Vistoli - Arias for Nicolino

Vistoli - Arias for Nicolino ©Mimmo Jodice - Roman boy, Boston 2008
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Un héritier talentueux

Le castrat napolitain Nicola Grimaldi (1673 – 1732) est certes moins connu que Farinelli ou Caffarelli, nettement plus jeunes que lui, ou encore que Senesino (qu'il précède d'une douzaine d'années seulement). Il est pourtant l'un des premiers grands représentants de l'école napolitaine, dont il contribuera à la renommée en Italie et dans l'Europe entière sous le nom de scène de Nicolino, diminutif de son prénom. Il a été formé au Conservatoire de la Pietà dei Turchini, l'une des grandes institutions napolitaines qui recueillait les jeunes enfants et assurait leur éducation, en particulier musicale. Il se montra précoce dans son talent, puisque nous savons qu'il participa dès l'âge de douze ans à la représentation du Difendere l'onore ovvero La Stellidaura vendicante du compositeur napolitain Francesco Provenzale (1624 – 1704) au Teatro dei Fiorentini. A la fin du siècle il est engagé par le Teatro San Bartolomeo de sa ville natale, où il se produit dans des opéras aux livrets fournis par Silvio Stampiglia (1664 – 1725) et mis en musique par Alessandro Scarlatti (La Caduta de' Decemviri, créé en 1697) ou par Luigi Manzo (La Partenope, 1699, qui inspirera plus tard Haendel) . Rappelons au passage qu'au XVIIème siècle le librettiste est souvent considéré comme plus important que le compositeur : cet état va rapidement changer au siècle suivant.

Au début du XVIIIème siècle Nicolino se produit à Venise. Depuis Cavalli la ville était la plus importante de la péninsule en matière de production lyrique, jugée à l'aune d'un public exigeant. Il y remporte un succès éclatant, au point qu'il reçoit le titre de chevalier de la Croix de Saint-Marc pour son rôle dan l'Antioco de Francesco Gasparini. Il se fait également connaître sur les scènes du nord de l'Italie, notamment Bologne, Gênes et Parme. En 1708 il part pour Londres, où il séjournera jusqu'en 1712. Il y reçoit un accueil triomphal, et chante le rôle-titre lors de la création de Rinaldo, première composition de Haendel pour la capitale britannique (1711). Outre son étendue vocale, son expressivité fut particulièrement appréciée du public anglais. Ce talent lui vaudra une longue carrière, interrompue par son décès en 1732. Quelques mois auparavant il avait encore été engagé par l'impresario Carlo Barone pour « jouer le rôle-titre dans les opéras que l'on représente au théâtre de San Bartolomeo ». Outre Scarlatti (qui lui vouait une amitié fraternelle) et Haendel, Nicolino chanta pour les plus grands compositeurs italiens de l'époque : Leo, Sarro, et même le jeune Pergolèse, prématurément disparu quelques mois avant lui.

Le jeune contre-ténor italien Carlo Vistoli aborde dans cet enregistrement de nouvelles facettes de son talent. Jusqu'ici il avait plutôt été présent dans le répertoire du XVIIème siècle, dans lequel son médium charnu et son expressivité lui avaient acquis rapidement une solide réputation. Nous l'avons ainsi entendu ces derniers mois dans l'Orfeo de Monteverdi ou dans l'Erismena de Cavalli (nos chroniques : Orfeo et Erismena). De même nous avions remarqué, au disque cette fois, combien il était capable de donner sens et épaisseur au personnage de Jonas dans le rare Giona de Bassani (notre chronique : Giona).

Le programme de son récital s'articule autour du flamboyant Rinaldo, dont les trois airs choisis (en introduction, au milieu du programme et au final) illustrent des situations psychologiques variées et mettent en valeur des qualités vocales assez différentes : un phrasé précis et aérien qui culmine en de longs aigus filés pour le Cara sposa, une fureur toute contenue dans le Cor ingrato, et un emportement virtuose dans le Venti, turbini. Entre ces trois airs sont intercalés des passages extraits d'autres œuvres qui décrivent des sentiments variés : le dépit amoureux (Amadigi di Gaula), la colère face à l'ingratitude (Arsace de Sarro), l'avertissement solennel et le triomphe (Il Cambise de Scarlatti) ou encore l'irone grinçante puis la fureur emportée (Salustia de Pergolèse). Grâce à une excellente maîtrise des couleurs de son timbre et un phrasé particulièrement attentif au sens des paroles, Carlo Vistoli nous fait partager avec conviction ces différentes situations.

Dès le Cara sposa introductif on retrouve avec plaisir le caractère charnu du timbre, qu'une tension lancinante va propulser vers de longs aigus aériens développés avec aisance. La voix, légèrement diaphane, suggère avec force l'interrogation dramatique. On retrouvera cette expressivité dramatique voilée un peu plus loin, dans le long récitatif Eccoti al fine où le héros se lamente sur l'ingratitude de son aimée, et le début de l'air Se penso a Statira (Arsace), avant que ce dernier n'éclate en ornements virtuoses, qui s'appuient sur une diction toujours parfaitement maîtrisée. Le T'amai, quant'il mio cor (Amadigi) débute par l'évocation radieuse des moments de bonheur passés, lent andante souligné par des cordes onctueuses ; les reflets moirés du timbre y sont particulièrement séduisants, avant de se durcir sur des mélismes frémissants (Io ti disprezzo). Ce contraste des sentiments est aussi celui du Tale stupor de Rinaldo, comme pétrifié par le doute et la douleur, qui débouche sur la touchante imploration Cor ingrato (aux accents attendris), avant que la fureur ne se donne libre cours dans le Ma se stupido rassembri aux ornements menaçants.

Deux autres airs témoignent tout particulièrement à notre sens du talent de Carlo Vistoli pour animer et rendre vivant un texte projeté au premier plan par un accompagnement musical réduit ou linéaire. Il s'agit tout d'abord du Quando vedrai (Il Cambise), froid avertissement chanté sous forme d'un andante lancinant de reproche, dont le rythme permet de développer à loisir l'expressivité de chaque mot, à la manière d'une déclamation. Le second est un petit bijou d'équilibrisme et d'ironie, entre la fidélité proclamée au prince et une nécessaire défiance envers ses colères : Al real piede ogonora (Salustia) nous permet de savourer tout à la fois une soumission quelque peu teintée d'exagération, et les cinglants apartés qui en anéantissent aussitôt la portée. A ce jeu, Carlo Vistoli nous rappelle brillamment combien il maîtrise l'art du madrigal, dans lequel la simple intonation de la voix module le sens d'une parole. L'effet est atteint avec une grande précision, sans jamais verser dans des contrastes trop appuyés.

Les morceaux de bravoure sont empreints d'une grande intelligence d'interprétation. Le jeune chanteur ne tente pas d'y montrer une étendue de timbre exceptionnelle ; il les construit entièrement à partir de ses points forts : le charnu du timbre, qui ne se dément pas dans les aigus, et la qualité de sa diction, jamais démentie dans les passages les plus rapides, et qui s'appuie sur un souffle particulièrement long. Il dévale ainsi avec aisance et naturel les ornements rapides du court Torno ai ceppi (Arsace), et le rapide chant syncopé par la fureur du Per trucidar la perfida (Salustia) est emporté avec brio. Dans les ornements tournoyants du Venti, turbini final, il fait montre d'une impressionnante capacité d'abattage sans laisser paraître aucun signe d'effort. Mi cinga la fama (Il Cambise) consacre son fier triomphe, avec des aigus aériens soulignés par les notes charmeuses du hautbois.

Il convient enfin de souligner la qualité de l'orchestre Talenti Vulcanici, placé sous la direction de Stefano Demicheli. Tout au long du récital il fait montre de sa ductilité pour s'adapter au plus près aux nombreuses nuances vocales du chanteur. Dans les quelques passages purement instrumentaux (à commence par le brillant presto d'ouverture) il déploie une personnalité séduisante et expressive : des cordes à la fois nerveuses et onctueuses, aux attaques bien coordonnées, associées à des vents impérieux, composent une riche palette qui donne toute sa mesure dans l'ouverture de Rinaldo (en milieu d’enregistrement): allegro bien enlevé et volubile ; puis court largo épanoui avant l'allegro final au rythme dansant.



Publié le 25 déc. 2017 par Bruno Maury