Utrechter Te Deum & Jubilate - Haendel

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« La paix, cette chère nourrice des arts, de l’abondance et des joyeuse naissances » (William Shakespeare, Henry V, scène XXI, 1599)

Un bon programme musical raconte toujours une histoire. Parfois même, il participe à l’écriture de l’Histoire. Alors, tandis que l’historien utilise les mots et les images, le musicien pallie l’absence d’images en créant leurs équivalents sonores. A qui en douterait, la magistrale démonstration administrée par Hans-Christoph Rademann fera entendre raison.

Solidement épaulé par le Gächinger Kantorei Stuttgart, il nous propulse au dénouement de ce qui apparaît comme la toute première des guerres mondiales. L’étincelle avait été allumée par le décès, sans descendance, du dernier des Habsbourg espagnol, Carlos II (1661-1700). Afin de faire pièce aux volontés hégémoniques de Louis XIV (1638-1715), l’Angleterre, les Provinces-Unies et les Habsbourg d’Autriche se coalisent. S’ensuit un conflit qui va ensanglanter l’Europe pendant près de douze ans. De guerre lasse, les belligérants cèdent la place aux diplomates. Débutées discrètement en janvier 1712 à Utrecht, les discussions parviennent finalement à un accord conclu le 11 avril 1713 entre la France et l’Angleterre. Ce premier traité rédigé en langue française inaugure la primauté du français comme langue diplomatique. Statut qu’il conservera jusqu’au traité de Versailles (28 juin 1919).

Le programme haendélien conçu par Hans-Christoph Rademann raconte, en musique, la conclusion heureuse de la guerre de Succession d’Espagne. Sur la grille chronologique, il suspend trois tableaux marquant les étapes clés de ce morceau d’Histoire. Alors que les négociations se finalisent à Utrecht, il figure l’aspiration des peuples à la quiétude par une métaphore pastorale empruntée à l’opéra Il Pastor Fido HWV 8a. Il salue ensuite deux artisans majeurs de la paix : d’une part, la reine Anne Stuart (1665-1714) qu’il fête dans l’Ode for the Birthday of Quenn Anne HWV 74 et d’autre part, la divine Providence qu’il honore dans l’Utrechter Te Deum HWV 278. Enfin, succombant à l’exaltation populaire, il s’enthousiasme dans un Utrechter Jubilate HWV 279.

Novembre 1712

L’image bucolique est souvent associée à l’idée de paix. Ainsi, dans son numéro d’octobre 1713, le Mercure Galant en salue les prémices par un poème aux accents champêtres : « Dansez, Bergers, sous ces ombrages/ Chantez les douceurs de la Paix/ Elle revient dans ces bocages/ Elle va combler nos souhaits… ». Hans-Christoph Rademann a donc été bien inspiré d’ouvrir son enregistrement par quelques sections prélevées dans la monumentale ouverture instrumentale de l’opéra Il Pastor Fido (Le berger fidèle) proposé au public londonien, le 22 novembre 1712, sous le titre The Faithful Sheperd. Une ouverture en six mouvements dont l’enregistrement ne retient pas l’intégralité. Son caractère disproportionné au regard des usages dans le monde de l’opéra, suggère qu’elle a d’abord été écrite comme une suite orchestrale indépendante avant d’être promue, sans doute dans l’urgence, au rang de prologue instrumental. Certes, sa forme concertante préfigure les concerti grossi des années 1740. Mais elle s’inscrit surtout dans le prolongement de l’introduction instrumentale de l’oratorio Il trionfo del tempo e del disinganno (le triomphe du temps et de la désillusion) créé à Rome en 1707, sous la « baguette » d’Arcangelo Corelli (1653-1713).

Hans-Christoph Rademann façonne son introduction instrumentale sur le modèle des suites baroques, un praeludium ouvrant une succession de mouvements animés par des rythmes de danses. Pour les écrire, Georg Friedrich Haendel (1685-1759) trempe manifestement sa plume dans l’encrier de Corelli. Particulièrement le prélude. Celui-ci s’ouvre sur une introduction lente cheminant à l’allure d’une sarabande avant de se métamorphoser en une gigue enjouée. A la manière corellienne, un délicat dialogue se noue alors entre un concertino (groupe de solistes) constitué des bois et le ripieno ou grosso (ensemble des instruments) emporté par les cordes. Cette alternance rythmique lent/vif se répète dans les deux sections suivantes avant de laisser à la sarabande les notes de la conclusion. L’Allegro suivant, taillé sur le même patron, élargit la gamme des couleurs sonores. Deux concertino rivalisent d’adresse, les uns poussés vers les aigus par les hautbois, les autres baignés dans les graves du basson. Le mouvement suivant guide les pas de menuet. D’un menuet folâtre donnant pleinement raison à « l’abbé Brossard » qui trouve cette danse « fort gaie » contre un Rousseau décrétant qu’elle est « le moins gai de tous les genres de danse usités dans nos bals » (Jean-Jacques Rousseau, Dictionnaire de Musique, 1764). Avec l’Adagio, l’auditeur est invité à la rêverie. Tandis que le hautbois solo stimule les songes, le théorbe les emporte dans un aimable ruissellement. Enfin, l’Allegro final diffuse un parfum de virtuosité. Aujourd’hui, il permet au violon solo d’exulter dans d’ardentes digressions. Demain (vers 1746), lorsqu’il s’agira de meubler les intermèdes de ses oratorios, c’est à l’orgue que le compositeur confiera la partie soliste de cet Allegro dans son Concerto pour orgue n°10 HWV 309. Décidément, Haendel excelle dans l’art de faire du neuf avec du vieux !

Février 1713

L’optimisme renaît. Comme l’aurait chanté Jean de La Fontaine (1621-1695) à propos d’un autre conflit, « le noir démon des combats/ va quitter cette contrée » (Ode pour la paix, 1679). D’ailleurs, la livraison du Mercure Galant s’en fait largement écho : « les dernières lettres d’Utrecht portent que les négociations de la paix s’avancent avec une apparence d’un heureux succès » (février 1713). C’est donc dans un climat confiant que, le 6 février 1713, la reine Anne devait fêter son quarante-huitième anniversaire. Une reine aimée de son peuple. « Juste, charitable et compatissante, elle eut des sentiments de mère pour ses sujets, qui de leur côté l’aimèrent avec une affection que ne purent jamais altérer les préjugés de parti ». « En un mot », concluent les auteurs de l’Histoire d’Angleterre (Tome 8, 1839-1840) continuateurs de David Hume (1711-1776), « elle doit être comptée, sinon parmi les plus grands, du moins parmi les meilleurs souverains qui aient occupé le trône d’Angleterre ».

Comme le veut la coutume, une Ode d’anniversaire est chantée en son honneur. « Il s’agissait… de réaffirmer chaque année au monarque que son existence était on ne peut plus précieuse pour les mortels comme pour les dieux », explique Jonathan Keates dans la biographie qu’il consacre à Haendel (Fayard, 1995). Généralement, le poète Nahum Tate (1652-1715), par ailleurs auteur du livret du Didon et Enée mis en musique par Henry Purcell (1659-1695), en écrivait les textes que mettait en musique John Eccles (1668-1735), Master of the King’s Music depuis l’an 1700. Mais, en 1713, les cartes sont rebattues. Pour une raison inconnue, le jeune Haendel est choisi pour sonoriser un texte que d’aucuns attribuent au poète Ambrose Philips (1674-1749). Une composition de circonstance destinée à être créé en présence de la reine. Pourtant, présume Joël Richard, « on ne sait pas si l’ouvrage fut jamais exécuté dans ce cadre officiel. (Mais) au cours des ans, il réapparut lors de nombreux concerts, souvent tronqué, souvent raccourci. Parfois, seul le premier mouvement  Eternal source of light divine, était interprété, en partie pour son introduction instrumentale, dialogue très purcellien entre la trompette et la voix de contre-ténor » (Les oratorios de Haendel de 1746 à 1749). Mais le destin de cette œuvre ne s’arrête pas là. Dans l’ex-Allemagne de l’Est, cette cantate profane est transformée en Friedensode (Ode à la paix) enregistrée par la Berliner Singakademie et le Berliner Chamber Orchestra sous la direction de Dietrich Knothe (1929-2000) et distribuée par le label Berlin Classics. Le texte en langue allemande gomme alors toute mention à sa destinataire originelle, remplaçant le refrain à connotation monarchiste (Am Tag der Königin voll Macht die Fried und lange Ruh gebracht/ Le jour qui donna naissance à la toute-puissante Anne, Celle qui établit la paix et un repos durable sur terre) par une version aux accents internationalistes (Den Tag, der uns den Frieden bringt, dass Freude alle Welt durchklingt/ En ce jour qui nous apporte la paix, la joie éclate dans le monde entier). Un bel exemple de musicus politicus !

Dans son premier mouvement, le cœur bat au rythme d’un Largo envoûtant. L’âme y contemple l’astre du matin duquel poignent les premiers rayons de cette eternal source of light divine (source éternelle de lumière divine). Les gracieuses vocalises de Reginald Mobley révèlent les doux frissons de l’éternité tandis qu’une trompette suave en salue la nature divine. Un hommage vibrant d’émotion à une reine qui jouit encore « d’un prestige sacré que l’on chercherait en vain par la suite. Comme le remarquait Marc Bloch, la reine Anne est le dernier souverain anglais à pratiquer le toucher des écrouelles, ce geste thaumaturgique transmis depuis le Moyen Age aux rois de France et d’Angleterre » (Bernard Cottret, Histoire d’Angleterre, PUF, 1996). Ce dialogue entre une voix et une trompette, soutenu par un continuo scintillant, diffuse une senteur aux vertus apaisantes. Une musique gorgée d’émotion à laquelle les oreilles anglaises avaient déjà été familiarisées à l’écoute du onzième mouvement mariant une voix à une trompette dans While, for a righteous cause he arms (Alors que, pour une juste cause il arme) de l’ode Celebrate this Festival (Célébrez cette fête) Z 321 créé par Purcell le 30 avril 1693 à l’occasion de l’anniversaire de la reine Mary II (1662-1694). Une combinaison originale qui n’a cependant rien d’exceptionnel puisque l’espagnol Sebastian Duròn (1660-1716) l’emploie également dans un récitatif de son opéra La guerra de los gigantes (La guerre des géants) créé vers 1701. Mais n’est-ce pas plutôt dans le cabinet de Alessandro Scarlatti (1660-1725) que Haendel aurait trouvé son patron, notamment dans ses arias Mio tesoro per te moro (Mon amour, je meurs pour toi) ou Rompe Sprezza (Elle brise et méprise) ? Car leurs liens d’amitié étaient de notoriété publique, comme en témoignent les Memoirs of the live of the late George-Frédéric Handel paru à Londres et dont le Journal étranger : ouvrage périodique d’octobre 1760 rend compte : « Handel ne parlait jamais de Scarlatti, qu’avec la plus haute estime ; et Scarlatti, quand on le louait sur sa belle exécution, citait Handel, en faisant le signe de croix : marque peu décente peut-être, mais très expressive de la vénération que ce nom lui inspirait ».

Développant une structure esquissée par Purcell dans son fameux Rondeau d’Abdelazer (1695), Haendel architecture sa pièce selon le principe d’une alternance appariant des airs à un refrain. Un refrain dont le texte est immuable mais dont la musique se renouvelle constamment. Dans le premier, la voix de contre-ténor salue The day that gave great Anna birth/ Who fix’d a lasting peace on earth (Le jour qui donna naissance à la grande Anne/ Celle qui établit une paix durable sur terre). Cependant, si la naissance de la reine est rappelée de manière furtive, l’expression a lasting peace (une paix durable) donne lieu à de larges amplifications et de belles arabesques concertantes aux sonorités cuivrées. Une expression qui, au demeurant, constitue le barycentre de chacun des refrains, comme pour signifier à la reine la forte attente sociale d’une paix immuable. Les vocalises virtuoses de Réginald Mobley, soutenues par une trompette incandescente, confirment un talent conjuguant une diction lumineuse à une énergie irradiante. A ce duo éblouissant, un chœur enjoué ajoute la force du nombre tout en cultivant une remarquable agilité.

Pour la suite, Haendel parle magnifiquement le langage des couleurs sonores. Il subjugue nos sens par un subtil jeu de complémentarités et d’oppositions épicé par l’expressivité de son écriture. De ce point de vue, la seconde strophe et le refrain qui lui est associé témoignent de son inventivité. Dès l’introduction instrumentale, les hautbois font jacasser the winged race (la race ailée) avant que Christina Landshamer ne fasse tourbillonner, dans des courses pimpantes et aériennes, leur hommage à la reine. En revanche, c’est un chœur tellurien qui, sur un mode essentiellement homophone, lance un vigoureux refrain d’anniversaire. A présent, Reginald Mobley convoque joyeusement les troupeaux, les lions et les loups à cette célébration. Emporté par un rythme de danse attisé par l’orchestre, cette partie soliste pare made glade (tout réjouis) d’une guirlande de vocalises. Cette fois, le chœur habille le refrain d’un air de majesté, laissant aux deux solistes maintenant réunis le soin d’adresser à la reine l’inaltérable a lasting peace. La strophe suivante convie la Nature toute entière aux festivités. Haendel se souvenait-il alors de ce délicat ostinato (Strike of the viole, Touch the lute/ Frappez la viole, touchez le luth) glissé par Purcell dans l’une de ses Odes Z 323 pour l’anniversaire de la reine Mary II (Come Ye Sons of Arts/ Venez les fils de l’art) ? En tout état de cause, comme Purcell, il place un ostinato des cordes au cœur même de sa composition. Toutefois, si le premier opte pour l’élégance, le second laisse libre cours à la fougue. Des cordes acérées se lancent nerveusement dans une course implacable évoquant davantage une charge de cavalerie que le gentle murmur (gentil murmure) des rolling streams (ruisseaux ondulants). Indice, parmi bien d’autres, suggérant que Haendel est parfois plus attaché aux effets de sa musique qu’au sens littéral du texte. Dans ce passage à l’énergie communicative, l’orchestre se distingue tout particulièrement par le raffinement des phrasés et le réglage des nuances. Ce flot magique enfièvre un duo de soliste dans lequel la basse trempée d’Andreas Wolf attise l’alto fulgurant de Reginald Mobley pour figurer l’agitation des eaux (rolling) et l’allégresse (rejoicing) qui se propage en ce jour de fête. Un passage obsédant tant il est éloquent !

A l’agitation succède une forme de mélancolie apaisée. Car, lorsqu’il implore la Kind health (Santé bienfaisante), Haendel n’ignore pas que la reine venait de subir, début février, « un nouvel accès de la goutte chronique qui, aggravée d’un érysipèle aigu, allait l’emporter durant l’été de l’année suivante » (Jonathan Keates). L’air confié aux voix du dessus exhale une touchante tendresse dont les bois renforcent le caractère réconfortant. Ce véritable aria d’opéra représente, en quelque sorte, une scène de guérison miniature en trois tableaux. Avec une grande délicatesse dictée par un tempo assagi, Christina Landshamer puis Reginald Mobley décrivent d’abord, à tour de rôle, l’apparition de Santé qui descend on downy wings (sur ses ailes soyeuses). Ils finissent par s’associer dans une ultime reprise de ces deux premiers vers. Les deux suivants expriment un espoir, celui de voir Santé donner à la reine une nouvelle vigueur (new life she brings). Dans ce second duo, le tempo retrouve de l’entrain et les voix s’embrassent de bonheur. Mais les contemporains ne semblaient guère optimistes sur les chances de guérison car Haendel conclut cet air par la reprise des deux premiers vers, pressant à nouveau Santé de soulager les souffrances de la reine. Pourtant, dans un véritable mouvement d’autosuggestion, le refrain manifeste l’optimisme. Il est ouvert plaisamment par les instruments, égayé par les deux solistes rapidement rejoints par un chœur euphorique. Une forme d’unanimité pour célébrer les vertus de la médecine douce qui, dans les esprits de ce temps, conduisent à corriger les humeurs néfastes par leurs contraires. Haendel et l’art de la musicothérapie !

Le rideau s’ouvre maintenant sur la scène des passions politiques. D’une voix courroucée, Andreas Wolf conjure les hissing tongues (langues sifflantes) de ne pas perturber la tranquillité de ce jour de fête. L’auteur du texte fait certainement référence au conflit permanent qui oppose les Tories aux Whigs, gangrenant le système bicaméral britannique. Les auteurs de l’Histoire d’Angleterre (Tome 8) éclairent ce contexte dans un résumé du discours que prononcera la reine Anne au Parlement, deux mois après son anniversaire : « elle leur témoigna le chagrin que lui avaient fait éprouver les séditieux et scandaleux libelles qui avaient été publiés depuis quelque temps, les exhortant à préparer de nouvelles lois pour réprimer cette licence ». Ainsi, déjà en 1713, Haendel compose une « musique éminemment politique », comme l’évoque Joël Richard à propos des oratorios des années 1746-1748. Ici, les instruments sont agités, figurant la violence des querelles politiciennes tandis qu’Andreas Wolf réprimande Envie et Discorde. Il dénonce, dans des vocalises menaçantes, les blasted faction (maudites factions) et burine les « ss » comminatoires du hissing (sifflante). Dans une solide homogénéité, le chœur renforce cet appel à la concorde dans un refrain minimaliste mais tellement volontariste. 26 secondes seulement pour annoncer le tableau final, celui qui dépeint ce long chemin vers l’harmonie universelle. Triomphalement et sur un rythme dansant, Reginald Mobley prédit l’union future des nations sous le patronage de la reine Anne. Pour figurer cette convergence graduelle, Haendel divise son chœur en deux ensembles. Quand le premier énonce une section du texte, le second la reprend en écho dans une formule italienne à souhait. Puis, les deux chœurs imagent les peuples rassemblés. Un refrain richement orné dans lequel affleurent quelques notes du Dixit Dominus HWV 232 (notamment le martellement d’une syllabe dans l’abrupt conquassabit capita/il brise les têtes) et préfigure manifestement les tournures mélodiques du Messiah HWV 56. Ce finale polychoral à la vénitienne sera remodelé à souhait et fournira probablement une précieuse matière première aux Coronations Anthems composées à l’occasion du couronnement de George II (1683-1760) (voir notre chronique dans ces colonnes).

Avril 1713

La paix. Enfin. Au grand soulagement des populations, le traité conclu entre l’Angleterre et la France prétend instaurer « une Paix universelle et perpétuelle entre leurs Majestés, Héritiers, Successeurs, leurs Royaumes, Etats et Sujets, tant en Europe que hors de l’Europe ; que cette Paix sera observée si religieusement et sincèrement, que les deux Puissances feront tout ce qui dépendra d’Elles, pour contribuer au bien, à l’honneur et à l’avantage l’un de l’autre » (Claude Jordan (1659 ?-1727) - Journal historique sur les matières du temps, juillet 1713).

En Angleterre, la fin des hostilités est saluée « au bruit des trompettes, des timbales, des décharges réitérées de l’artillerie et aux acclamations d’un nombre infini de peuple », rapporte le correspondant londonien du Mercure Galant dans son numéro de juin 1713. De même, la Gazette (1713) fondée par Théophraste Renaudot (1586-1653) raconte, dans un billet adressé de Londres le 14 juin, que « aujourd’hui le Chancelier de l’Echiquier… a fait savoir (aux Communes) de la part de la Reine que le 18 on rendrait grâce à Dieu de la conclusion de la Paix dans l’Eglise de Saint Paul, où sa Majesté se trouverait et qu’elle a ordonné de leur y préparer des places. Il fut résolu de la remercier de la faveur qu’elle leur faisait (nota : l’église St Paul est celle des Communes) et de s’y trouver en Corps ».

Est-ce dans ce contexte d’euphorie que, le 18 juin 1713, Haendel fit sonner son Te Deum en hommage au traité de paix conclu avec la France en avril ? Ou le 7 juillet, comme l’indiquent le livret accompagnant le CD ainsi que Romain Rolland (1866-1944) dans sa biographie consacrée à Haendel (1910) ? Sinon, le 13 juillet, selon Wikipédia ? Plus probablement, croyons-nous, le 18 juillet de la même année. Cette date coïncide avec l’entrée solennelle à Londres (12 juillet) de Louis d’Aumont de Rochebaron (1691-1723) en qualité d’ambassadeur extraordinaire de France et avec la signature du traité de paix avec l’Espagne (13 juillet). Le correspondant du Mercure de France (numéro d’août 1713) raconte : « Il y eut à Londres une fête fort solemnelle pour le Te Deum en musique, chanté à S. Paul en actions de grâce de la paix. La Reine ne put s’y trouver ; ce qui diminua beaucoup de la beauté de la cavalcade : mais tous les Messieurs du Parlement de l’une et l’autre Chambre s’y rendirent tous en cortège dans leurs carrosses, que les Tories avaient rendus fort brillants. Le soir et toute la nuit il y eut des feux dans la nuit, et toutes les fenêtres éclairées. Ceux qui n’y mirent pas de lumières s’exposaient à voir briser leurs vitres, et il n’y en a guères de celles-ci qui aient échappé à la tumultueuse réjouissance de la mable : c’est ainsi qu’on appelle la populace de Londres, qui ces jours-là est la maîtresse, et que nulle puissance n’a le droit ni la force de réprimer ».

En cette année 1713, Haendel n’a pas encore trente ans. Il s’impose pourtant comme le musicien incontournable sur la place de Londres, à cette époque la ville la plus peuplée d’Europe. Jusque-là, pour célébrer les cérémonies d’action de grâce, les organisateurs inscrivaient systématiquement au programme le Te Deum & Jubilate for Voices and Instruments made for St. Cecilia’s Day 1694 Z 232 de Henry Purcell. Cette œuvre avait été la première à associer aux voix un ensemble orchestral composé d’un quatuor d’instruments à cordes et de deux trompettes. Jusqu’en 1712, elle a été interprétée sans discontinuer à la cathédrale Saint Paul, notamment lors de la fête de charité annuelle The Festival of the Sons of the Clergy (la fête des fils du clergé). Mais, en 1713, les londoniens entendent, à sa place, le Utrechter Te Deum & Jubilate HWV 278 de Haendel. A l’instrumentarium de Purcell, Haendel ajoute simplement des hautbois et des bassons. Jusqu’en 1743, les Te Deum de Purcell et de Haendel alterneront. A cette date, Haendel s’imposera seul en tête avec son Dettinger Te Deum HWV 283. Sans Jubilate, cette fois. Haendel n’a plus besoin de se référer à Purcell car il s’est maintenant forgé sa propre identité artistique.

Mais, au juste, que représente un Te Deum pour les contemporains de Haendel ? Certes, les esprits sceptiques retiendront surtout la fonction politique attribuée à cet hymne. Assurément, ce chant d’action de grâce se tourne souvent moins vers Dieu qu’en direction de son représentant sur terre. Particulièrement à la Chapelle Royale de Versailles. N’oublions pas pour autant que, dans la mentalité religieuse de l’époque, Dieu intervient directement dans le cours de l’Histoire. Pour nous en convaincre, lisons quelques phrases de la lettre qu’adresse Louis XIV (1638-1715) à l’Archevêque de Paris (21 mai 1713) pour lui demander de faire chanter un Te Deum en la cathédrale de Paris : « Les prières que je n’ai cessé d’offrir à Dieu avec tous les peuples pour lui demander qu’il daignât arrêter le cours d’une guerre si longue et si sanglante, ont enfin été exaucés. Comme il n’appartient qu’à lui seul de donner la paix aux hommes et qu’il tient en sa main le cœur des Rois, il a disposé la plupart des Princes et Etats avec qui j’étais en guerre, à rétablir avec moi une sincère et parfaite intelligence… Il est juste que tous mes sujets s’unissent au plus tôt à moi pour rendre grâce à Dieu, qui touché des maux dont l’Europe était affligée depuis si longtemps, veut bien les faire enfin cesser, par une paix autant désirée que nécessaire ». Il en est de même dans la liturgie anglicane qui, au demeurant, traduit le texte du Te Deum en langue vulgaire pour que son sens n’échappe à aucun des fidèles non latinistes.

L’ouverture de l’Utrechter Te Deum constitue, en quelque sorte, un plan-séquence balayant les événements récents à l’origine du culte d’action de grâce. Quatre tableaux miniatures se succèdent. D’abord, quelques accords douloureux sont proférés par les cordes pour symboliser les derniers soubresauts de la guerre. Un fugato les efface vigoureusement par un mouvement d’une joyeuse vivacité pour signifier que l’heure est désormais à la joie. Une joie que le chœur dédie maintenant à Dieu dans une séquence homophone sémillante, sonnant comme une profession de foi. Cette déclaration d’allégeance respire la confiance et gagne même en intensité sur ces longues tenues de notes et dans les répétitions incessantes soulignant we acknowledge Thee (nous te reconnaissons). Comme pour accompagner une génuflexion, la séquence s’éteint brièvement dans un murmure avant de renaître dans une fugue majestueuse exaltant le pouvoir universel de Dieu.

Le mouvement suivant entrouvre les portes du ciel. Il laisse deviner les chœurs célestes célébrant la toute-puissance divine. Par des accords légèrement dissonants, les cordes écartent délicatement le voile qui dissimule la cité céleste aux yeux des hommes. L’atmosphère y est paisible. Tandis que les cordes battent calmement la mesure, un duo d’alto décrit la scène. Benedikt Kristjansson y révèle une tessiture ample embrassant les registres de l’alto comme du ténor. Dans un mouvement parallèle, le chœur superpose sa vision de la puissance divine. Le cadre étant posé, deux soprani se glissent dans le chœur des Chérubins et des Séraphins. Cette maîtrise espiègle est croquée par une fugue éthérée joyeusement menée par Christina Landshamer et Anja Scherg jusqu’à ce que retentisse un hymne solennel à la gloire du dieu des armées (Lord God of Sabaoth). Continuant à dépeindre la population céleste, Haendel confie d’abord aux solistes le soin de présenter les différentes catégories de saints. Sur un continuo ardent, l’alto invoque the glorius company of the Apostles (le chœur glorieux des Apôtres) tandis que la basse s’adresse au goodly fellowship of the Prophets (au merveilleux corps des Prophètes) et qu’un duo de soprani salue the noble army of Martyrs (l’armée radieuse des martyrs). C’est à un tutti tout aussi enthousiaste qu’il appartient finalement de représenter the holy church throughout all the world (la sainte église universelle). Une ingénieuse progression dans l’intensité vocale sur laquelle une ritournelle instrumentale pose le point final. Car cet épisode céleste est à présent auréolé par une louange trinitaire dans laquelle chacune de ses composantes est dotée d’un caractère particulier : l’évocation de Dieu le Père est empreinte d’une gravité majestueuse, celle du Saint Esprit figurée par la multiplicité des voix renvoyant à l’image des langues de feu de Pentecôte quand le Christ, révéré comme the King of Glory (le roi de gloire), est honoré dans une fugue triomphante s’éteignant dans un murmure attendrissant.

Une nouvelle scène s’ouvre sur le récit des actions menées par Jésus sur terre. Un récit aux brefs épisodes parsemés de contrastes. Comme autant de témoignages furtifs témoignant de l’ingéniosité du compositeur. Dans un duo associant le hautbois à la voix d’alto, Réginald Mobley rappelle, d’une voix caressante, la mission du Christ. La tendresse mêlée de mélancolie relie dans un même ensemble les deux extrémités de son parcours terrestre : son incarnation et sa crucifixion. C’est ensuite un trio tourmenté qui campe le combat du Christ contre the sharpness of death (l’aiguillon de la mort). Des dissonances déchirantes font revivre cette lutte funeste. Mais le Christ a vaincu. Un chœur homophone s’exalte à l’annonce de cette victoire car les portes du ciel sont désormais ouvertes aux croyants. Sa mission achevée, une fugue éblouissante emporte le Christ vers le royaume céleste où il siégera at the right hand of God (à la droite du Père).

Place maintenant au repentir. Les cordes palpitent délicatement tandis que l’écriture en imitation des parties vocales entend représenter les communautés de fidèles se soumettant humblement à l’appréciation de leur juge souverain. La flûte mêle ses sonorités plaintives à un concert empreint de gravité. La structure de ce mouvement s’apparente à celle d’un rondo. Un trio de solistes formule les articles de la foi tandis que le chœur intervient pour lancer un appel saisissant à la mansuétude divine. Jusqu’à cette clameur qu’il pousse pour implorer la protection divine : O Lord, save Thy people (O Seigneur, sauve ton peuple). Dans ce mouvement haletant, Haendel a magnifiquement représenté, à l’aide des seuls sons, l’état de l’âme du pécheur partagé entre la crainte et l’espoir.

C’est pourtant la confiance qui finit par l’emporter. Aussi, deux chœurs successifs invitent-ils les fidèles à s’en réjouir. Car, affirme le premier, Day by day : we magnify Thee (Chaque jour, nous te magnifions). Dans ce court passage polychoral, les trompettes font une entrée magistrale. Les cuivres imposent leur tempo aux voix, suscitant une exubérance toute baroque. Cet élan d’enthousiasme est maintenant canalisé par une fugue opulente propageant partout et pour toujours le nom de Dieu.

Il faut maintenant écarter le doute. Dans ce moment voué au recueillement, la communauté des fidèles en appelle au pardon de ses fautes. Si l’écriture en imitation figure le nombre des pénitents, un lent crescendo élève imperceptiblement vers le ciel leurs requêtes. Une entrée instrumentale dominée par les violons installe d’abord un climat de déférence laissant échapper quelques tendres plaintes. Un duo d’alto se tourne ensuite vers Dieu, rapidement rejoint par les solistes des autres pupitres avant d’être renforcés par le chœur dans un ultime appel à la miséricorde. Par effet de contraste, le chœur s’élance maintenant au galop vers un finale de toute splendeur. Les cordes bouillonnantes fixent le tempo. Les trompettes étincellent. Le chœur explose, pressant Dieu de ne plus jamais laisser son peuple dans la confusion (let me never be confounded).

Les esprits sont désormais préparés pour jouir d’une période de paix de plus de trente ans, durée probablement sans précédent dans l’histoire européenne.

Le Te Deum constitue, nous l’avons dit, une œuvre à vocation essentiellement religieuse. D’ailleurs, en Angleterre, il tient une place précise dans l’organisation du service anglican : après la première lecture d’un texte de l’Ancien Testament, « sera dit ou chanté chaque jour en langue vulgaire pendant toute l’année l’hymne appelé Te Deum laudamus » (La liturgie, c’est-à-dire le formulaire des prières publiques… selon l’usage de l’église anglicane, 1689).

En revanche, la filiation du Jubilate Deo omnis terra (Que toute la terre célèbre Dieu) rattache cette libre adaptation du Psaume de louange 100/99 à un contexte de victoire militaire. En effet, ce motet fut commandé par le pape Paul III (1468-1534) à Cristobal de Moralès (1500-1553) pour célébrer la trêve de dix ans conclue en 1538 dans le conflit opposant Charles Quint (1500-1558) à François Ier (1494-1547). Cette œuvre de circonstance a ensuite inspiré plusieurs compositeurs, tel Giovanni Valentini (1582-1649). Son Jubilate Deo fut chanté à Vienne, le 23 novembre 1620, pour célébrer la victoire impériale à la Montagne Blanche, prélude à la sinistre guerre de Trente Ans. Un exemple parmi d’autres qui permet à Philippe Vendrix de constater « cette nouvelle association entre une Machtpolitik (littéralement, politique de puissance) et une piété réaffirmée » (Musique et pouvoir au 17ème siècle, 2004). A son tour, mais dans un climat plus pacifique, Henry Purcell associera un Jubilate à son Te Deum créé en 1694. Haendel ne fera que s’inscrire dans une tradition bien établie lorsqu’il compose son Utrechter Jubilate.

Son premier mouvement rayonne de tous ses feux. D’abord ceux des instruments qui s’égayent sur ces longues notes tenues par la trompette, déployant fougueusement une adaptation musicale des premières mesures du Laudate pueri Dominum (Louez, enfants, le Seigneur) HWV 237 créé le 8 juillet 1707 pour les Vêpres des Carmélites de Rome. Ensuite, dans cette compétition virtuose qui s’engage entre un Réginald Mobley déchaîné à une trompette émérite. Enfin, dans ce chœur ardent qui appelle le peuple à s’associer à Dieu pour irradier le monde d’une joie si longtemps contenue. La justesse et la ductilité de la trompette, la légèreté de l’orchestre et l’agilité du chœur suscitent ici une franche admiration.

Dans le second mouvement, la joie se métamorphose en allégresse. Une musique expressive épouse alors les deux sens contenus dans le texte. D’abord, une fugue sémillante manifeste la félicité qui anime les serviteurs de Dieu. Finement portées par les cordes, les voix partagent successivement cette ferveur avant que le tutti orchestral ne vienne grossir les basses pour témoigner de l’éclat attaché à ce ministère. Lorsqu’il convient de vénérer la présence sacrée de Dieu, le chant adopte aussitôt la forme d’un cantus firmus déférent pour les voix mais toujours démonstratif du côté des instruments. Une reprise de la fugue finit par emporter la dévotion dans ses flots exubérants, jusqu’à l’accord solennel final.

Dans une tendre profession de foi, un duo alto-basse reconnaît that the Lord he is God (que le Seigneur est notre Dieu). Dans cet arrangement du premier mouvement de l’aria A mirarvi io son intento (A vous regarder je fixe mon propos) HWV 178 composé en 1711, l’âme confiante s’incarne dans un continuo bondissant évoquant le tempo d’une marche enjouée conduisant vers Dieu. Les voix, au contraire, font allégeance dans un sage style en imitation ponctué par des ritournelles aiguillonnées par des violons aux accents célestes. Une relation qui est source de bienfaits, comme le clame maintenant le chœur. Dans une riche polyphonie ornée de ritournelles instrumentales, il célèbre, par un jeu de répétitions, ces pèlerins se dirigeant vers la maison de Dieu en chantant ses louanges (into his courts with praise). Sur le même tempo alerte que le duo, un trio constitué de deux altos et de la basse justifie la foi qui anime le peuple de Dieu. Ici, Haendel va puiser dans l’arsenal des procédés expressifs pour qualifier la relation de Dieu aux hommes : la pédagogie de la répétition pour souligner sa bienveillance (gracious), les longues tenues de note pour marquer son caractère éternel (everlasting) et les marches chromatiques pour révéler sa profondeur historique (from generation to generation).

Deux chœurs concluent ce motet. Parlant le langage de vagues, les archets emportent la doxologie dans un flot fulgurant avant de s’éteindre dans un court silence. Glissant sur ce courant balayé par les cordes, le chœur lance de puissants Glory à destination de chacune des composantes de la Trinité. Le chœur final est fleuri de superbes fugatos et atteint son apogée dans un Amen resplendissant. Toutes les ressources polyphoniques et instrumentales sont mobilisées pour couvrir de paillettes sonores ce finale digne de figurer parmi les plus fameux Anthems britanniques.

Une fois de plus, Hans-Christoph Rademann nous a subjugué. Lorsque nous rendions compte de l’écoute des deux coffrets consacrés aux œuvres de Heinrich Schütz (1585-1672), nous étions séduits par son style aussi rigoureux que chaleureux (voir nos chroniques Intégrale I - première partie, Intégrale I - seconde partie et Intégrale II sur l’œuvre de ce compositeur). Ces qualités se confirment ici. Il impulse aux partitions de Haendel un rythme vif tout en modelant les nuances avec une finesse et une clarté remarquables. Sa science et sa sensibilité lui permettent de dégager de ces montagnes de notes toute l’énergie réjouissante qu’elle recèle.

Des artistes de talent le secondent. Techniquement irréprochables autant qu’ils sont humainement investis, leur performance réjouit autant l’oreille épicurienne qu’elle attise la curiosité de l’historien du monde sensible. Remarquables pour le raffinement des sonorités, leur interprétation éclaire les émotions et les passions du passé. Les solistes, bien au-delà de leurs manifestes qualités individuelles, servent les textes autant que la musique qui les portent. Ils parviennent ainsi à parler au cœur autant qu’à l’esprit. Le chœur, enfin, se distingue par son agilité. Puissant quand la partition l’exige, suave lorsque le texte le requiert, son chant épouse parfaitement la courbe dramatique de sa partie.

En définitive, un CD que nous apprécions d’abord parce qu’il constitue, en quelque sorte, la bande son d’un plan séquence de notre histoire européenne. Mais, indépendamment de cela, il procure également un pur plaisir esthétique. C’est pour cette raison qu’il ne rejoindra pas immédiatement les rayons de nos étagères.



Publié le 27 nov. 2019 par Michel Boesch