« Je montrerai à votre Illustre Seigneurie ce qu’une femme peut faire » (lettre d’Artemisia Gentileschi à Don Antonio Ruffo, 7 août 1649)
En ce printemps 2025, le musée Jacquemart-André propose de rencontrer Artemisia Gentileschi (1593-1653). Nous avions eu l’occasion de faire sa connaissance au Museum voor Schone Kunsten Gent (MSK), musée des Beaux-Arts de Gand, en décembre 2018 (voir notre chronique consacrée à l’exposition Les Dames du Baroque. Femmes peintres dans l’Italie du XVIe et XVIIe siècle).
C’est à quelques pas des Champs-Elysées que nous découvrons l’hôtel particulier que firent édifier un couple passionné d’arts et grand collectionneur, Edouard André (1833-1894) et son épouse Nélie Jacquemart (1841-1912). Couple atypique s’il en est ! Edouard est de confession protestante, à la tête d’une fortune bancaire d’importance et bonapartiste convaincu. Nélie est catholique, peintre de portraits qui connaissent une certaine notoriété et orléaniste. Un hôtel particulier édifié dans le nouveau Paris mis en chantier par le baron Georges Eugène Haussmann (1809-1891). Bien que possédant une demeure rue de Roquépine, le richissime Edouard André commande, en 1868, à l’architecte Henri Parent (1818-1895) la construction d’un nouvel hôtel sur un terrain de 5700 m² qu’il vient d’acquérir. Travaux qui se déroulent de 1869 à 1875 pour un hôtel, au décor théâtral, dévolu aux réceptions. Et… pourvu de toutes les commodités modernes ! Sans compter un manège, une sellerie et des écuries pour quatorze chevaux. Grand amateur d’art, il avait acheté (1872) la Gazette des Beaux-Arts (revue de critique et d’histoire de l’art, fondée en 1859 et dissoute en 2002) tout en prenant la direction de l’Union centrale des arts décoratifs. C’est à ce moment-là qu’il décide de constituer une collection d’objets d’arts du XVIIIème siècle (tableaux, sculptures, tapisseries). En 1881, il épouse une jeune artiste peintre, Nélie Jacquemart qu’il associe rapidement à son projet. Ils aménagent leur demeure afin d’y mettre en valeur leurs nombreuses acquisitions. La santé d’Edouard décline. Il meurt en 1894, laissant à son épouse le soin d’achever leur futur musée. En effet, Nélie prévoit de léguer (par testament en 1900) l’hôtel et la totalité de leurs collections à l’Institut de France. Avec pour seule condition : que le lieu soit ouvert au plus grand nombre afin que chacun puisse le découvrir. A sa mort en 1912, les collections de l’hôtel du boulevard Haussmann et de l’abbaye de Chaalis (domaine acheté en juin 1902 par Nélie, situé dans le département de l’Oise, près de Senlis) passent dans les mains de l’Institut de France et de la Fondation Jacquemart-André. Depuis lors, la disposition des lieux n’a plus été modifiée, le mobilier et l’accrochage originel ayant été conservés. 1913. La président de la république, Raymond Poincaré (1860-1934), inaugure en grande pompe le nouveau musée. La gestion de celui-ci est confiée, en 1995, à la société Culturespaces (entreprise privée assurant la gestion de monuments historiques et musées, la création de centres d’art et l’organisation d’expositions temporaires et numériques immersives). L’année 2023 voit des travaux de restauration dans l’enceinte du musée : cour d’entrée totalement réaménagée, rénovation du salon de thé, des bronzes et marbres de l’escalier à l’intérieur du bâtiment. Sans oublier la fresque de Tiepolo. Cette dernière (7,29 x 4,02 m) avait été peinte, vers 1745, par Giambattista Tiepolo (1696-1770) pour la villa Contarini en Vénétie. Elle représente Henri III (1551-1589) revenant de Pologne pour prendre la succession de son frère Charles IX (1550-1574) sur le trône de France. Il passe par Venise où le doge le reçoit. Fresque achetée, en 1893, par le couple pour décorer le grand escalier de leur hôtel particulier. La mise en valeur des collections muséales et de l’hôtel en lui-même fait de cet endroit un des lieux culturels majeur de Paris. Une institution française de référence pour ce qui a trait à l’art italien du Moyen-Age au XVIIIème siècle.
Ainsi, après avoir accueilli, pour sa réouverture, les chefs d’œuvre de la Galerie Borghèse, le musée Jacquemart-André met en valeur la place d’Artemisia Gentileschi dans l’histoire de l’art. Longtemps reléguée dans l’ombre de son père, elle fut pourtant une des rares femmes, dans l’Italie du XVIIème siècle, à connaître la gloire de son vivant et à vivre de sa peinture. Elle a su réinterpréter avec maestria les ténèbres du Caravage. L’exposition du musée Jacquemart-André met en valeur à la fois son parcours et son identité en présentant au public des chefs-d’œuvre reconnus, des toiles qui lui ont été attribuées récemment ainsi que des peintures rarement montrées hors de leur lieu de conservation. Mais qui est-elle ?
Artemisia naît le 8 juillet 1593 dans une famille d’artistes. Son père n’est autre qu’Orazio Gentileschi (1563-1639), peintre naturaliste renommé. Ses compositions sont, pour l’essentiel, d’ordre religieux. C’est dans l’atelier de ce dernier qu’Artemisia commence sa formation artistique. Et signe sa première œuvre en 1610, Suzanne et les vieillards. Etant femme, elle est privée de l’accès à l’enseignement des beaux-arts. Aussi son père demande-t-il à un ami peintre, Agustino Tassi (1580-1644), spécialisé dans les décors en perspective, d’être son précepteur. Mai 1611. Ce dernier viole la jeune fille. L’année suivante, le père dépose plainte et intente un procès contre Tassi. Procès qui affectera la réputation d’Artemisia. Soumise à la torture, pour vérifier qu’elle ne ment pas, elle maintient ses accusations. L’agresseur est condamné à une peine de prison et à l’exil. Condamnation qui ne sera jamais exécutée ! Elle peint alors Judith décapitant Holopherne, tableau impressionnant de violence pour un sujet biblique ! Il est de coutume d’y voir une revanche cathartique, une libération. Elle prête ses traits à Judith et ceux de son violeur à Holopherne. Mais ici, la scène de viol, le traumatisme vécu est inversé : c’est elle qui terrasse son agresseur ! Ne répugnant pas à peindre des scènes d’une extrême violence, Artemisia reproduira, à plusieurs reprises, le tableau de Judith tranchant la tête d’Holopherne. « Un événement qui justifie que Judith ait bientôt incarné un symbole de justice contre l’oppresseur : dès lors, la fortune artistique de cette « femme fatale » ne se démentira jamais (…) Artemisia, quinze ans après Caravage (1571-1610), bouleversera (le) modèle : ce n’est plus la seule Judith qui tranche la gorge d’Holopherne sous le regard attentif d’une servante passive, mais deux femmes qui, avec la même ardente détermination, se livrent à ce meurtre » (Gérard-Julien Salvy, 100 énigmes de la peinture, édition Hazan, 2018). Et Roberto Longhi (1890-1970) d’ajouter : « Il n’y a rien ici de sadique, qu’au contraire, ce qui surprend, c’est l’impassibilité féroce de qui a peint tout cela (…). L’unique mouvement de Judith est de s’écarter le plus possible pour que le sang ne lui salisse pas son tout nouveau vêtement de soie jaune ?» (in Gentileschi, père et fille, 1916).
Un mois après le verdict Artemisia épouse (novembre 1612) Pierantonio Stiattesi (1584- ?), un apothicaire florentin. Mariage arrangé par Orazio afin de donner à sa fille un statut plus acceptable aux yeux de la société ! Un statut honorable ! Au début de l’année suivante, le couple s’installe à Florence. Elle y exécutera diverses commandes pour la famille Médicis entre 1614 et 1620. Et collaborera avec Michel-Ange Buonarroti le Jeune (1475-1564), homme de lettres et diplomate, petit-neveu du célèbre peintre. Juillet 1616. Elle est acceptée à l’Accademia delle Arti del Disegno, la guilde des peintresde la ville. Elle est, dès lors, la première femme à jouir de ce privilège. Les dettes s’accumulant, le couple quitte précipitamment Florence. Elle se sépare de son mari et s’installe à Rome avec ses enfants. La voilà indépendante ! Elle y demeure de 1621 à 1627. Au même moment, son père quitte la Ville Eternelle pour Gênes. Lors de ce séjour romain, Artemisia croise, entre autre, les peintres français Simon Vouet (1590-1649) et Nicolas Régnier (1591-1667). Mais le succès n’est pas au rendez-vous. Pas de riches commandes de fresques ou de grands retables. Elle s’installe alors à Venise vers 1626 ou 1627. Un séjour génois est également attesté durant cette période. 1630. La peste sévissant à Venise, elle répond à l’invitation du duc d’Alcala (1583-1637), vice-roi d’Espagne, pour s’établir à Naples. Elle y peint, pour la première fois, un cycle de tableaux pour la cathédrale de Pouzzoles. Un chantier habituellement réservé aux hommes. Cycle de toiles dédiées à la vie de San Gennaro (saint Janvier de Bénévent).
1638. Elle entreprend un voyage à Londres à l’invitation du roi Charles Ier d’Angleterre (1600-1649), grand amateur d’art. Elle y rejoint son père devenu peintre de la cour. Orazio y travaille depuis 1626. Tous deux collaborent pour peindre les plafonds de la Casa delle Delizie dans la Maison de la Reine à Greenwich. 1639. Orazio meurt. Artemisia reste encore quelques temps en Angleterre. C’est durant cette période qu’elle peint son Autoportrait en allégorie de la Peinture. Elle se peint en pleine action, concentrée sur sa toile, mèches de cheveux détachées. 1640. Elle rentre à Naples qu’elle ne quittera plus. Les années suivantes sont mal renseignées bien qu’une autre toile, Suzanne et les Vieillards, appartienne à cette seconde période napolitaine. 1654. Dernière trace de son activité : avec l’aide de son collaborateur, Onofrio Palumbo (1606-1656), elle accepte quelques commandes. 1656. Une épidémie de peste sévit à Naples. Nous supposons qu’elle meurt durant cette pandémie.
Le parcours de la visite commence par le succès qui fut le sien au sein des cours européennes. Succès qu’elle partage avec son père, Orazio. Tous deux réalisant des œuvres de grandes dimensions. Il est question de filiation, mais également d’émancipation. Puis de l’influence du Caravage dont elle adopte les innovations (violence visuelle, naturalisme cru). Durant la période florentine elle acquiert la reconnaissance et fréquente nombre « de lettrés, des scientifiques et des musiciens qui gravitent autour de la cour des Médicis, des relations qui la transforment et lui permettent, par la suite, d’entrer en contact avec des poètes et des académies littéraires dans d’autres villes où elle vivra » (dossier de presse). Nous découvrirons une portraitiste de talent, jouant de sa propre image. Succès précoce puisqu’à ses côtés sont exposées diverses œuvres d’artistes contemporains. Sont, ensuite, convoqués héros et héroïnes issus de la mythologie ou de l’histoire sainte. Enfin, l’exposition « se conclut sur une thématique centrale dans l’art et la culture de l’époque baroque, et particulièrement significative dans l’imaginaire d’Artemisia : l’intrication d’Eros et Thanatos, de l’Amour et de la Mort » (dossier de presse). Il est maintenant temps de découvrir, au plus près, le talent de la Signora Gentileschi !
Artemisia, héroïne de l’art
Pénétrons dans la première salle. Sur notre gauche, un Portait d’Artemisia Gentileschi (vers 1622-26) dû au pinceau de Simon Vouet Une femme, dans la trentaine, pose en train de peindre. Palette et pinceau en main, affirmant ainsi son statut d’artiste ! Pâleur du visage. En contraste avec la couleur jaune éclatante de sa robe ceinte, à la taille, d’une écharpe bleue. Luminosité de la chemise blanche. Pour seul bijou, une boucle d’oreille : une perle suspendue à un nœud de velours bleu. Sur son corsage, « un médaillon orné d’un édifice circulaire identifié par l’inscription Maussoleion. Il s’agit du mausolée d’Halicarnasse, construit selon la légende par la princesse Artémise II » (Pierre Curie, catalogue). Puis les principales dates de sa biographie.

Deux toiles dues au pinceau d’Artemisia et deux à celui de son père. Toiles aux dimensions monumentales. Esther et Assuérus (vers 1628). Un thème, tiré de l’Ancien Testament qui est peu représenté bien que considéré comme canonique. Voulant éviter le massacre du peuple juif, Esther brise le protocole de la cour, risquant ainsi la mort. Elle demande à son mari, le roi Assuérus de Perse, d’intervenir en lui révélant sa propre judéité. Elle obtient gain de cause. Une scène dramatique qui représente l’instant où Esther, d’une extrême pâleur, s’évanouit. Son corps, soutenu par deux suivantes, s’affaisse. Face à elle, le roi se lève pour lui porter secours et accéder à sa demande. Registre théâtral : le groupe des femmes s’oppose au roi. Luxe des vêtements. Somptueuse robe d’Esther en soie mordorée. Etole bleu outremer qui offre un contraste saisissant avec cette robe qu’elle met ainsi en valeur. Curiosité du costume de brocarts, noir et blanc, porté par Assuérus. Le vide central du tableau était jadis comblé par la présence d’un jeune page et d’un chien. Disparition voulue par l’artiste.
Second tableau, plus tardif (vers 1640), Ulysse reconnaissant Achille parmi les filles de Lycomède. Episode tiré de l’Achilléide (poème épique inachevé, retraçant la vie d’Achille, de sa naissance à sa mort) du poète Stace (40-96 après JC). Thétis ordonne à son fils Achille de se cacher, déguisé en femme, parmi les filles du roi Lycomède, afin d’échapper à la mort. Ulysse le démasque grâce à une ruse : se prétendant marchand d’objets précieux, il glisse des armes dans les bijoux qu’il présente. Notons l’influence paternelle dans le groupe (à droite) des filles qui conversent avec Ulysse. A gauche, une jeune femme, de dos, tenant un miroir. Il est admis qu’Artemisia avait peint un autoportrait qu’elle a, par la suite, recouvert (lire dans la catalogue le chapitre intitulé « La technique picturale d’Artemisia » de Claudio Falcucci et Marta Variali). Remarquons la préciosité du tapis de table de damas rouge, des bijoux… le rendu des plis des vêtements… les reflets sur le vase en argent du premier plan.

D’Orazio Gentileschi, La Félicité publique triomphant des dangers (1625/26) et Loth et ses filles (1628). Ce dernier portant la mention « HORA. / GENTIL ». La première toile était destinée à la chambre de Marie de Médicis (1575-1642) au palais du Luxembourg. « Assise sur une balustrade de pierre, une figure féminine un peu plus grande que nature se détache devant un ciel nuageux. Elle tient de la main gauche un caducée et sous le bras droit, plusieurs couronnes d’or ou de laurier, ainsi que des sceptres dépassant d’une couronne d’abondance. Ornée de fleurs de lys, l’une des couronnes ducales se rapporte manifestement au royaume de France, comme la main de justice, l’un des emblèmes traditionnels de la monarchie » (Stéphane Loire, catalogue). Le tout sous un ciel ennuagé et lourd de menace. Des tonalités qui se mélangent harmonieusement créant un effet visuel impressionnant. Somptuosité des coloris du vêtement, jaune doré et bleu outremer.
La seconde toile est l’illustration d’un épisode de la Genèse (19, 30-38), Loth et ses filles. Mais aussi l’une des versions qu’Orazio peignit. Loth, neveu d’Abraham, et ses deux filles se réfugient dans une grotte au moment de la destruction des villes de Sodome et Gomorrhe. L’une des filles, qui s’est levée, montre à sa sœur, dans le lointain, la ville en flamme. Loth est endormi par le vin qu’elles lui ont servi. En témoigne la cruche renversée au premier plan. C’est avec confiance qu’il s’est abandonné au sommeil. Le peintre porte son attention aux détails. Tel ce sarment de vignes et sa grappe de raisin que l’on voit dans l’ouverture de la grotte, en haut à gauche. Ou dans le rendu des vêtements, leur chatoiement : moiré du manteau magenta de Loth, jaune claire ou bleu des robes de ses filles. Grâce des gestes et des attitudes.
Père et fille : entre filiation et émancipation
La seconde salle explore les relations entre Orazio et Artemisia lors de son apprentissage dans l’atelier paternel. Comme chaque apprenti, elle commence par copier les œuvres de son père. Généralement, le maître intervient ensuite sur le travail de l’élève soit en le corrigeant, soit en le peaufinant. L’huile sur panneau de bois, de petites dimensions (vers 1609/10), Vierge de l’Annonciation, en est très probablement un exemple. « Entourée d’un nimbe, (sa) très belle tête apparait avec sa chevelure dorée qui s’échappe de sa cape d’un bleu profond ; son regard baissé et ses mains en prière transmettent une impression d’humilité » (Maria Christina Terzaghi, catalogue). Raffinement. Douceur. Délicatesse. Lumière dorée qui fait vibrer le visage de Marie au moment où elle accepte l’annonce faite par l’ange Gabriel. Nota. Cette œuvre est récemment réapparue et réattribuée à Artemisia.

Orazio reconnaît rapidement le talent de sa fille et demande à la grande-duchesse de Toscane de la prendre sous sa protection : « Je me trouve avoir une fille et trois autres garçons ; et cette fille, grâce à Dieu, l’ayant éduquée dans la profession de la peinture, (…) que je puis oser dire qu’aujourd’hui elle n’a pas son égal car elle a, à ce jour, exécuté des tableaux tels que peut-être les grands maîtres dans cette profession n’arrivent pas au niveau de son savoir (…) » (lettre du 3 juillet 1612). Nous retrouvons cette même puissance émotionnelle, sentimentale dans la Vierge à l’Enfant (vers 1612). Marie est assise. Elle s’assoupit en allaitant son enfant… Visiblement fatiguée. Yeux mi-clos. Main gauche pendante, la droite pressant son sein d’où le lait vient à manquer. Jésus, étendu sur ses genoux, regarde avec douceur sa mère, lui réclamant d’une caresse délicate de reprendre l’allaitement. Amour et tendresse rayonnent. Douceur et raffinement jusque dans les tonalités chromatiques. De l’environnement dans les tons de brun ressort le rose clair de la robe et le bleu outremer du manteau qui a glissé sur la chaise. Blancheur du linge qui enveloppe partiellement le corps de l’enfant. Blondeur de ses cheveux bouclés. Précision dans le rendu de son corps.

De celle qui sera appelée La Pittora, une première œuvre signée et datée (« ARTIMITIA I GENTILESCHI F. I 1610 », en bas à gauche sur la marche de pierre), Suzanne et les vieillards. Elle n’est alors âgée que de dix-sept ans ! Un sujet qu’elle peindra à plusieurs reprises. Il en sera de même pour l’épisode concernant Judith et Holopherne. Le récit, décrit dans le Livre de Daniel (Ancien Testament) au chapitre 13, relate l’histoire d’une jeune femme, Suzanne qui, observée alors qu’elle prend son bain, refuse les propositions malhonnêtes de deux vieillards. Pour se venger, ceux-ci l’accusent d’adultère et la font condamner à mort. Le prophète Daniel, encore adolescent, intervient et prouve son innocence. Le cadre de la scène : une enceinte de pierre en lieu et place de l’habituel jardin. L’héroïne figure au premier plan, dans une position inconfortable, assise sur le bord d’une marche de pierre. Un pied trempant dans l’eau. Nue, les cheveux défaits, elle s’apprêtait à se baigner. La torsion de son corps exprime son malaise. Comme la rougeur de ses joues. Elle repousse d’un geste vigoureux les deux vieillards penchés derrière elle. Leur attitude (l’un chuchotant à l’oreille de son compère tout en ayant sa main posée sur son épaule), la couleur rougeaude de leurs visages laissent à penser qu’ils lui font d’ignobles propositions ! Une impression de malveillance se dégage. Expressivité de leurs visages ainsi que des mains de l’héroïne.
Il est coutume de voir dans le geste de Suzanne, une influence paternelle. Comme le geste de David de la toile David et Goliath, peinte par Orazio vers 1605-1607. Une huile sur toile de format horizontal. Il est ici question d’un épisode du Premier livre de Samuel (17, 32-51) de l’Ancien Testament. Le peintre saisit l’instant même de l’action ! David vient de renverser Goliath à l’aide de sa fronde. Fronde qui gît à ses pieds. Il s’apprête à porter le coup d’épée qui va décapiter Goliath. Détermination juvénile et regard concentré de David face à l’imposante silhouette de Goliath à terre. Expression menaçante de ce dernier. Visage de David dans la lumière en opposition avec celui de Goliath enveloppé d’ombre. Belle maîtrise du clair-obscur ! Palette chromatique où les tons chauds de la peau et des vêtements de David contrastent avec ceux, plus froids, de l’armure de Goliath. Souci du détail dans la représentation des cailloux à proximité de la fronde. Même souci du détail dans l’arrière-plan où bois mort et feuillages se mêlent, s’effaçant dans l’obscurité.
Deux huiles sur toile, sur le même thème, sont exposées côte à côte. Judith et sa servante. La première d’Orazio datée vers 1612. La seconde de sa fille, peinte vers 1615. Artemisia « s’inspire du modèle de son père mais se l’approprie et apporte une sensibilité plus marquée entre les deux femmes » (dépliant guide de l’exposition). Nous avons là deux visions dorsales de « l’instant d’après ». Ce thème, récurent dans la peinture du XVIIème siècle, est tiré du Livre de Judith. Holopherne, général assyrien, est sur le point de mener la prise de la ville de Béthulie pour le compte de Nabuchodonosor. Il s’enivre et perd connaissance. C’est le moment que choisit Judith, conviée à un festin dans sa tente, pour le décapiter et emporter sa tête dans un panier. Contrairement au récit biblique, c’est sa servante, Abra, qui porte celui-ci.
Toutes deux se tiennent debout. Judith porte sur l’épaule l’épée dont elle vient de se servir. Leur regard tourné vers la droite, sondant l’obscurité. Ont-elles entendu quelque chose au moment de s’échapper de la tente ? Elles s’apprêtent à fuir, il ne faut pas éveiller l’attention ! Orazio peint, en « gros plan », la tête décapitée et ensanglantée. Les deux figures féminines émergent d’un fond noir. Contraste entre le brocart jaune de la robe de Judith et le vêtement rouge vermillon, plus modeste, d’Abra qui, lui, attire l’œil. Comme le sang qui perle sur le linge blanc du panier. Seul le visage de Judith est représenté. Même mouvement vers la droite peint par Artemisia. Mais il y a plus de proximité, voire de complicité, entre les deux femmes : Judith pose sa main gauche sur l’épaule de sa servante comme pour la retenir. Maîtrise certaine « dans le rendu des vêtements, la délicatesse des étoffes, des textures et des couleurs, des détails narratifs – le pommeau de l’épée qui figure une tête d’homme hurlant ou le bijou dans les cheveux qui figure un guerrier » (Neville Rowley, BeauxArts Editions, mars 2025). La tête tranchée est, en partie, cachée dans le panier d’où s’écoulent des filets de sang.

Artemisia, artiste caravagesque
L’influence du Caravage s’avère déterminante dans sa formation artistique. Ceci dans la mesure où il a marqué la peinture paternelle. L’a-t-elle rencontré ? De lui, elle hérite et conserve le traitement du clair-obscur et un sens certain du pathos. « Elle emprunte également à ce dernier sa technique, peignant directement d’après modèle vivant, sans dessin préparatoire » (dossier de presse). Sont mis en vis-à-vis deux toiles évoquant le même sujet : Le Couronnement d’épines. L’une peinte vers 1605, par le Caravage ; l’autre par Orazio, vers 1613-1615. Cette mise en regard permet de mieux comprendre les résonances entre eux. Même scène (Mathieu 27, 27-29). Les soldats viennent d’enlever à Jésus ses vêtements et le couvrent d’un manteau pourpre. Puis, ils tressent une couronne d’épines qu’ils posent sur sa tête. C’est cet instant précis qui est peint. Les personnages émergent de l’obscurité. Trois d’entre eux entourent le Christ. Christ en position centrale. La lumière descend sur sa poitrine ainsi que sur le dos du bourreau, accroupi au premier plan. Bourreau qui maintient les liens serrés autour des poignets du supplicié. Les regards croisés des personnages forment un triangle. Le bourreau, vêtu de rouge, regarde son compère qui s’efforce, à l’aide d’un long bâton, d’enfoncer la couronne sur la tête. Echange d’un regard entre ce bourreau et le Christ. Expression d’une douleur sourde sur le visage de celui-ci, teinté d’une certaine résignation.
Mise en scène théâtrale chez Orazio. Moins brutale. Tonalité de la palette plus claire. Un instant figé comme « photographié » ! A nouveau, position centrale du Christ. Deux bourreaux occupés par la torture qu’ils infligent. Le peintre dissocie les deux actions. Un genou sur la pierre, où est assis le Christ, le premier tire ses cheveux d’une main, l’autre tenant la couronne. Le second tient fermement la main droite du Christ (ses mains ne sont pas encore liées) afin de lui faire tenir un roseau. Se moquant ainsi de sa royauté ! Palette chromatique plus diversifiée. Précision des détails, telle la chevelure ou la barbe du Christ. Pâleur de ce dernier qui baisse la tête, les yeux clos. Tous les visages sont penchés, soit attentifs à ce qu’ils font, soit subissant la torture.

David avec la tête de Goliath (années 1610). Lividité cadavérique de cette tête « terrifiante de véracité. Le cadrage est encore plus serré que sur celui du Caravage, la palette, beaucoup plus froide, la lumière, assourdie, comme si elle avait choisi le moment d’après, celui où un silence plombant succède à la violence de l’assassinat » (Daphné Bétard, BeauxArts Editions). Blessure sanguinolente au milieu du front. Une blessure qui figure l’impact de la pierre lancée par la fronde. Main gauche au poing serré pour maintenir cette tête d’un géant qui vient d’être terrassé. Main droite sur le pommeau de l’épée. Une « curiosité » : la façon dont est coiffé David ! Une sorte de béret de velours bleu agrémenté d’une plume. Bleu qui s’apparente à celui de ses yeux qui regardent vers haut. Une intensité dramatique qui interpelle.
Dans les mêmes années, Artemisia convoque la mythologie avec sa Danaé. Une œuvre de petite dimension, peinte sur cuivre. Danaé est étendue, nue, sous une pluie d’or que sa servante, vêtue de bleu, récupère dans sa robe. Pluie d’or (ici des pièces) qui s’immisce entre les cuisses serrées de la nymphe. Rappelons que Jupiter s’est ainsi métamorphosé pour la séduire, s’introduisent dans une pièce close où elle avait été enfermée par son père. Ce dernier craignait la prophétie qui lui assurait un destin funeste : de ces amours devait naître un enfant qui lui donnerait la mort. Prédiction qui se réalisera. Persée naîtra et l’accomplira. Puissance érotique de ce corps lascivement endormi, tête renversée, yeux mi-clos. Main droite contracté sur la cuisse. Bras gauche relevé sur la tête. Cheveux dénoués dont la blondeur s’accentue en se déployant sur les draps. Subtilité du traitement nacré des chairs. Effets moirés des draps en désordre. Entre blancheur et rouge carmin. Contraste entre la pénombre environnante et la clarté du corps ainsi mis en valeur. « Le spectateur éprouve la sensation de pénétrer par effraction dans l’espace clos de cette scène mythologique à l’instar de Jupiter » (François Legrand, Connaissance des arts, hors-série n°1112). Patrizia Cavazzani d’ajouter : « Le cuivre était probablement recouvert d’un rideau : si on le soulevait, apparaissait une jeune femme qui, s’offrant à Jupiter, était représentée dans un moment de plaisir extatique » (catalogue).
Affirmation de soi
Artemisia arrive à Florence, à la cour des Médicis. Période florentine au contact des nobles, des artistes qui s’y côtoient. Ce qui lui permettra d’ouvrir les portes des cercles artistiques des villes où elle s’établira par la suite. Elle se lie d’amitié avec divers intellectuels et tombe amoureuse d’un noble, Francesco Marie Maringhi qui, de mécène, deviendra son amant. Elle a, pour commanditaires, le grand-duc et son entourage. Mais également Michel-Ange Buonarroti, le Jeune. Elle est ainsi associée au chantier de décoration de la casa Buonarroti. Elle peint, pour le plafond de la bibliothèque, une Allégorie de l’Inclination. Allégorie qui lui ressemble ! Elle se peint nue. Mais vers 1660, Baldassarre Franceschini dit Volterrano (1616-1689) ajoute des drapés pudiques, un voile sur les épaules afin de cacher cette nudité trop charnelle ! Réalisme saisissant d’une figure féminine juchée sur un nuage, surmontée de l’étoile polaire. Elle tient une boussole en cuivre, en référence à Galilée (1564-1642) qu’elle fréquente. Se détachant sur un fond bleu, l’Inclination offre une expression de calme, de sérénité presque souriante, inhabituelle. Mise en regard, une Allégorie du Génie de Francesco Bianchi Buonavita (1593-1658). Allégorie peinte pour le même décor. Le peintre lui donne l’apparence de Mercure : casque ailé, trois flèches à la main, arc tenant, comme par magie, debout à ses côtés. Contrairement à la palette presque bicolore utilisée par Artemisia, ici notre regard est saisi par le rouge du drapé qui entoure la nudité du génie. Nudité académique éloignée de celle de l’Inclination.


Portraitiste talentueuse
Nous quittons la troisième salle pour la suivante en passant sous un encadrement. Y sont reproduits des extraits d’écrits d’Artemisia. Ainsi que sa signature. Généralement, les femmes peintres du XVIIème siècle se trouvaient cantonnées à la peinture de portraits ou de natures mortes. Artemisia s’affranchit de cette « contrainte ». Néanmoins sa production compte quelques portraits où elle « excelle dans l’art de restituer la personnalité de ses modèles, mêlant observation minutieuse des visages, des costumes et des broderies dans un jeu de lumière (leur) conférant grandeur et majesté » (dépliant guide de l’exposition). Ces portraits sont aussi de précieuses indications sur les relations qu’elle entretient avec ses commanditaires. Sont exposés, entre autres, deux toiles inédites. Dont une Tête d’Héroïne (années 1620). De petites dimensions, elle montre une belle tête féminine au regard fier, un très léger sourire se dessinant sur ses lèvres. Des cheveux sombres encadrent son visage, éclairé par la droite. Chemise décolletée. Pour bijoux, un collier de perles blanches et une boucle d’oreille. Douceur de l’ensemble.

A ses côtés, le Portrait d’une dame tenant un éventail. Une toile peinte vers 1620/25, ceci d’après les vêtements et la coiffure. Une femme de la haute société. Robe noire à boutons en or à la mode espagnole. Luxe des détails. Boutons qui bordent le laçage sur le devant, les rabats des épaules et le long des manches. Finesse de la dentelle du col et des rabats des manches. A nouveau, des perles. Main gauche gantée de peau tenant un éventail à plumes. « Vue en contre-plongée, la figure domine le spectateur de son imposante stature alors que son regard s’échappe dans un dédain magistral » (François Legrand, ibidem). Le visage de la Pittora se reconnaît dans ce portrait. Autoportrait en joueuse de luth (1614/15). Fond sombre avec un rai de lumière qui éclaire le visage. Regard emplit, à la fois, d’assurance et de mélancolie. Regard posé sur le spectateur. Mains gracieuses et joues légèrement rosées. Focus sur la somptueuse robe en soie bleue clair. Turban, scintillant et doré, qui coiffe une partie de ses cheveux châtain clair lui donnant un air oriental. Point de bijou hormis une petite boucle d’oreille en or. Elle joue d’un luth posé sur ses genoux. Instrument aristocratique s’il en est. Luth à dix cordes ayant un motif central complexe. De forme ovale, sa tige recourbée est dotée de boutons de réglage sur l’extrémité supérieure. Il émane de la toile une certaine séduction.
Portraits féminins mais aussi portraits masculins. 1622. Artemisia peint le Portrait d’un chevalier de l’ordre des Saints-Maurice-et-Lazare (parfois appelé Portrait d’un gonfalonier). Tableau daté et signé au verso. Un portrait à consonance nordique ! Mais également d’inspiration vénitienne, comparé au style du Titien (vers 1488-1576). L’ordre des Saints-Maurice-et-Lazare a été fondé par une bulle papale (document scellé par lequel le pape pose un acte juridique important) en 1572, officialisant l’union de deux ordres préexistants. Le gonfalonier est un dignitaire des Etats pontificaux ayant à la fois un rôle politique et militaire. Notre personnage porte la croix d’argent de l’ordre et le ruban vert en travers de sa poitrine. Autres signes distinctifs de son rang : la bannière avec l’insigne pontifical placé sur la droite, le cimier empanaché posé sur une table recouverte d’un tapis de velours rouge où nous distinguons, mal, des armoiries. Un personnage qui montre une certaine suffisance. Une main posée sur le bord de la table, l’autre sur la garde de son épée. La fraise (collerette) blanche et les manchettes du même style ressortent sur le noir de la cuirasse. Regard en direction du spectateur. Nez proéminent. Haute racine des cheveux. Moustache et barbiche. Un second tableau apparu dans les années 2010 comme étant de la main de l’artiste : Portrait d’un gentilhomme (Antoine de Ville). Fond neutre. Expression dynamique du visage. Un rien narquois. Bras droit plié, la main reposant sur la hanche. Main gauche sur la garde de l’épée. Elégance des « vêtements, caractérisés par un pourpoint dont le buste et les manches présentant des crevés, avec un col et des ourlets de dentelle. Deux pendentifs en argent sur la poitrine, portant les lettres A et G, certifient l’autographie de l’œuvre » (Vincenzo Stanziola, catalogue).

Portrait d’un chevalier de l’ordre de Saint-Etienne, huile sur toile de 1619/20. Portrait qui apparaît pour la première fois comme faisant partie du corpus d’Artemisia. Il est signé le long du bord inférieur « Artemisia Lomi », Lomi étant le patronyme qu’elle utilise lorsqu’elle est en Toscane. Un gentilhomme âgé, représenté à mi-corps dans une pose officielle. Visage chenu émergeant d’une fraise amidonnée. Magnifique rendu de celle-ci. Front dégarni. Moustaches blanches. Rides marquées. Une cape noire l’enveloppe. Cape bordée de fourrure brune au réalisme certain. Cape où apparaît l’emblème de l’ordre de chevalerie auquel il appartient : une croix rouge à huit pointes bordée d’or et parée de lys dorés.

Artemisia, à l’égale des hommes
Il nous faut retraverser les salles précédentes pour visiter les trois dernières. Second séjour romain. Artemisia y fréquente les salons littéraires. A la même époque, son mari disparaît de sa vie. Sont exposés une série de petits portraits, dessins à la pierre noire. Portraits d’artistes européens masculins, souvent d’origine néerlandaise. Six artistes croqués dans une pose ou avec un accessoire caractéristique. Ils sont de la main du peintre et dessinateur néerlandais Leonaert Bramer (1596-1674). Figurent, entre autres, Claude Lorrain (1600-1682) et David de Haen (1585-1622) tenant un verre à la main. Il est vrai que le groupe s’adonnait volontiers à quelques excès ! Nicolas Régnier (1591-1667) tenant une fleur. Seule femme et seule italienne, « Artemyse Gentilesce » (sic) déguisée en homme portant la moustache. Que tient-elle en main ? Une pomme d’amour ? Un miroir ? Ou ? Un dessin qui montre qu’Artemisia semble « bien intégrée dans ce monde composé en partie de caravagesques étrangers dont elle observa attentivement les œuvres. (…) Dans le portrait, l’ironie à son égard ne diffère pas de celle envers les autres membres du groupe : ses capacités sont de toute évidence considérées comme égales à celles des hommes » (Suzanna Winkler, Patrizia Cavazzani, catalogue).

Héros et héroïnes
Nous l’avons dit, Artemisia excelle à représenter les figures issues de la Mythologie et des textes religieux. Sujets répandus dans la peinture romaine. Son interprétation offre une dimension sensuelle et héroïque… bien souvent audacieuse. La septième salle propose de le découvrir. A l’entrée, à nouveau une petite huile sur cuivre, Amour endormi (Allégorie de la Mort) datée des années 1620. Egalement redécouvert fortuitement lors d’une vente aux enchères (2023). Sujet inédit : un enfant nu. Air innocent d’un bébé potelé, endormi. La tête posée sur de précieux oreillers rouge brodés d’or. Le drap blanc sur lequel il repose l’entoure, au niveau de la poitrine. Raffinement du rendu des chairs. Douceur de la fine chevelure. Sensualité de cet abandon au sommeil. Ce putto : Cupidon, sans flèches ni arc ? Enfant Jésus, sans croix ?

Des années 1635/39, une huile sur toile, Minerve, portant l’inscription « ARTEMISIA GENTILESCHI FACEBAT » sur le bouclier de la déesse. Regard tourné vers la droite, elle est assise, le bras droit posé sur l’accoudoir. Iconographie traditionnelle : couronne de laurier (symbole de la sagesse et des arts)… rameau d’olivier (plante sacrée qu’elle donna aux hommes)… lance qu’elle tient dans sa main gauche… bouclier (égide, symbole de sa puissance et de sa protection) d’où se détache l’effigie de Méduse (voir notre chronique Sous le regard de Méduse). Mais point d’armure ainsi que c’est généralement le cas. Non une guerrière, mais une femme ! Une femme toute de grâce, vêtue d’une robe de soie dans les tons de violine. Pendentifs en perle, ceinture et fibule (sorte d’épingle ou d’agrafe destinée à retenir les extrémités d’un vêtement) serties d’or et de pierres précieuses. Généreux décolleté permettant d’entrevoir les seins de la déesse. Bref, une élégance raffinée loin des représentations de l’habituelle guerrière.
A ces côtés, Saint Jean-Baptiste dans le désert, lui aussi exposé pour la première fois. Représentation également inhabituelle, voire insolite ! Fond sombre d’où ressort un ample drapé jaune d’or dont nous admirons la virtuosité. Drapé où des rehauts noirs marquent les plis. Un personnage à demi nu (presqu’efféminé !) regardant sur sa gauche. Entouré de longues boucles châtain, un visage qui n’est pas sans rappeler celui de Minerve ! Chairs pâles du torse et des biceps en pleine lumière. Sont présents l’agneau et la croix, ses attributs habituels. Croix de roseau au cartellino (papier ou qui s’inspire du sujet représenté) portant les mots « ECCE AGNUS DEI » (celui-ci est l’Agneau de Dieu). Mais pourquoi est-il ceint d’une couronne de laurier ? Il est admis qu’une première ébauche du tableau devait représenter un sujet différent. Un personnage plus volontiers en rapport avec un dieu antique, tel Apollon. En témoignent la réalisation de l’agneau dont le corps est resté inachevé ou encore « la croix de roseau qu’il tient (qui) a manifestement été peinte par-dessus (son bras) » (Letizia Treves, catalogue).

Clio, la muse de l’Histoire (1632). Un tableau réalisé au moment de l’installation napolitaine. Œuvre commandée par le duc de Guise, Charles de Lorraine (1571-1640). Opposé à la politique du cardinale de Richelieu (1585-1642) et suite à l’exil de Marie de Médicis (1575-1642), il fut contraint à l’exil en Italie (1630). La figure de Clio est, elle aussi, reconnaissable à ses attributs iconographiques. Guirlande couronnant sa tête (symbole de l’immortalité)… trompette de la Renommée (allusion à la résonance des actes historiques au fil des siècles)… livre ouvert (support sur lequel l’Histoire est écrite). Artemisia signe le tableau de son nom et indique l’année d’exécution de celui-ci sur la page de ce livre posé sur la table. N’est-ce pas là, pour l’artiste, une façon de s’inscrire dans la continuité historique ? La clepsydre (horloge à eau) et le globe terrestre qui lui sont parfois joints sont absents. Clio est vêtue d’une robe couleur rouille laissant apparaître une chemise blanche. Robe recouverte d’une sorte de tunique de soie bleue, fermée par des épingles d’or au niveau de l’épaule. Elégante boucle d’oreille en perle révélée par le mouvement du cou. Pose fière assez ostentatoire. Regard au loin évitant presque de croiser le nôtre. Main droite tenant le trompette. Bras gauche replié sur le côté, main sur la hanche.
Sur le mur de fond de cette salle, une huile sur toile de forme rectangulaire. Vénus endormie (vers 1626). La séduction érotique est à nouveau convoquée avec ce nu captivant. Il fait chaud. Une jeune femme, nue, dort « dans un somptueux écrin de damas bleu et de velours cramoisi brodé d’or, un voile transparent enroulé autour d’un bras et d’une jambe » (Patrizia Cavazzani, catalogue). Nota. Dans l’histoire de la peinture, le bleu tient une place à part dans la gamme des pigments. Il est le plus précieux de la palette du peintre car extrait d’une pierre semi-précieuse, le lapis-lazuli, qui est broyée. Pierre rapportée d’Afghanistan, voire d’Extrême-Orient. Les peintres sont souvent obligés de se fournir eux-mêmes en pigments. Ce dernier est le seul acheté et fourni par le commanditaire du tableau. Derrière la couche, un putto ailé veille sur elle et la rafraîchit grâce à un éventail en plumes de paon. Elle s’endort, un léger sourire aux lèvres. Elle s’abandonne au sommeil comme l’indique la position naturelle de son corps. Il est communément admis de voir la représentation de Vénus et Cupidon. En arrière-plan, une balustrade s’ouvre sur un paysage. Il y a ici comme un second tableau : un paysage vallonné sous un ciel qui s’assombrit. En son milieu, un temple, celui dédié à la déesse, éclairé par cette lumière blafarde. L’orage ne devrait pas tarder !

A nouveau, deux huiles sur toile, côte à côte, partageant le même sujet. Deux toiles bénéficiant d’un prêt exceptionnel. L’une en provenance de la cathédrale de Séville. L’autre issue d’une collection privée et jamais exposée. Deux Madeleine pénitente des années 1625/30. Deux Madeleine associées au thème de la mélancolie. Le corps de Marie Madeleine envahit, à chaque fois, tout l’espace de la composition. Celle de Séville montre Madeleine assise sur un fauteuil, endormie sur son bras droit. Lèvres entrouvertes. Yeux mi-clos, emplis de larmes et nez rougi. Cheveux (avec lesquels elle avait essuyé les pieds du Christ) défaits. Robe jaune ocre sur une chemise blanche qui glisse sur son épaule. Jeux de lumières à la fois sur le visage et l’épaule. Une posture quasi identique mais inversée sur la seconde toile. Une Madeleine empreinte de mélancolie. Tête appuyée sur sa main gauche. Le bras appuyé sur un coussin de velours cramoisi galonné d’or. Main droite caressant un crâne, « memento mori » qui rappelle la fragilité de la vie et inspirant une méditation sur la mort. Magnifique drapé ocre. Lourde toile de la chemise dont le décolleté laisse apparaître un sein. Une poitrine dévêtue révélant la délicatesse de sa peau laiteuse.

Eros et Thanatos
Tel est le thème de la huitième et dernière salle. Les héroïnes, qu’elles soient bibliques ou mythologiques, sont des sujets de prédilection pour Artemisia. Victimes de violence ou violentes elles-mêmes. Elle fait preuve d’empathie à leur égard. Son expérience personnelle l’explique pour une grande part. Vertus et sensualité. Vertus et érotisme. Non sans, parfois, une certaine morbidité. Elle associe ainsi Eros (l’amour) à Thanatos (la mort). Rappelons que dans la peinture, la violence est presque toujours utilisée par les hommes. Artemisia transforme cette représentation masculine en représentation féminine et met en avant, chez ses héroïnes, la même détermination.
Une huile sur toile (1620) rectangulaire pour figurer un épisode de la Bible : Yaël et Siséra (Livre des Juges, 4, 17-21). Signature sur le pilier de pierre au centre de la composition : « ARTEMITIA.LOMI / FACIBAT / M.D.CXX ». Le général cananéen Siséra, vaincu par l’armée israélite, demande un renfort à Yaël. Elle le reçoit et gagne sa confiance. Un leurre ! Elle lui offre à boire du lait. Il s’endort de fatigue. Yaël profite alors de son sommeil pour le tuer avec ce qu’elle trouve : un piquet de sa tente qu’elle enfonce dans le cou du général. C’est précisément cet instant que choisit de peindre Artemisia. L’instant « d’avant » ! Il se dégage une certaine sérénité de cette scène où les personnages sont traités dans des tonalités claires sur un fond sombre, sans perspective. Calme et douceur du sommeil qui précède l’assassinat ! Opposition entre un homme, au sol, endormi, inerte et une femme agenouillée et active. En effet, le général s’est endormi, confiant, sur les genoux de Yaël qui le regarde tout en brandissant les instruments de la mort. Nous sommes loin de la décapitation sanguinaire d’Holopherne ! Sur le visage de Siséra, les marques évidentes de la fatigue. Physionomie concentrée de Yaël. Ne dirait-on pas qu’il émane une certaine « tendresse » de son visage ? Tout du moins de la sérénité à l’égard de ce qu’elle s’apprête à commettre. Alors même que sa main gauche tient le clou et la droite le marteau qui va l’enfoncer et fracasser la tête de Siséra… Raffinement des couleurs. Somptuosité des vêtements. Robe jaune dont le corset évoque celui porté par Abra dans le tableau vu précédemment. Finesse du voile sur les épaules et toujours cette perle qui pend à l’oreille. Curieuse tonalité de rose et de bleu vert pour le général.
Judith et sa servante avec la tête d’Holopherne (vers 1640/42). Une toile monumentale pour une composition peinte à plusieurs reprises par l’artiste. A nouveau une redécouverte, en 1983, dans les réserves du Musée des explorations du monde à Cannes. Lui aussi porte sa signature sur la lame de l’épée « ART. GEN. ». Cadrage serré et effets de clair-obscur typiques du caravagisme. A nouveau le « moment qui suit ». « Ici le ton est calme mais non dépourvu d’angoisse. Les deux femmes qui s’apprêtent à s’échapper de la tente du général sont effrayées par un bruit. Judith, peut-être sur le point de souffler la bougie, lève sa main gauche pour arrêter sa servante en train de mettre la tête d’Holopherne dans un sac » (Patrizia Cavazzani, catalogue). La robe jaune rebrodée dans le bas, le manteau lilas, le bracelet, la boucle d’oreille et les bijoux de cheveux concourent à la figure élégante de Judith. Ainsi que la poignée de l’épée qu’elle tient encore. Au premier plan, robe rouge brique d’Abra, agenouillée, qui regarde sa maîtresse. Tout en tentant de cacher son macabre butin, encore sanguinolent, dans un sac. Sang qu’elle essuie avec un linge blanc. Sur la gauche, dans la pénombre, un tissu bleu frangé d’or.

Trois huiles sur toile, peintes à différents moments, ont pour héroïne la célèbre reine d’Egypte, Cléopâtre (vers 69-30 avant JC). Ces tableaux représentent l’ultime moment de sa vie. Même si les versions divergent au sujet de ce suicide. Elle se donne la mort en se faisant apporter un panier de figues contenant un, voire deux, aspics. Cléopâtre, l’héroïne qui préfère la morsure fatale du serpent plutôt que l’humiliation publique du triomphe de l’empereur à Rome.
Le premier d’entre eux date de la première moitié des années 1620. Un environnement indéfini et obscur. Cléopâtre est représentée à mi-corps, entièrement dévêtue, assise sur un drap rouge sang qui enveloppe sa cuisse droite. Corps féminin voluptueux. Erotisme audacieux. Visage tourné vers le ciel où se perd son regard. Lèvres entrouvertes. Cheveux lâchés. Unique bijou : les boucles d’oreille. Un abandon total ! Seul le serpent qu’elle tient dans sa main droite augure de la suite. Serpent qui pointe sa tête vers le sein de la reine. Serpent qui effleure déjà le téton, prêt à mordre.

Lui faisant face de l’autre côté de la salle, le second tableau, peint entre 1630-1635. L’espace est clos tendu d’un rideau de velours rouge. Elle est, à nouveau, assise. Mais sur le bord de son lit dont le poteau porte une énorme patte de lion sculptée que surmonte un amour debout sur un dauphin. Son coude droit posé sur un coussin à gland. « Cléopâtre appuie sa joue sur la paume de sa main. Elle détourne son visage du spectateur, les yeux levés dans une attitude extatique évoquant celle d’un martyre. De la main gauche, elle dirige vers sa poitrine nue l’aspic enroulé autour de son poignet » (Margaret Dalivalle, catalogue). Le serpent mord son sein. Mourante, son corps s’affaisse sur le lit, ses yeux se révulsent. Palette chromatique habituelle : jaune d’or de la jupe… blancheur du corsage défait… violet du drap sur le lit… déclinaison de rouge du drapé.
La dernière toile exposée appartient à la période napolitaine et date de 1639-1640. Composition théâtrale. Moment qui précède immédiatement le drame. Cléopâtre se tient debout dans une pose plus classique. Classicisme dont témoigne le bas-relief sur la gauche. Main droite posée sur ce dernier en partie recouvert d’un drap jaune. Main tenant le serpent (gueule ouverte) qui sort d’un panier de… raisins ! Drapé presqu’aérien de la robe d’un bleu époustouflant. Epaule et sein gauche dénudés. Regard levé vers le ciel. En arrière-plan, le drapé d’un lourd rideau de satin rouge.

N’oublions pas une huile sur toile, vue au cours de notre déambulation. Une huile sur toile, elle aussi, de grande dimension : une copie (XVIIème siècle) du célèbre tableau Judith décapitant Holopherne. Un témoignage du succès de cette composition. Œuvre emblématique du corpus de l’artiste. On y retrouve l’inspiration du traitement de ce sujet par le Caravage mais avec une accentuation de la violence. Nous voyons là le passage de la vie à la mort. Expression terrible d’Holopherne. Judith va trancher cette tête alors que sa servante maintient, du mieux possible, le corps du général qui, lui, essaie de la repousser. « La force du tableau (est) dans le renversement abrupt des rôles (…) Le premier coup de génie, c’est d’avoir mis dans le tableau deux femmes, et non une seule, alors que dans la version biblique, la servante attend dehors : deux femmes associées dans un même travail, bras entremêlés, conjuguant leurs efforts musculaires sur le même objet : venir à bout d’une masse énorme, dont le poids excède celui d’une femme » (Roland Barthes (1915-1980), cité par Gérard Deniziau dans Les Grands Mystères de la peinture, Larousse, 2024). Cependant, la palette chromatique est ici différente notamment au niveau des vêtements féminins. Le sang du supplicié ne gicle pas.
Destin à la fois tragique et romanesque ! La peinture d’Artemisia nous parle. Audace, puissance mais aussi singularité en sont les maîtres mots. Une « artiste caméléon qui peint à Rome comme les Romains, à Florence comme les Toscans et à Naples comme les Napolitains » selon le propos de Francine Guillou (Télérama 3924, du 26 mars 2025). L’audace est au bout du pinceau de cette artiste phare du baroque italien. Sublime et tragique, son œuvre nous fascine. Tout autant que sa destinée de femme émancipée et ambitieuse. Femme qui sut s’imposer par son art à une époque où les femmes peintres sont à peine tolérées. Nous restons sous le charme des couleurs de sa palette. Ah ce jaune incomparable des robes soyeuses ! Sans parler du bleu.
Redécouverte au milieu des années soixante-dix, d’aucun(e)s veulent en faire une sorte d’étendard du féminisme de l’époque contemporaine ! S’indignant presque de la disparition de son patronyme dans le titre de l’exposition… d’autant plus que lorsqu’elle signait ses toiles, elle le faisait de son nom complet ! Il est vrai que se consacrer à la peinture (et en vivre) est hors du commun pour une femme du Seicento. Mais pas exceptionnel ! Ce serait oublier Sofonisba Anguissola (1535-1625), Lavinia Fontana (1552-1614), Elisabetta Sirani (1638-1665) ou encore Fede Galizia (1552-1614). Et d’autres. Il est aussi vrai qu’elles étaient généralement limitées à des sujets sur lesquels les femmes étaient reléguées, scènes de la vie domestique ou familiale ou encore natures mortes. N’oublions pas, non plus, que, bien souvent, de ce fait, certaines des œuvres d’Artemisia ont été attribuées, à tort, au travail de son père. L’histoire d’Artemisia traverse les siècles. La lecture que nous pouvons faire de son œuvre s’avère intemporelle et universelle. Le catalogue de l’exposition, très documenté, propose de poursuivre cette découverte.
« Loin d’être une victime désarmée, craintive, qui aurait tenté de surmonter un traumatisme de jeunesse à travers une catharsis artistique (Artemisia) fut une professionnelle infatigable, déterminée, orgueilleuse, confiante en elle-même et en son art, capable de dépasser la tradition tout en défiant ses meilleurs représentants » écrit Asia Graziano dans la toute récente monographie qu’elle lui consacre (édition Citadelles & Mazenod).
Belle main, qui manie le pinceau et la plume
Si bien qu’elle confère l’immortalité.
Sonnet écrit par Pietro della Valle (1586-1652)
Petit retour sur l’accueil du public ! Au moment d’arriver devant la porte-cochère du musée, il convient de patienter… cela que nous ayons acheté ou non notre billet ! Car l’entrée est contingentée. En effet, si le musée Jacquemart-André offre aux expositions temporaires un ensemble de huit salles dédiées, ces dernières sont de petites dimensions. Néanmoins, malgré la foule des visiteurs qui s’y presse, il est possible de regarder à loisir les œuvres exposées. Même si nous avons vu un visiteur contrarié apostropher une surveillante en déclarant que « ce n’est pas possible une exposition si mal organisée ». Admirons la contenance de la surveillante et sa réponse polie.

