Ariodante – Haendel

Un conte profondément philosophique

Créé au début de l’année 1735, Ariodante marque le début de la résidence de Haendel et de sa troupe au théâtre de Covent Garden, ouvert depuis à peine deux ans. Une saison particulièrement féconde, puisqu’à peine quatre mois plus tard, Haendel enchaîne avec la création d’Alcina. C’est peut-être aussi cet enchaînement qui explique qu’Ariodante ne connut que onze représentations. Pourtant l’œuvre ne manque pas de qualités : une intrigue simple, qui s’ordonne clairement autour des trois actes du livret (ce qui n’est pas si fréquent dans les autres œuvres du Caro Sassone…) ; des airs séduisants (on pense évidemment au fameux Scherza infida, mais on pourrait aussi citer le Doppo notte, ou encore le flamboyant Dover, giustizia, amor) et la présence des ballets, inhabituels chez Haendel, mais permettaient d’accueillir la célèbre Marie Sallé, danseuse de l’Académie royale de musique particulièrement appréciée du public londonien, auprès duquel elle effectuait régulièrement des tournées.

La mise en scène imaginée par Robert Carsen pour l’Opéra de Paris suit de près le livret, dont elle accentue les contrastes pour en faciliter encore la lecture. L’atmosphère festive du premier acte est ainsi traité avec une pointe d’ironie : dans une Ecosse plus vraie que nature, toute drapée de tartans (le baldaquin du grand lit d’Ariodante, les kilts arborés par les protagonistes masculins…), se prépare le grand événement du royaume : la princesse Ginevra va se marier au prince Ariodante, avec la bénédiction du roi d’Ecosse, père de la princesse. Les paparazzi accourent pour recueillir l’annonce officielle et tirer les meilleurs plans… Au second acte, c’est dans l’austère décor XIXème de son bureau (qui pourrait être aussi celui d’un homme d’affaires…) que le roi apprend, par un tabloid titrant sur le Ginevra scandal, l’infidélité supposée de sa fille, là aussi devant l’invasion d’une nuée de paparazzi avides de sensationnel que son secrétaire Odoardo repousse à grand-peine. C’est dans ce même bureau que se déroulent les scènes dramatiques du troisième acte : l’irruption de Polinesse venu prétendument défendre l’honneur de Ginevra qu’il convoite, la tentative désespérée de Ginevra de renouer avec son père. Les scènes à grand spectacle (l’annonce de la future union des époux, ou le combat entre Polinesse et Lurcanio) se tiennent dans une vaste et imposante salle des armures du château, qui exploite habilement la profondeur de la scène du Palais Garnier. Le changement des costumes conçus par Luis F. Carvalho (les kilts du premier acte font place aux actes suivants à des vêtements plus austères) souligne aussi le décalage entre un premier acte joyeux et insouciant et le drame qui s’ensuit. L’ensemble des décors sont marqués d’un vert profond, d’un bel effet visuel. Un des grands mérites enfin de cette production est de restituer pleinement les ballets, trop souvent raccourcis, voire simplement coupés dans d’autres productions. Citons tout particulièrement le saisissant ballet des Songes à la fin du second acte, particulièrement suggestif, autour d’une Ginevra hallucinée de douleur dans son grand lit à baldaquin.

La fête du finale du premier acte ©️ Guergana Damianova / OnP

La distribution de cette reprise (la production avait été donnée initialement en avril 2023 à Garnier sous la direction d’Harry Bickett) n’appelle que des éloges. Dans le rôle-titre, Cecilia Molinari se montre à l’aise aussi bien pour filer le parfait bonheur amoureux au premier acte (avec notamment un aérien Col l’agli di costanza, magnifiquement orné) que pour incarner le désespoir le plus profond (l’inévitable Scherza infida, chanté avec passion mais sans solennité excessive ; le bouleversant Ciecca notte, au début du troisième acte). Mais c’est assurément son Doppo notte jubilatoire que nous avons le plus apprécié, qui tire en quelque sorte la morale de cette douloureuse aventure – air également très apprécié du public, qui l’a salué par de larges applaudissements.

La Ginevra de Jacquelyn Stucker nous a semblée un peu tendue dans ses deux premiers airs mais les échanges avec Ariodante ont bien vite délié son timbre dans un Volate, Amori pétillant d’allégresse. Elle incarne ensuite avec beaucoup de sensibilité cette jeune femme brisée par l’accusation d’un acte odieux qu’elle n’a pas commis : sa scène de délire halluciné à la fin de l’acte II (A me impudica ?) est particulièrement émouvante. Elle attire irrésistiblement la compassion du spectateur dans sa douloureuse tentative d’éviter la répudiation de son père, face à un Luca Tittoto impassible qui continue à parapher ses documents (Io ti bacio).

Sabine Devieilhe est luxueusement distribuée dans le rôle de Dalinda. Dès le premier air (Apri le luci), nous sommes séduits par le moelleux de son phrasé, la clarté de sa diction. L’air suivant (Il primo ardor) est également un régal pour nos oreilles, de même que le Neghittosi, o voi che fatte ? (troisième acte), aux ornements ébouriffants. La chanteuse se montre également une actrice hors pair, aussi bien à l’aise pour parader sur scène en sous-vêtements aux côtés d’un Polinesse dépoitraillé (au début du second acte) que pour quémander humblement le pardon des protagonistes pour s’être prêtée involontairement à la manigance de Polinesse (au troisième acte).

En roi d’Ecosse, Luca Tittoto confirme ici les qualités que nous avions décelées dans une des ses précédentes interprétations du rôle (voir notre compte-rendu). Il excelle dans ce rôle de père noble et inflexible, faisant passer l’honneur du trône (et le qu’en dira-t-on ?) devant son amour filial. Au premier acte, il cabotine avec délices devant les journalistes pour annoncer l’union qui doit faire la fierté de son royaume (Voli colla sua tromba). Emu par l’annonce de la mort d’Ariodante (douloureux Invida sorte), il demeure de glace face à sa fille désespérée. Le timbre est rond et chaleureux, la voix projeté avec vigueur.

Ru Charlesworth brille de son timbre solaire dans le rôle de Lurcanio. Tour à tour amant éconduit de Dalinda (avec un Del mio sol séduisant), frère soucieux de venger l’honneur de son frère (Il tuo sangue), on le retrouve au troisième acte dans un duo enchanteur avec Dalinda (Dite spera/ Spera, spera).

Christophe Dumaux s’est fait un spécialité des rôles de « méchant » dans les opéras de Haendel (notamment à travers ses nombreuses interprétations de Tolomeo dans Giulio Cesare) ; il avait déjà incarné Polinesse à Garnier dans la distribution de 2023. Il parvient à équilibrer parfaitement son émission au volume sonore de l’orchestre et à la salle, ce qui constitue déjà une prouesse compte tenu d’une technique vocale qui recourt à la voix de tête. Le timbre demeure homogène sur l’étendue du registre (à part un bref détimbrage dans le grave dans le redoutable Dover, giustizia, amor du troisième acte). Le contre-ténor incarne avec conviction le caractère retors de son personnage, accentué par la mise en scène : observant lubriquement Ginevra qui se déshabille, paradant dépoitraillé aux côtés de Dalinda après la scène nocturne, réclamant avec fougue de défendre l’honneur de la princesse pour être certain d’obtenir sa main malgré elle. Un « méchant » hors pair !

A la tête de son orchestre Pygmalion, Raphaël Pichon signe ici sa première direction à l’Opéra de Paris. Il y confirme des qualités que nous avions déjà observées dans d’autres de ses productions, notamment une complicité de tous les instants avec les chanteurs. Cela est particulièrement palpable lors du premier acte, avec des finales d’airs traités sur un mode parodique, qui soulignent le caractère quelque peu artificiel des réjouissances annoncées. Il se montre également particulièrement attentif à accompagner la progression narrative : avec habileté, il évite de faire du Scherza infida un « moment suspendu » qui interrompt la narration – comme c’est trop souvent le cas – et nous conduit par degrés jusqu’au finale dramatique du second acte avec ses ballets, pour en faire un climax de l’intrigue. C’est aussi par degrés que la tension dramatique redescend au troisième acte, pour déboucher sur le dénouement imaginé par Robert Carsen : les quatre protagonistes principaux (Ariodante et Ginevra, Lurcanio et Dalinda) échangent leurs tenues de scène pour des tenues de ville et quittent la scène, un billet d’avion à la main, avant le chœur final, qui se répand dans un musée de figures de cire, où les personnages de l’opéra côtoient Charles III… Avons-nous assisté à un conte ? Un conte enchanté, assurément !

[Ariodante sera diffusé le 25 octobre prochain à 20 h 00 sur France Musique et disponible en visionnage sur le site de France Musique et l’application Radio France]

Publié le