Complete organ music - J. Worgan

Complete organ music - J. Worgan ©Toccata Classics
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Mais qui êtes-vous donc, Docteur John Worgan ?

L’orgue originel de l’église Saint Botolph without Aldgate, à Londres, a été construit vers 1704, puis restauré à plusieurs reprises, notamment lors de la reconstruction de l’église, entre 1741 et 1744. Il s’agit probablement de l’orgue le plus ancien d’Angleterre encore en fonction. Celui-ci comporte dix-neuf registres répartis sur trois claviers : neuf pour le Grand Orgue, cinq pour le Positif et cinq pour le Récit. Le pédalier moderne n’a pas été utilisé dans cet enregistrement.

Comme John Worgan, bien des célébrités ont marqué leurs contemporains sans avoir pour autant laissé de traces dans l’Histoire. Si l’on en croit le compositeur et organiste Richard John Samuel Stevens (1757-1837), « Doctor John Worgan was a Musician of the most eccentric Mind, but a man of the greatest genius, and an admirable Organ Player/le docteur John Worgan fut un musicien à l’esprit original, mais un homme du plus grand génie et un admirable organiste. » Même le grand George Frederic Handel (ou Haendel, selon nos usages) aurait déclaré que « M. Worgan … plays my music very well in Vauxhall ». Pourtant, ni Gérard Gefen dans son Histoire de la musique anglaise (1992), ni Gilles Cantagrel dans son Guide de la musique d’orgue (2012) ne lui accordent la moindre mention. Il faut donc rendre un hommage appuyé au label Toccata Classics pour avoir confié à Timothy Roberts le soin de tirer de l’oubli cet interprète-compositeur aux multiples facettes.

Car, si seules les compositions pour orgue vont nous intéresser ici, Worgan s’est essayé à d’autres genres musicaux. François Joseph Fétis, dans le huitième tome de sa Biographie universelle des musiciens et bibliographie générale de la musique (1868), livre quelques indications sur les centres d’intérêt du compositeur : « Haendel et Palestrina furent les maîtres qu’il étudia avec persévérance. Par l’analyse des ouvrages du premier de ces auteurs, il devint un savant fuguiste sur l’orgue. Son talent lui fit obtenir les places d’organiste de Saint-Botolphe et de Saint-André (nota : mais aussi St Katherine Cree), et l’Université d’Oxford lui conféra le grade de docteur en musique… Quelques recueils de pièces pour orgue ont été imprimés à Londres, ainsi qu’un très grand nombre de chansons, à une ou plusieurs voix, qu’il a composées pour les concerts de Vauxhall ». Ajoutons à cela qu’il a également été l’auteur de concertos pour orgue (perdus), de pièces pour clavecin ou pianoforte, de divers anthems et hymnes ainsi que de deux oratorios à la manière de Haendel : Hanna (1764) et Masseneh (1766).

Alors, quand les textes sont silencieux, il faut laisser parler la musique. Nous sommes alors confrontés à un nouveau problème. Worgan était passé maître dans l’art de l’improvisation, science que lui a inculqué son professeur de musique, Thomas Roseingrave (1690-1766). Or, l’improvisation ignorant la partition, elle laisse peu de traces. Aussi, ne connaissons-nous ses œuvres pour orgue qu’au travers d’une compilation posthume réalisée par son cinquième fils, James. Celui-ci a rassemblé quinze pièces, interprétées ici sur l’instrument que son père avait servi pendant de longues années. Ce n’est donc qu’une bien modeste partie des compositions de John Worgan qu’il nous est donné de goûter aujourd’hui.

De plus, cette compilation se présente sous la forme d’un assemblage composite de morceaux relativement courts (de deux à six minutes). Des pièces sacrées (selon nous) se mêlent aux pièces profanes (majoritaires) ; des mouvements destinés à des concertos pour orgue avoisinent des transpositions pour orgue de pièces écrites pour le pianoforte ou le clavecin. Certaines semblent achevées quand d’autres constituent probablement des partitions préparatoires appelées à être réutilisées. Aucune unité d’ensemble ne se dégage de ce recueil. En définitive, la compilation apparaît comme un nuancier donnant à ressentir différents genres de musique destinés à l’orgue.

Aucune de ces pièces n’ayant été publiée du vivant de son compositeur ou sous son contrôle, elles nous permettent d’entrer, sans guide mais aussi sans contrainte, dans l’intimité de l’atelier du compositeur. Nous le ferons avec beaucoup d’humilité car nous ne disposons d’autres indications que celles qui figurent dans le livret. Or, celui-ci étant écrit en anglais, nous craignons de ne pas avoir pu goûter à toutes les subtilités des explications, au demeurant bien fournies.

La pièce d’orgue n°8 était certainement destinée à être interprétée dans un cadre liturgique. D’ailleurs, c’est elle qui a été jouée, en 1904, lors de la cérémonie du dévoilement de la plaque en mémoire de Worgan à l’église St Andrew Undershaft, dans la City de Londres. Elle sonne sur le Grand Orgue et se compose d’une ouverture en forme d’aria da capo et d’une fugue généreuse. La structure de l’aria semble calquée sur l’air d’un anthem. Elle s’énonce en courtes phrases ponctuées par des moments de respiration, à l’imitation d’un chœur. L’ouverture de la fugue présente des similitudes avec les notes d’entée dans le troisième mouvement du concerto pour piano n°23 de Mozart (K 448) : qui, de Mozart ou de Worgan peut en revendiquer la paternité, s’interroge Timothy Roberts ? Son écriture mêle brillance et jeux de contrastes, le thème énoncé sur le clavier du Grand Orgue étant repris, sous une forme plus dépouillée, sur le clavier du Positif dominé par les Flûtes. Son écriture est joliment ornée.

Bien que nous ne disposions d’aucune indication dans ce sens, deux autres pièces nous semblent relever d’un usage liturgique. La pièce n°15 convient à un Offertoire et comporte deux mouvements. Une saisissante aria invite d’abord à la méditation et à l’adoration. Le Cornet expose une longue phrase mélodique apaisée sur le clavier du Récit. Elle est discrètement accompagnée d’une belle tonalité flûtée. Le second mouvement, en Allegro, est plus alerte et les jeux sont légèrement renforcés. L’ensemble respire l’apaisement et une allégresse contenue. A l’opposée, le tutti enveloppant la pièce n°3 expose une mélodie toute en majesté. Au premier mouvement, d’aspect grave et dominé par le Basson, succède une fugue aux allures de danse. Le tout pourrait avoir été conçu pour des célébrations solennelles ou festives.

Mais l’essentiel des quinze pièces relève manifestement du champ profane. Elles sont cependant de nature très diverses. Timothy Roberts signale que trois d’entre elles (n°4, 5 et 1) pourraient correspondre à des mouvements destinés à des concertos pour orgue car, à la manière de Haendel, leur final se conclut par des accords répétés. La pièce n°5 est sans doute la plus aboutie dans ce sens. En effet, elle comporte une scène de tempête figurée par des rafales de doubles-croches jouées sur le clavier de Récit, à grand renfort de Cornet. Ces pièces ont-elles été employées dans les compositions de Worgan, aujourd’hui perdues, ou attendaient-elles une utilisation pour des concertos en préparation ?

Car, outre les fonctions d’organiste, Worgan était en charge de l’animation musicale du Vauxhall Gardens. James Hook (1746-1827) y « jouait tous les soirs un concerto pour orgue » (Gérard Gefen). Rien n’interdit donc de penser que Worgan était soumis aux mêmes contraintes lorsqu’il y exerçait ses mandats. Ces jardins étaient considérés comme le lieu à la mode des plaisirs et de la convivialité. La bourgeoisie londonienne venait y entendre de la musique et on assister à des spectacles pyrotechniques. Mais on venait surtout pour s’y détendre et s’y amuser. Voici le conseil donné par un visiteur français du XVIIIème siècle : «  Par curiosité, allez dans toutes les places du spectacle et surtout au second box où est le peuple. Vous y verrez des scènes plaisantes mais quelquefois sales. Point d’ordre. » (Georges Haumont in Bulletin de la société archéologique, historique et artistique le Vieux Papier – 1963). Le défi lancé au musicien de service est donc immense. Outre les chansons avec orchestre qu’il destinait à ce public, Worgan composa également à son intention des pièces pour orgue aux mélodies faciles, aux tonalités légères et aux sonorités puissantes. La pièce n°2 y aurait d’ailleurs remporté un certain succès. Elle débute en forme de sonate traversée par des arpèges filantes. La ligne mélodique est peu consistante, comme si la démonstration de virtuosité prévalait sur la cohérence de la phrase musicale. Un moment de répit est accordé par l’exposé d’une mélodie sur une registration rappelant la cornemuse. Puis l’exercice virtuose reprend de plus belle, produisant finalement une forme de vertige. La pièce ne quitte quasiment pas le Plenum. Probablement, une façon subtile de couvrir les bavardages et autres distractions environnantes ! La pièce n°11 pourrait également avoir été interprétée dans ce cadre champêtre. Dans un premier mouvement, la mélodie évolue par sauts à l’octave et avance en phrasés irréguliers, embarrassée par des trilles qui en ralentissent le mouvement. La seconde partie est construite sur le principe des jeux d’échos. Les Trompettes et Cornets énoncent le thème, celui-ci étant repris sur le clavier du Positif avec une intensité diminuée. Une manière élégante de fixer l’attention de son public par un contraste sonore sans cesse changeant.

D’autres pièces figurent plus curieusement dans un recueil de partitions pour orgue. Ainsi, la pièce n°10 a été conçue initialement pour le pianoforte. Le final frappé, tout à fait caractéristique de ce genre musical, confirme d’ailleurs l’avis exprimé par Timothy Roberts. Pour lui, le fils de Worgan aurait intégré cette pièce dans le recueil en y ajoutant une registration respectant les usages de son père. De la même manière, l’Allegretto de la pièce n°9 avait été écrit pour le clavecin et portait la mention « Forming the Hands of Young Pupils’ /Former les mains des jeunes élèves ». La finalité de la partition conçue comme un exercice pour délier les doigts se perçoit à l’écoute. De même, le premier mouvement de la pièce n°12 débute comme un exercice de basse chiffrée réalisé sur le clavier du Grand Orgue.

Enfin, l’un ou l’autre de ces morceaux constitue manifestement un hommage à d’illustres inspirateurs. L’Allegro de la pièce n°12 débute sur des notes proches des Essercizi per gravicembalo de Domenico Scarlatti (1685-1757). Il y a tout lieu de penser que Thomas Roseingrave lui avait fait apprécier le compositeur italien en même temps qu’il l’a fait connaître au grand public en publiant une édition de ses sonates. Selon nous, la pièce n°13 pourrait résulter d’une analyse patiente des œuvres de Giovanni Pierluigi da Palestrina (1525-1594), compositeur culte pour Worgan. Elle respire une atmosphère suave et développe calmement une longue phrase mélodique, l’une des caractéristiques des compositions de Palestrina. Enfin, Timothy Roberts signale la familiarité de l’Allegrissimo de la pièce n°14 avec le Hornpipe du Water Music de Haendel.

Avant de conclure, il convient de saluer Timothy Roberts à un double titre. D’abord, en qualité de rédacteur du livret. Il nous fait connaître un auteur pour lequel la documentation disponible est rare et dispersée. Nous regrettons cependant que seuls nos amis anglais puissent en apprécier toute la substance. Ensuite pour la beauté de son interprétation. Outre sa virtuosité digitale, il a su pallier fort judicieusement aux zones d’ombres laissées en matière de registration.

Finalement, Worgan fait-il partie de ces « organistes des cathédrales (qui) ne cessèrent pas… de composer une grande quantité de musique, d’une valeur le plus souvent fort médiocre » (Gérard Gefen) ? Certes, les quinze pièces pour orgue rassemblées par son fils ne constituent pas toutes des chefs d’œuvres absolus. En revanche, elles témoignent de l’activité d’un interprète de talent fortement sollicité par des fonctions d’organiste dans trois paroisses de Londres, engagé dans un défi de renouvellement permanent de la musique animant les jardins de Vauxhall, appelé à se produire en qualité de virtuose du clavecin… et qui trouve malgré tout le temps de composer tout en exerçant une activité d’éditeur de partitions. A ce titre, l’initiative du label Toccata Classics et de l’organiste Timothy Roberts sonne comme un témoignage sur l’activité musicale non élitiste au cours de la seconde moitié du XVIIIème siècle britannique. D’autant que, dans ces pièces d’intérêt inégal, figurent quelques joyaux qu’il convenait de ne pas abandonner au silence éternel. C’est donc pour pouvoir les apprécier longtemps que ce disque mérite absolument d’être entendu.



Publié le 20 déc. 2016 par Michel Boesch