La Storia di Orfeo

La Storia di Orfeo ©Simon Fowler
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Animé et passionné par la musique du Seicento (expression italienne servant à désigner le XVIIème siècle tant sur le plan littéraire qu’artistique), le contre-ténor français Philippe Jaroussky s’est jeté corps et âme dans une épopée mythique en enregistrant La Storia di Orfeo.
Il serait bien aisé de décrier le nouveau disque thématique sorti en mars 2017 dans les bacs sous le label Erato en lui accordant mauvais crédit.
Encore une nième version du personnage allégorique d’Orphée pourrions-nous dire ! Nous nous livrerions à une magistrale erreur, attitude fort regrettable !

Conçu autour de trois opéras éponymes composés respectivement par Monteverdi, Rossi et Sartorio, le contre-ténor livre ici un disque abouti dans les moindres détails. N’en déplaise à ses détracteurs !
Sorte de mini-opéra épousant la forme d’une cantate à deux voix et chœur, la substance est principalement axée sur deux personnages inséparables : Orphée et Eurydice…

Avant «d’explorer» l’enregistrement, il convient de situer les trois opéras dans leur contexte historique mais rassurez-vous… ceci le plus brièvement possible !

L’Orfeo de Claudio Monterverdi (1567-1643) constitue un tournant majeur dans l’histoire de la musique. Conçu à une période charnière, il symbolise la frontière entre le style fin Renaissance et celui du premier baroque italien avec la naissance de l’opéra. Maintes fois traité et mis en musique par les Florentins, le mythe d’Orphée et Eurydice dans sa nouvelle mouture est incroyablement accompli et original de par sa forme et sa cohérence.
Le 22 février 1607, l’œuvre voit le jour lors de l’ouverture des festivités du Carnaval à l’Académie des Invaghiti dans le cadre d’une représentation « privée ». Puis le 24 février, elle est jouée dans une petite salle du Palais ducal de Mantoue. Et enfin le 1er mars, la représentation a lieu devant les Mantouans et la Cour. Malgré sa grande qualité musicale (éventail des voix, instruments baroques, expression des sentiments) et sa fastueuse impression dès 1609 sous le contrôle du compositeur lui-même, l’œuvre va disparaître « aux enfers ».

Si l’Orfeo monteverdien témoigne d’un haut fait historique, celui de son compatriote Luigi Rossi (1597-1653) n’a pas à rougir de sa situation. En effet, il est le premier opéra joué en France. Le 2 mars 1647, le cardinal Jules Mazarin le fait représenter au Théâtre du Palais-Royal devant Anne d’Autriche, le jeune Louis XIV âgé seulement de neuf ans et toute la Cour.
Initialement constitué d’un prologue, de trois actes et d’un épilogue, le livret est signé par l’abbé Francesco Buti et mis en scène par Giacomo Torelli. Le mythe d’Orphée et Eurydice est servi par une troupe de chanteurs italiens où figurent des castrats et par une machinerie complexe permettant des changements de décors.
Cette double illusion est inconnue jusqu’alors. Dans l’orchestre, les Vingt-quatre Violons du Roy jouent pour la première fois avec des musiciens italiens. Le spectacle va durer plus de six heures et faire grande impression. Pourtant, il subira le même sort que l’Orfeo de Monteverdi en rejoignant Pandémonium, la capitale imaginaire du Royaume des Enfers.

Quant à l’Orfeo d’Antonio Sartorio (1630-1680), il marque également une transition de style entre l’opéra vénitien et l’Opera seria naissant (forme de drame à l’organisation uniforme alternant récitatifs et airs). Sommes-nous devant les prémices du modèle « poético-dramatique » ?
Les premières représentations ont eu lieu au Teatro San Salvatore de Venise en décembre 1672.
Composé sur le livret d’Aurelio Aureli, Sartorio l’argumente en trois actes privilégiant nettement les harmonies et les mélodies. Le drame et l’ornementation ne tiennent même pas le second rôle. Les nombreux arias (environ 50) sont ponctués de récitatifs à la déclamation soignée.

Commune aux trois opéras, la principale péripétie de l’intrigue est l’arrivée brutale et fatale du drame : la mort d’Eurydice !
Par contre, le chemin utilisé par les compositeurs est bien différent. Monteverdi décrit avec finesse la descente et le cruel voyage aux Enfers de la jeune mariée. La peine, la douleur ainsi exprimées sont criantes de vérité, d’authenticité. Pour preuve, Philippe Jaroussky sublime le Possento Spirto e formidabil NumePuissant Esprit et redoutable Divinité (acte III) (p. 20) et dévoile un chant inouï où trilles et vocalises s’affrontent sans pitié ! Devons-nous voir les réminiscences du courant humaniste de la Renaissance italienne ? Quant aux deux autres, leur développement dresse l’incommensurable bonheur des jeunes amoureux et la douloureuse morsure.
Le lyrisme est au service de l’orphisme inscrivant pour l’éternité dans les gènes humains la légende du poète amoureux…

Bien au-delà de l’apologue mythologique et des lieux de création des opéras (Mantoue, Paris et Venise), Philippe Jaroussky accompagné de la soprano Emöke Baráth peint une toile où le paysage pastoral s’impose de suite. Les teintes utilisées révèlent une brillance solaire. Les deux interprètes tirent profit de chacune des particularités de leurs personnages.

La première piste de l’enregistrement est consacrée à Sartorio avec la sinfonia d’ouverture. Placé sous la direction de Diego Fasolis, l’ensemble I Barocchisti étire les notes d’une manière liée (legato) et soyeuse. Au loin, le continuo, assuré au clavecin, agrémente le discours des cordes. Le tempo allégro confère l’énergie nécessaire aux phrases musicales répétitives. L’aria Cara e amabile catenaChère et jolie chaîne (p. 02) signe ici l’engagement vocal du contre-ténor et de la soprano. Ecoutons la solide construction des voyelles découlant de l’attaque franche des consones. Les voyelles se définissent acoustiquement par leurs formants. Netteté et précision sont de mise. Du même compositeur, l’aria È morta EuridiceEurydice est morte (p. 15) chanté par Jaroussky est empreint de langueur. Il supplie la douleur de lui ôter la vie. Quelle invocation ! L’ombre d’Eurydice flotte au dessus de nos têtes, s’empare de l’espace d’écoute. En Eurydice, Emöke Baráth tient son rôle avec une exquise grâce. Serait-ce dû au fait qu’elle ait déjà tenu le rôle en janvier 2014 à l’Opéra national de Lorraine ? Le timbre ample et aérien apporte légèreté à la déclamation interrogative Orfeo tu dormi ?Orphée, dors-tu ? (p. 17). Elle se lance dans de fines vocalises ne connaissant que pour seule et unique limite celle de nos oreilles. Laissons-nous envoûter par cette fraîcheur vocale !

La piste 3 offre une nouvelle lecture du chorus monteverdien Vieni, Imeneo, deh vieni… Lasciate i montiViens Hyménée, de grâce viens… Quittez les monts interprété par le Coro della Radiotelevisione svizzera. L’homogénéité vocale qui en émane est parfaite. Aucune voix ne prend le dessus ou ne dénote. Le geste vocal du chœur implique une pleine ouverture du thorax. Le chant nuptial répond à la structure traditionnelle madrigalesque à 5 parties. Le Lasciate i monti fait preuve d’une belle énergie soutenue par une tonalité enjouée.
La canzone Vi ricorda, o boschi ombrosiVous souvenez-vous, ô bois épais (p. 08) est joviale. Philippe Jaroussky y développe un chant léger soutenu par le clavecin et les violes lancés dans cette folle ritournelle.
Toujours de Monteverdi, le sublime aria Rosa del CielRose du Ciel (p. 04) honore l’Astre parmi les astres, hymne au soleil. Philippe Jaroussky le porte au firmament. Sa voix est radieuse mettant en surbrillance sa parfaite diction. Il serait possible de qualifier son interprétation de statique. Est-ce le terme exact ? Exercice peu facile à réaliser en gardant toute objectivité ! Cet adjectif pourrait apparaître comme une humble retenue face à la puissance de l’astre, de Dieu ! Sous les traits d’Eurydice, Emöke Baráth exprime la joie, les nobles sentiments contenus dans son cœur et s’en remet à Amour. Elle excelle dans l’art délicat des affects. La musicalité qu’elle déploie ne laisse planer aucun doute sur son talent. Une merveilleuse voix…

Propos confirmé par l’ariette Mio ben, teco il tormento più dolce il troverei che con altri il contentoMon bien-aimé, auprès de toi le tourment me serait plus doux qu’auprès des autres le plaisir (p. 05) de Rossi, la soprane s’appuie sur une basse obstinée aux séduisantes mélodies notamment dues à la suavité des théorbes et se libère dans la seconde partie. Elle s’affranchit de la musique en plaçant l’interprétation au zénith. Un autre beau moment se fait entendre avec l’écriture syllabique du Che dolcezza è la certezza di due cori amanti e fidiCombien douce est la certitude de deux cœurs épris et loyaux (p. 06). L’unisson est la parfaite traduction de la douceur du sentiment amoureux. Les deux voix sont en symbiose.
Deh, più lucente è più fin ororDe grâce, plus précieux et plus resplendissant que tous les trésors de l’Orient (p. 07) se pare d’un ton solennel allant jusqu’à la déploration sur le chœur Ah pagiente ! Ah, lagrimateAh, pleurez ! Versez des larmes (p. 13). La polyphonie vocale s’inscrit dans la plainte (lamento), figure expressive de la douleur dans la musique baroque.

L’impression de « déjà entendu » ne tient guère longtemps. L’arrangement réalisé par Philippe Jaroussky et l’excellent accompagnement d’Emöke Baráth, de l’ensemble I Barocchisti et le Coro della Radiotelevisione svizzera apporte une nouvelle lecture, fraîche sans complaisance. Le mélange des registres et la subtile alternance entre solistes et chœur élaborent un dynamisme et une écoute aisée.
Les 64 minutes du disque thématique s’égrainent rapidement oscillant entre joie et peine en une fraction de seconde. Le voyage a duré 65 ans entre le premier Orfeo de Monteverdi en 1607 et celui de Sartorio en date de 1672 sans omettre l’étape parisienne de 1647 (Orfeo de Luigi Rossi).

Consolez-vous ! Le voyage n’est pas terminé, il vous reste d’autres chemins à explorer…



Publié le 05 mai 2017 par Jean-Stéphane SOURD DURAND