Vespro della beata Virgine - Monteverdi

Vespro della beata Virgine - Monteverdi ©
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Deux nouvelles Vêpres de la Vierge, sinon rien

Les Vêpres de la Vierge de Claudio Monteverdi bénéficient d'une discographie véritablement pléthorique, qui ne cesse de s'enrichir. C'est non seulement une justice immanente rendue à l'une des partitions les plus abouties, les plus diverses et les plus grandioses de tous les temps, mais aussi le fruit des marges interprétatives variées qu'autorise le nombre de ses approches possibles.

Comme leur titre latin l'indique, le compositeur a fait imprimer, avant l'office vespéral proprement dit, une messe à six voix d'après Nicolas Gombert, dite Missa in illo tempore, le plus généralement omise. En épilogue, existent très curieusement deux Magnificat, l'un à sept voix, de loin le plus fréquent, et un autre à six. La version de Suzuki (Bis, 2001) semble la seule – ou l'une des rares – à offrir la totalité du corpus. On trouvera cependant les deux Magnificat ailleurs : par exemple chez la Compagnia del Madrigale (Glossa, 2017) ou chez Gardiner II (à Saint-Marc de Venise, Archiv, 1990). Le choix de l'antiphonaire est une autre liberté, puisque les antiennes grégoriennes, interpolées entre psaumes, « concertos », sonate Sopra Sancta Maria ou hymne Ave maris stella, sont par nature changeantes au fil du calendrier liturgique. Il existe des lectures qui s'en dispensent (Gardiner I, Decca, 1975, implémentée de motets de Gabrieli ; Christie (Erato, 1998), avec des sonates de Cima ; Junghänel, Kuijken, Corboz, Jacobs,...). L'instrumentation est ouverte à maintes combinaisons, et les voix solistes peuvent être dévolues à des membres du chœur ou à des chanteurs lyriques.

Enfin, il convient de garder à l'esprit que le plan retenu pour un enregistrement ne peut pas toujours convenir à une exécution de concert et réciproquement ; d'autant plus qu'en la matière, nous ne savons pas tout ce qui a été réellement joué, où, quand, et avec qui, du vivant de Monteverdi. Le mélomane désireux d'une analyse plus complète et érudite consultera avec profit, dans ces colonnes, la recension effectuée par notre confrère Michel Boesch du Vespro d’Herreweghe II en 2018.

Le jeune mais déjà expérimenté Simon-Pierre Bestion, avec son ensemble La Tempête (auparavant orchestre Europa Barocca et chœur Luce del Canto – lire notre compte-rendu du Festival de Pontoise 2016), aborde par conséquent le Vespro précédé d'une concurrence redoutable en quantité, et souvent en qualité. Pour qui connaît un tant soit peu ses disques antérieurs et sa manière de travailler, imaginer une nouvelle resucée du matériau « conventionnel » serait, évidemment, faire fausse route. Aucun concert, aucune gravure réalisée par ce chef hyper-imaginatif, si ce n'est trublion, n'est là pour flatter la zone de confort de l'auditeur blasé ; ce dernier, bien au contraire, est bousculé dans ses certitudes les plus ancrées. On l'a constaté avec le programme Cantigas de 2013 (voir le concert au musée de Cluny), devenu Azahar en CD, mêlant Guillaume de Machaut, Igor Stravinsky et Maurice Ohana ; avec les Vêpres - de Sergeï Rachmaninov cette fois - invitant la compositrice contemporaine Sofia Gubaidulina (Nocturne, 2015) ; et avec Larmes de Résurrection (2018), où Heinrich Schütz et Johann-Hermann Schein rencontrent le chantre byzantin Georges Abdallah.


© Hubert Caldaguès

Un point capital. Dans la plaquette de présentation, à la question « peut-on imaginer que les Vêpres aient été jouées ainsi à leur époque ? », Bestion répond : « Non, pas du tout, c’est une totale recréation, et par les ajouts de parties instrumentales, et par le fait de faire chanter deux fois le même texte – ce qui ne se faisait jamais dans ce genre d’office. Musicalement, l’oreille n’est pas choquée car ces modifications apparaissent comme une augmentation, voire une prolongation de la prière, mais historiquement, c’est très discutable. J’assume totalement cette relecture personnelle ». Il s'agit donc bien d'une appropriation, librement agrémentée et développée. Qu'elle enthousiasme ou qu'elle agace, elle ne peut – sous peine de contresens – être critiquée à l'aune de l'orthodoxie textuelle.

De quoi s'agit-il en détail ? D'abord, même dotée du seul Magnificat a 7, la structure de l'œuvre est considérablement rallongée (2 h 22 !). En effet, aux antiennes se greffent d'antiques faux-bourdons, polyphonies rudimentaires et entêtantes, redécouverts dans une bibliothèque de Carpentras par Marcel Pérès. Ainsi Bestion en place-t-il un avant chaque paire « psaume + concerto », sur les paroles du psaume qu'il introduit ; et aussi, avant l'invitatoire Domine ad adjuvandum me. Un Ricercar sopra Sancta Maria de Girolamo Frescobaldi est en outre intégré, entre le psaume Nisi Dominus et le concerto Audi cœlum.

Ensuite, comme il s'en explique dans la même plaquette, il n'hésite pas à modifier la texture sonore, quant à la répartition des voix (moins dans l'Ave maris stella – mais plus dans le Gloria du Magnificat), et quant à celle des instruments. Bienvenue au cervelas, au serpent, à un continuo chamarré incluant des harpes triples très présentes. Enfin, autre constante chez lui, le cosmopolitisme ; précisément l'orientalisme, que justifie selon ses vues la position géostratégique de Venise et sa porosité byzantine, plus que jamais audible dans cette exécution. Il présente d'ailleurs le serpent comme un jumeau du chofar, venu du rituel juif. Une démarche cousine de celle de Leonardo García Alarcón, convoquant dans son Nabucco de Michelangelo Falvetti le zarb et le daf persans.

Pour parachever cette « relecture personnelle », voire intime, Bestion livre une ultime clef, celle de grand rituel. Dans son esprit, les Vêpres de la Vierge correspondent à une longue et enivrante procession mariale, dont le caractère sacré ne saurait gommer l'exigence festive, et populaire. Fort loin, aux antipodes même, du prisme méditatif, orant et épuré qui nourrissait, par exemple, la vision Herreweghe II précitée ! L'équipe réunit quelques fidèles : Claire Leffiliâtre, Fiona McGown, Sébastien Obrecht, Francisco Mañalich, auxquels s'ajoutent Pierre-Antoine Chaumien, Arnaud Richard et Renaud Bres. Les antiennes sont confiées à Eugénie De Mey.

À vrai dire, pour atypique – et risqué – que cela soit, cela fonctionne. Le premier plaisir vient de la luxuriance, et de la virtuosité sans faille que celle-ci exige. La profusion instrumentale, l'ornementation du chant, grâce à la direction millimétrée et à la prise de son impeccable, ne sonnent pas lourdement ; les timbres vocaux ou instrumentaux sont bien différenciés, le plus souvent intelligemment assortis. Surtout, la fluidité magique de la musique de Monteverdi n'est guère entravée par ce parti-pris spectaculaire, volontiers exubérant, qui est ni plus ni moins celui de la ferveur, un fil d'Ariane revendiqué par le chef. L'interprétation est véritablement dynamique, sans que les tempi ne soient bousculés (au contraire) ; c'est la foi en mouvement.

Le ton est donné d'entrée : le premier faux-bourdon, Domine ad adjuvandum me, résonne avant la fameuse Toccata éponyme, la même que celle de l'Orfeo. Jamais cette Toccata, opulente car ici allongée, annoncée par des riffs de guitare baroque, ne nous a paru si rythmée et si jubilatoire, lustrée par l'éclat d'une trompette s'autorisant une « vocalise » du plus bel effet sur l'Alleluia conclusif. Claire Lefilliâtre et Fiona McGown prodiguent un Pulchra es d'une sensualité magnifique, presque débondée, avec un acmé sur terribilis ut castrorum acies ordinata ; l'attention portée au sens des mots est un autre atout cette entreprise. Le Lætatus sum mériterait une étude à lui seul, tant la mise en miroir de chacune de ses sections l'une par rapport à l'autre procure de vertige, en un ostinato irrésistiblement jazzy, aux vents capiteux. Et que dire du Duo Seraphim accolé, avec son hypnotique introït de trombones !

D'autres grands moments ? Le Ricercar de Frescobaldi, oraison bercée d'entrelacs de cornets et sacqueboutes, anticipation de la fameuse Sonata sopra Sancta Maria sur les mêmes paroles. L'Ave maris stella, dont Bestion a confié certains versets à un soliste plutôt qu'au chœur, d'un profond recueillement. Le Magnificat, avec son Et misericordia surnaturel... et son Gloria au céleste triple écho, les quatre ténors (!) figurant les quatre archanges. La méditation a aussi sa place dans les antiennes : la mélopée androgyne (et, partant, troublante) de De Mey, soutenue par un infime bourdon, contribue à l'abolition de la sensation de durée. Les faux-bourdons, quant à eux, sont par excellence le lieu de la prière, pour ainsi dire mise à nu, a contrario de l'élaboration sophistiquée des psaumes.

Répétons-le, il s'agit d'une lecture personnelle, revendiquée comme telle. Si certaines de ses sections nous ont paru plus réussies et convaincantes que d'autres (le Lauda Jerusalem bien agité, la Sonata sopra Sancta Maria trop chargée), l'ensemble, on l'a bien compris, n'est pas seulement original, mais séduisant et profondément mûri. Cet album peut donc être recommandé autant au connaisseur en quête d'une version CD alternative – qu'au débutant, à condition de l'assortir de l'achat d'un « classique ». Entre Savall, Junghänel, Gardiner II (CD + DVD), Gardiner III (DVD), Herreweghe II et quelques autres – dont Christie qui a bien vieilli, le choix ne manque pas.

Laurent Brunner a su faire de la Chapelle Royale du Château de Versailles un temple des Vêpres de la Vierge. Leur plus grand spécialiste, Sir John Eliot Gardiner, déjà signataire de deux gravures CD, les y a offertes en 2010, puis en 2014. Un quart de siècle après le DVD Archiv venu de Saint-Marc de Venise, ce dernier concert a fait l'objet d'un DVD Alpha. Le couvert est remis en 2019 : à Raphaël Pichon d'être invité avec son orchestre et son chœur Pygmalion. Serait-ce la fois de trop ? La réponse est résolument non.

À peu près de l'âge de Bestion, acquis pour sa part à la structure la plus courante du Vespro, Pichon est confronté à un défi gigantesque, et double. Le premier est de parvenir, à ce stade pivot de sa carrière, à frapper un grand coup dans une disco/ vidéographie, riche comme on l'a vu de tant et tant de versions, dont d'importantes réussites. Le second n'est pas moins insensé : comment renouveler l'intérêt d'une prise de vues, si peu de temps après Gardiner, et dans le même lieu – ce qui met largement à contribution le réalisateur (Colin Laurent) et l'éclairagiste (Bertrand Couderc) ?


© Colin Laurent

Premier atout, les voix solistes. Jeunes, voire très jeunes, déjà de réputation flatteuse, fidèles, et toutes avec une expérience lyrique : jugeons-en. Eva Zaïcik et Lea Desandre, deux mezzo-sopranos passées par le Jardin des Voix du grand Bill (Christie) ; l'alto Lucile Richardot qu'on ne présente plus ; Emiliano Gonzalez Toro désormais chef d'orchestre en plus de ténor partout demandé ; deux autres ténors, Zachary Wilder devenu incontournable, et Olivier Coiffet. Un splendide brelan de basses en prime – outre Nicolas Brooymans et Geoffroy Buffière, Renaud Brès, qui assure le lien avec Bestion. Ces artistes bénéficient de l'écrin de Pygmalion au sommet de ses moyens.

Pour ce qui concerne l'effectif « orchestral », on note là encore une grande variété. Pichon travaille avec trois violes de gambe, une basse de violon (ou violoncelle), un violone et une contrebasse. Un basson s'insère entre trois cornets, plusieurs flûtes et trois trombones ; les théorbes ou archiluths sont accompagnés par une harpe, clavecins et orgues sont de la fête. Sans doute plus étoffé que chez certains, toutefois moins qu'avec La Tempête. Mais la quantité n'est pas si importante que la manière dont ces ressources sont conduites, agencées, organisées – au bout du compte, tendues vers le sublime. Si ce mot est plus que galvaudé, notre langue n'offre malheureusement pas pléthore de substituts : inutile de tourner autour du pot, Pichon remporte haut la main sa première gageure. Ses Vêpres de Monteverdi bousculent leurs rivales et s'installent, d'un seul coup de maître, tout en haut de l'Olympe.

Plutôt que d'égrener une litanie des dons hors du commun de chacun, citons quelques faits marquants. Le maestro, aidé par l'équipe vidéo, sait produire du sens : l'idée est de bâtir quelque chose de circulaire, une sorte d'arche qui conférerait à la liturgie mariale une portée « cosmique », digne de la Genèse. Sans rien de théologique ni de prétentieux : la spiritualité et la sensualité doivent régner. La cérémonie – c'en est une, avec Pichon en grand prêtre, mains jointes lors du Benedicamus final – débute et se termine dans l'obscurité. Au générique, les choristes masculins entonnent crescendo une longue et obsédante psalmodie sur bourdon, pendant qu'ils prennent place. Formes et couleurs surgissent lorsque étincelle la Toccata de l'Invitatoire.

Comme chez Gardiner cinq ans plus tôt, l'objectif est de rendre palpable la spatialisation possible dans la Chapelle Royale. On s'en doute, les ressorts en sont différents. L'éclairage est infiniment subtil, dosé, comme le sont les déplacements, nombreux mais à peine visibles, à pas de loup, des intervenants. Dans la relative pénombre, deux teintes dominent : les bleus, plus pastels que royaux – et les ors, que le buffet d'orgue rehausse, évidemment, à point nommé. Incontournable dans une réalisation qui se respecte, le rendu des visages est exceptionnel. Il est certes facile d'évoquer leur beauté ; malgré tout, on est happé par les sourires, la concentration des regards, la connivence. Le jeu des caméras se fait lui-même partition, épousant les mille changements de rythme et de tempo. La lumière décroît-elle ? les contours architecturaux ou corporels en clair-obscur évoquent alors – selon affinités – le Caravage, Rembrandt ou Georges de la Tour.

Le Nigra sum de Gonzalez Toro, aux Surge ! impérieux et vibrants, avivés par le timbre très chaud, est habité par ce sens aigu de la scène indispensable au Vespro. Théâtre toujours, certains usages des verticales ou des horizontales se fixent dans la mémoire. Ainsi, les trois ténors du Duo Seraphim, et leur extatique quilisma (« staccato guttural dans lequel une même note vibre longuement à la manière orientale », selon la chronique citée plus haut de Michel Boesch). Ou l'Audi cœlum, centre de gravité du concert : Wilder, qui chante presque tout de mémoire, apostrophe le Ciel, tandis que celui-ci par la voix de Toro lui répond en écho Audio !Dicam !, Maria !, etc, depuis le niveau supérieur. Comment oublier le regard du premier levé vers le second ? Au Gloria du Magnificat, les deux mêmes s'interpellent, cette fois en face à face, chacun à une extrémité de la Chapelle, de la tribune de l'orgue à celle du roi. Les cameramen savent en outre s'attarder sur des messieurs moins sollicités, mais tout aussi déterminants : Coiffet, Bres, Brooymans et Buffière. Sans omettre le chef lui-même, dont les expressions et mouvements filmés en contre-plongée jouent une musique du corps.

Côté dames, admirons entre autres la complicité exaltante de Zaïcik et de Desandre dans leurs volutes du Pulchra es ; et l'intemporelle antienne sur bourdon offerte à Richardot – figée et hiératique telle une icône – avant que ne sourde le Magnificat. Toutes profitent du tour de force monteverdien de la Sonata sopra Sancta Maria, itération (à onze reprises !) de Sancta Maria, ora pro nobis, sur un socle instrumental toujours changeant, d'une sophistication inouïe. Cette sonate inspire tellement Pichon qu'il la fait précéder d'une superbe « introduction » – nous ne l'avons pas entendue ailleurs – illuminée par le charisme des trois femmes.

Dans la foulée, l'hymne Ave maris stella est un exploit tant artistique que technique. Pichon quitte son pupitre et monte avec chœur, solistes et virginal à la tribune du roi ; continuo et ripieno restent à leur place. Toute cette page d'une piété et d'une élévation incroyables est dirigée d'en haut, tantôt vers les voix, tantôt vers les instruments en contrebas. Richardot et Toro redescendent ensuite à l'occasion de leurs soli. Loin d'être artificielle, ou seulement expérimentale, cette disposition amplifie la teneur spirituelle... et il n'est pas dit que l'auditoire - pourtant privilégié ! - ait eu autant de chance que le mélomane en son salon, de saisir chaque instant de grâce de ce miracle. Souhaitons à tous les chefs de chœur d'obtenir de leurs ouailles pareil diminuendo de l'Amen : tenu, suspendu et décru jusqu'à l'imperceptible.

Dernière audace. Le Benedicamus, apostille du Magnificat, est ici niché dans une reprise de la Toccata liminaire. La liturgie mariale se referme donc sur ce par quoi elle s'est ouverte : plutôt qu'un Amen, un Alleluia. La nuit revient, mais elle ne peut être que transitoire, puisque se déroule sous nos yeux – et nos oreilles – un moto perpetuo sacré, une célébration sans fin.

Il serait vain de chercher dans cet enregistrement matière à renâcler. Pas de juste milieu, et encore moins de déconvenue, fût-elle minime. Tout y est bien mieux que parfait : historique. Œuvre d'art en soi, ce DVD indispensable, le plus réussi - qui sait ? - de tout le catalogue, superbement serti et adoubé par Gardiner en personne, appelle l'acquisition de son « frère jumeau », celui de Stravaganza d’Amore. Signé des mêmes !



Publié le 01 juil. 2020 par Jacques Duffourg