions de Glyndebourne dans les années 1970. Ces relectures rompaient avec la tradition romantique pour proposer une esthétique musicale historiquement informée.

Le plateau vocal, jeune et incarné, s’impose dès les premiers accents : Lauranne Oliva illumine le rôle-titre de sa fraîcheur, chantant Piante ombrose ou Oh che luci serene avec une simplicité bouleversante. Anna Bonitatibus, en Junon, impressionne par sa maîtrise du verbe : ici, chaque mot frappe juste, chaque souffle pèse. Son air Moglie inconsolabile devient un récitatif dramatique à part entière. Le contrepoint ironique vient d’Alex Rosen, troublant Jupiter travesti en Diane, désarmant d’humanité dans Ritorna al cote amante.

La mise en scène de Jetske Mijnssen joue sur la porosité des genres : homme en femme, femme en homme, désir déplacé, identités mouvantes. La scène comique où Linfea (Zachary Wilder, travesti exquis) courtisée par Satirino (Théo Imart) tourne en farce inversée, à la fois baroque et queer. Comme dans un miroir déformant, La Calisto devient réflexion sur le genre, le travestissement, l’à-venir du désir.

© Monika Rittershaus

La musique, elle aussi, s’affranchit des limites du continuo. Cavalli, on le sait, réorchestrait ses œuvres au gré des lieux : ici, Daucé amplifie l’effectif jusqu’à quinze musiciens et développe une partition à cinq parties. Ce qui fut jadis cent pages devient trois cents, ajoutant danses, ouvertures, interludes : une Calisto re-imaginée à l’aune d’une scène à ciel ouvert, à la demande de Pierre Audi (récemment disparu), devant plus de 1000 spectateurs. Une version qui aurait pu exister au XVIIe siècle, mais que Cavalli n’a jamais eu l’occasion de diriger dans un espace de cette ampleur.

Sébastien Daucé pousse plus loin encore le travail de restitution : il réorchestre certaines sections, notamment l’air de Celetti (interprété à l’époque avec un simple continuo et deux violons), pour les adapter à l’acoustique et aux exigences théâtrales modernes, sans jamais trahir les intentions du compositeur. Comme dans une restauration picturale, on conserve le visage – ici, les notes de Cavalli – mais on en ravive l’écrin. Il ajoute également des pièces instrumentales et des danses, historiquement attestées mais absentes de la source manuscrite.

On redécouvre ainsi un joyau de liberté : les percussions et castagnettes rythment les chasses, les bougies illuminent la scène dans Lucidissima, le duo Mio tonante explose comme une célébration cosmique. Et Calisto, loin d’être simple victime des plaisirs de Jupiter, choisit en fin de compte l’ascension : Calisto alle stelle risplende clôt l’opéra sur une note d’émancipation. Sous le ciel étoilé de Provence, la nymphe rejoint les cieux.

Écriture baroque, orchestre renouvelé, théâtralité raffinée : cette Calisto est un manifeste lyrique. À la croisière du sacré et du profane, elle ose poser la seule vraie question : qui sommes-nous lorsque les désirs dépassent les corps ?

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