Vasta - Piron

Vasta - Piron ©Thomas Carrère
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Le goût de l'éphémère est une mémoire pour le présent

«Couvrez ce sein que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées
Et cela fait venir de coupables pensées.» Molière, Le Tartuffe ou l’Imposteur

Comprenez la scène avec un geste de Tartuffe, la main sur les yeux, mais bien sûr, les doigts écartés…

En parallèle à cet effeuillage verbal, près d’un siècle avant cette version « pironnienne » de comédie humaine, Molière dénonçait déjà la pudibonderie, ou l’hypocrisie qui est en nous (et sacrément tenace)… La question est d’autant plus actuelle que nous avons vécu un XIXème siècle sentimentaliste, et un XXème expérimental.

Mais pour revenir à la réalité, et ainsi que le disait Monsieur Poquelin, l’imposture a assez duré. A mi-chemin entre le théâtre et la musique, l’enregistrement que proposent Iakovos Pappas et son Ensemble Almazis révèle la nature amoureuse et érotique des hommes et des femmes, telle qu’elle était à l’époque et telle qu’elle est toujours aujourd’hui, plus ou moins cachée, éclatant en scandales qui émaillent régulièrement nos réseaux sociaux.

Cette tragédie érotico-lyrique d’Alexis Piron (1773) emprunte sa musique aux compositeurs les plus célèbres de l’époque, tels que Mondonville, Rameau, Monsigny, Benda, Campra, Royer... Elle fait écho à la persistance à travers le temps et à la diversité de nos amours. Elle constitue aussi une leçon d’humilité et de tolérance tout à fait digne de notre époque, ainsi que l’a compris la Bibliothèque Nationale de France, qui a accueilli l’ensemble en avril 2018 (lire le compte-rendu dans ces colonnes). Il est par ailleurs étonnant qu’aucune autre scène nationale n’ait accueilli cette ode universelle, qui regorge de premières mondiales (L’ouverture du Carnaval du Parnasse de Mondonville (1749), Airs à boire de Louis Lemaire, Chasse et La Marche des Turcs - version orchestrale de La Marches des Scythes pour clavecin, extraits de Zaïde de Royer (1739), sans compter la merveilleuse version à trois voix et basse de viole concertante de Plaisirs d’Amour de Martini). Elle nous offre aussi en supplément la cantate Actéon de Pierre-César Abeille (1674-1733), un compositeur qui n’a jamais été enregistré. En bref une anthologie de la musique française du XVIIIème siècle !

Visible en extraits sur YouTube, cette belle production est désormais disponible en intégralité sous le label Maguelone. On en perçoit aisément toute l’âme théâtrale, illustrée par une déclamation précise et expressive, fruit d’un long travail du chef et claveciniste Iakovos Pappas avec ses partenaires. Nul besoin de sous-titre ni de livret écrit : le propos est clair. Redonner à la diction sa vraie valeur théâtrale, libérer la parole et le souffle vocal, de telle manière que les interprètes puissent l’extraire du plus profond de leur poitrine pour l’exprimer avec distinction et justesse de ton, n’est-ce pas cela l’art de la scène vivante ? Ainsi en va-t-il du trio très investi On dit que le médecin (Jean-Claude Gilliers) qui réunit d’Elisabeth Fernandez, Christophe Crapez et Delphine Guévar. Et que dire de ce savoureux Pot de chambre, par lequel Crapez et ses acolytes dressent un tendre et amoureux éloge à la fesse de Jeannette ! Cette déclaration d’amour sans détour est si pleine de vérité...

Mais il ne s’agit que des hors d’œuvre du prologue à la pièce centrale, Vasta Reine de Bordélie. Les artistes déjà nommés, rejoints par Guillaume Durand (Couille-au-cul), Nathanaël Tavernier (Vit-Mollet), Jean-Christophe Born (Vit-en-l’air), Cecil Gallois (Frappart, Tétasse) et Eva Gruber (Le Grand Prêtre) s’en donnent à cœur joie dans les paillardises à rebondissements de cette courte et hilarante tragédie. Côté musiciens, le clavecin très directif de Pappas, en parfaite communion avec la basse de viole de Yuka Saïto, appuyé d’une équipe de cordes parfaitement ajustées, apporte verve et relief à cette farce érotique, tout en rendant justice aux belles pages musicales de la partition.

Unis dans l’enthousiasme du verbe bien tourné, en communion profane avec une part de notre normalité, tous sont acteurs de ces partitions grivoises et jubilatoires. Ils font tomber nos œillères, pour nous offrir une vision leste et charnelle des boudoirs et salons, et des nombreux théâtres d’époque... Le propos est souvent très vert, tel un coup de fouet salvateur faisant voler en éclats tabous et hypocrisies ! Il est détaillé dans un livret fourni et détaillé, illustré des dessins dûs à la plume délicate de Thomas Carrère.

Ce patrimoine musicalement revisité par Iakovos Pappas rassemble habilement en une composition ordonnée ces textes épars. Cette vaste comédie érotique éclaire ainsi d’un jour singulier le Siècle des « Lumières », tout autant qu’elle redonne son lustre au patrimoine musical français de l’époque.

L’écoute de ce disque est donc à la fois une expérience et une urgence, qui nous donne un autre regard sur les perruques et les habits brodés qu’ont retenus l’histoire et le cinéma. Elle nous donne aussi une formidable leçon d’humanité.

NDLR : Le CD peut être commandé directement sur le site www.maguelone.com



Publié le 30 mars 2019 par Coralie Welcomme