Les voyages de l'Amour - Boismortier

Les voyages de l'Amour - Boismortier ©
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Un jalon incontournable dans l'opéra français du 18ème siècle

L'Amour, lassé de favoriser par ses flèches les hyménées des mortels, voudrait bien mettre à son actif un succès amoureux. Accompagné de son confident Zéphire, il se déguise en berger, prend le nom de Silvandre et va tenter sa chance à la campagne avec la bergère Daphné mais celle-ci recherche un amour véritable et ne donne pas suite à ses avances. Il se rend ensuite à la ville où sous le nom d'Alcidon, il courtise Lucile, amour semble-t-il, payé de retour. Comme un devin prédit à la jeune fille qu'elle est destinée au dieu de l'Amour, Lucile mal conseillée par sa nourrice Béroé, décide de repousser le modeste Alcidon. Prenant l'apparence d'Emile, un notable romain, l'Amour cherche à la cour d'Auguste son bonheur et tombe amoureux de la belle Julie mais cette dernière est sensible aux charmes du galant Ovide et méprise le pauvre Emile. Dépité, il retourne à la campagne et retrouve Daphné. Cette dernière se souvenait du gentil berger Silvandre qui l'avait courtisée autrefois et regrettait qu'il l'eût abandonnée. Quand on lui annonce le mariage de Sylvandre, la bergère se désespère mais l'Amour (Silvandre) touché par sa constance, dévoile sa véritable identité. L'union de l'Amour et de Daphné est célébré dans la liesse.

Le livret du ballet Les voyages de l'Amour fut signé par Charles-Antoine Leclerc de La Bruère (1716-1754). Tout le monde applaudit sa belle versification et sa construction originale avec un quatrième acte qui, revenant au point de départ, offrait une conclusion très harmonieuse. Sur cet habile livret, Joseph Bodin de Boismortier (1689-1755), plus connu jusque là par sa production instrumentale, composa sa première œuvre théâtrale d'importance. Cette dernière fut créée à l'Académie Royale de Musique en 1736 deux mois après la reprise des Indes galantes de Jean-Philippe Rameau (1683-1764). Boismortier intégra dans un livret, somme toute assez léger voire frivole, des éléments dramatiques et fit un usage important des tonalités mineures qui montraient sa fascination pour le grand genre de la tragédie lyrique. Quoique ces incursions dans le domaine dramatique ne plussent pas à tout le monde, l’œuvre bénéficia d'un succès certain. En raison des réserves de la critique, le compositeur écrivit un nouvel acte II peu de temps après la création de l’œuvre. Le succès de cette dernière fut également amoindri par le désistement probable des chanteuses interprétant le rôle titre (mademoiselle Petitpas) et celui de Zéphire (Julie Eeremans). Ces dernières durent être remplacées par Pierre Jélyotte (haute-contre) et Louis-Antoine Cuvilliers (taille), changements majeurs nécessitant des ajustements compliqués qui furent probablement nuisibles au succès durable de l’œuvre.

Comme dans la plupart des ouvrages lyriques français de cette époque, cette œuvre offre une alternance d'interludes instrumentaux, de récitatifs, d'airs, de duos et de chœurs. Tous ces numéros sont généralement très courts ce qui évidemment contribue à donner à l'ouvrage beaucoup de vie et de dynamisme. Les chœurs frappent comme la foudre, les pièces instrumentales dansées sont d'une grande variété. Mais cette concision nuit aux airs dont la brièveté (de une à trois minutes) empêche parfois les chanteurs d'exprimer leurs sentiments et de développer leurs moyens vocaux. L'écriture de Boismortier est volontiers polyphonique et cet usage du contrepoint donne beaucoup d'attrait à sa musique en général, aux chœurs et aux trois duos en particulier. Dans ces derniers, les deux protagonistes ne chantent pas à la tierce comme c'est souvent le cas à l'opéra mais leurs voix sont totalement indépendantes ce qui confère à ces duos une vie et une musicalité merveilleuses. Le compositeur fait un usage massif des instruments à vents (hautbois, bassons, trompettes, flûtes) avec beaucoup de finesse, de sensibilité et d'habileté.

Le présent enregistrement propose après l'acte I, les deux versions de l'acte II, la première à la suite de la seconde. Grâce à cette excellente initiative, aucune note de Joseph Bodin de Boismortier n'est perdue. A mon humble avis, la première version me paraît dramatiquement et scéniquement supérieure à la seconde et il me semble préférable dans un souci de cohérence dramatique, de privilégier cette première version si on écoute l’œuvre d'une seule traite. En confiant le rôle titre et celui de Zéphire à deux sopranos, György Vashegyi a réhabilité l’œuvre dans sa forme idéale.

L’œuvre regorge de beautés diverses. Dans le prologue, le duo de l'Amour (Chantal Santon Jeffery) et de Zéphyre (Katherine Watson), Partons, abandonnons Cythère est une merveille de grâce et de vocalité.

L'acte I est écrit presque tout le temps dans le mode mineur. La scène 2 possède une puissance digne d'une tragédie lyrique, elle débute avec Un prix est dans ce jour proposé, sorte de chaconne dont la basse obstinée est répétée par une basse de viole tandis que l'Amour déguisé en berger sous le nom de Silvandre (Chantal Santon Jeffery) chante une magnifique mélodie suivie bientôt par un chant plein de passion et de désir : Tournez vers moi ces yeux qui vous rendent si belle. Un duo exalté de l'Amour et Daphné (Judith van Wanroij) clôt le passage. La scène 3 n'est pas moins belle avec un remarquable hymne à l'Amour chanté par Silvandre (Charmant vainqueur, aimable maître...) et un air de basse (Thersandre incarné par Thomas Dolié) avec chœur absolument génial (Pour mériter les dons de l'immortelle), dans laquelle le baryton dialogue d'égal à égal avec le chœur de façon audacieuse. L'acte I se termine avec un chœur percutant : Berger, jouissez de la gloire.

L'acte II (première version) débute avec des rythmes pointés très lullistes. D'ailleurs tout cet acte ne déparerait pas une tragédie lyrique comme le montre l'air de Béroé (Eléonore Pancrazi) : Confident du destin, auquel répond le Devin (Thomas Dolié) dans une magnifique envolée : Volez, volez, accourez à ma voix. L'acte II culmine avec l'invocation du Devin: Disparaissez, voiles impénétrables..., répétée par le chœur, passage d'une sombre grandeur avec ses roulements de timbales qui rappelle des scènes voisines du Phaëton de Lully. On notera aussi dans cet acte, deux autres chœurs splendides dont un chœur polyphonique de voix aiguës (sopranos et haute-contres) Portez la chaîne la plus belle.

L'acte III débute avec un air très intense de l'Amour (Chantal Santon Jeffery) qui a pris le nom d'Emile : Mes feux sont écoutés. Le personnage de Julie (Eléonore Pancrazi) est doté d'airs spectaculaires. L'erreur de nos déguisements, malheureusement trop court, est frappant par la hardiesse de sa mélodie intemporelle. Julie chante ensuite Suivons l'Amour et la Folie. La Folie est une figure dont l'opéra du 18ème siècle fut friand et on se délecte en écoutant les mots, L'Amour est l'âme de la vie, la Folie en est l'agrément, chantés avec passion par Eléonore Pancrazi. Cette dernière triomphe ensuite sur le fantastique air avec trompettes : De l'amour, chantons la gloire, un des sommets de l'opéra. L'acte s'achève sur la confrontation finale entre Julie et Emile sous forme d'un récitatif très dramatique.

Tandis que l'Amour a repris la figure du berger Silvandre, l'acte IV s'ouvre avec Doux sommeil qui suspend les maux des misérables, sommet incontesté, chef d’œuvre vocal et instrumental où la voix de la bergère Daphné (Judith van Wanroij) est accompagnée par trois flûtes et les cordes avec sourdines. Là encore on est frappé par la beauté des vers de Leclerc de la Bruère et de la mélodie de Boismortier. Dans la même veine le ravissant chœur féminin : Célébrons les amours d'un fidèle berger, est accompagné aussi par trois flûtes. Enfin l'union du berger et de la bergère est scellé dans le grand chœur final : Vole Hymen, reviens à Cythère, écrit curieusement dans le mode mineur et qui est rien moins que triomphal.

J'ai raffolé de la déclamation française de tous les interprètes dans les récitatifs. Le rôle titre parcourt toute l’œuvre, il était attribué à Chantal Santon Jeffery (soprano). La voix de cette dernière se détache par la finesse de son grain, son éclat et sa brillance incomparables, qualités qui étaient parfaitement appropriées pour incarner le dieu de l'Amour et que nous avons louées précédemment. Katherine Watson chantait le rôle de Zéphire, confident de l'Amour avec beaucoup d'engagement et une voix très expressive, notamment dans ses magnifiques interventions au quatrième acte. Thomas Dolié (baryton) en grande forme chantait quatre rôles différents (Thersandre, le Devin, Adherbal, Ovide) avec une voix à la projection impressionnante et une diction admirable tout en se coulant dans la peau de tous ces personnages. Quel chanteur ! La bergère Daphné trouvait en Judith van Wanroij (soprano) une interprète inspirée et émouvante qui faisait une démonstration éblouissante de grand style français. La vaniteuse Julie était incarnée avec beaucoup d'énergie et en même temps de finesse et d'ironie par l'excellente mezzo-soprano Eléonore Pancrazi. Enfin Katia Velletaz (soprano) que j'avais beaucoup aimée dans son interprétation du rôle d'Isabella dans La Capricciosa corretta de Vicent Martin i Soler, prêtait sa belle voix et sa musicalité au personnage de Lucile mais également à Hylas (très bel hymne à l'Amour), Dircé et un habitant de Cythère.

Le Purcell Choir est une magnifique phalange avec un pupitre de sopranos renversant. Les autres pupitres ne sont pas en reste avec des hautes-contre très doux, des tailles et des basses puissantes.

L'Orfeo Orchestra brille par ses cordes nerveuses et ses vents. Les flûtes traversières omniprésentes se distinguent par leur sonorité fruitée et leur intonation parfaite. Deux hautbois virtuoses et une délicieuse musette apporte de jolies notes pastorales. Le basson, instrument cultivé volontiers par Boismortier dans son œuvre instrumentale (voir la chronique) et dans le présent ballet, était confié à trois remarquables interprètes.

György Vashegyi s'est déjà magnifiquement illustré avec Phèdre de Lemoyne, Isbé de Mondonville, Naïs de Rameau, Hypermnestre de Gervais, dans le projet ambitieux d'enregistrer des opéras français méconnus du 18ème siècle, et l'opéra-ballet Les voyages de l'Amour constitue un jalon incontournable de ce parcours.



Publié le 25 mai 2021 par Pierre Benveniste