Sonates pour flûte à bec et basson - Vivaldi, Boismortier, Fasch, Telemann

Sonates pour flûte à bec et basson - Vivaldi, Boismortier, Fasch, Telemann ©Pierre-Etienne Bergeron
Afficher les détails
Quatre octaves et une quinte

C'est l'intervalle existant entre la note la plus grave jouée par le basson et la plus aiguë par la flûte dans cet enregistrement. Sur les huit sonates proposées, quatre sont écrites pour un instrument soliste (flûte à bec ou basson) et quatre, pour deux instruments solistes (flûte à bec et basson). Ces dernières sont des sonates en trio. Afin de bien comprendre la raison de cette formation insolite alliant deux tessitures extrêmes, il est indispensable de définir ce qu'est la sonate en trio. Selon Christopher Hogwood (The Trio Sonata, BBC Music Guides, London, 1979), la sonate en trio comporte en général deux dessus (pardessus de viole, violon, flûte, cornet...), une basse d'archet et un clavier. Toutefois plusieurs compositeurs ont souhaité remplir l'espace sonore situé entre les dessus et la basse. Ainsi Dietrich Buxtehude (sept sonates opus 1 et sept sonates opus 2), Georg Philipp Telemann dans 25 de ses sonates en trio, remplacent un des dessus pas une basse de viole, opérant le plus souvent dans son registre aigu ce qui la distingue sans ambiguïté du continuo, tout en conférant à l'ensemble un son plus profond et une expression plus intense. D'autres compositeurs optent pour une vraie basse comme deuxième soliste ce qui abaisse encore d'un cran le barycentre du son, configuration appelée sonates pour un dessus et deux basses par Joseph Bodin de Boismortier. C'est cette dernière option avec un basson comme deuxième soliste qui est retenue dans les œuvres inscrites sur cet enregistrement. Un ambitus de quatre octaves du do1 au sol 5 est ainsi couvert par les deux solistes ce qui indiscutablement augmente le potentiel expressif des œuvres sélectionnées...

La flûte à bec, utilisée dans six œuvres sur les huit, est reine pendant tout le XVIIème siècle mais son usage diminue progressivement au cours du XVIIIème siècle au profit de la flûte traversière baroque dont l'avantage serait de permettre à l'instrumentiste de moduler la dynamique sonore et le timbre, opérations difficiles avec la flûte à bec. Cette dernière est par contre irremplaçable pour évoquer des ambiances champêtres, elle est aussi idéale pour accompagner les plus douces effusions amoureuses. Au début du XVIIIème siècle, la facture de la flûte à bec et du basson progresse notablement. Grâce en une découpe en plusieurs sections qui s’emboîtent, la justesse de ces instruments est considérablement améliorée.

Une grande unité est conférée dans cet enregistrement par la formation instrumentale ainsi que par l'époque très resserrée de composition de ces sonates (un peu plus d'une décennie entre 1730 et 1740) mais les compositeurs ayant des styles très différents, il n'est pas possible de proposer une vue synthétique de l'ensemble. C'est pourquoi les cinq compositeurs seront examinés individuellement dans leurs œuvres.

L’œuvre la plus originale de ce disque est pour moi, sans conteste, la sonate en trio en la mineur RV 86 de d'Antonio Vivaldi (1678-1741) qui adopte la coupe de la sonata da chiesa en quatre mouvements (lent/ vif/ lent/ vif). On a souvent glosé sur l'œuvre de Vivaldi et les plaisanteries faciles ont proliféré à une certaine époque. Pourtant parmi les compositeurs baroques, Vivaldi est un de ceux dont le langage harmonique est le plus audacieux et l'invention mélodique la plus originale. Les dissonances acerbes abondent dans son œuvre et la présente sonate en trio ne fait pas exception. Le fait qu'elle soit écrite spécifiquement pour flûte à bec ajoute encore à son charme. Dans le largo initial la flûte et le basson se livrent à de magnifiques imitations. Au cours du mouvement on note d'étranges chromatismes et des dissonances troublantes. Les mouvements rapides (deuxième et quatrième) sont des pages d'une écriture brillante et d'une virtuosité époustouflante. Le troisième mouvement (largo) est une sérénade chantée éperdument par la flûte et accompagnée par un basson qui semble se moquer des effusions du flûtiste.

La sonate en sol majeur pour flûte et continuo, de coupe sonata da chiesa a d'abord été attribué à Vivaldi sous le numéro RV 59. Il est maintenant acquis qu'elle a été écrite par Nicolas Chédeville vers 1737 avec le numéro opus 13. Cet opus, appelé Il pastor fido, comporte en fait six œuvres et révèle une forte influence italienne et même vivaldienne ainsi qu'un caractère pastoral qui se manifeste surtout dans le troisième mouvement, Pastorale ad libitum où le basson vient renforcer la ligne de basse. « Le dessus de cette sonate se peut jouer sur une musette... » est-il d'ailleurs indiqué sur le manuscrit de la partition, mais la flûte à bec remplit parfaitement cet office et nous ravit par sa légèreté et son humour.

Les deux sonates opus 37 n° 2 en mi mineur et n° 5 en la mineur pour flûte à bec et basson de Joseph Bodin de Boismortier (1689-1755) proviennent d'un recueil de six sonates en trio pour un dessus et deux basses publié en 1732. Une des basses a une partie soliste et l'autre participe au continuo. Dans cet enregistrement la partie de dessus est confiée à une flûte à bec alto et la partie de basse soliste au basson, ce qui est tout à fait légitime et conforme aux habitudes de l'époque où plusieurs combinaisons d'instruments étaient couramment prévues par le compositeur, à des fins probablement commerciales. Ces deux œuvres sont très courtes mais concentrées et leur style est plus sévère que celui des œuvres précédentes. Elles adoptent la coupe de la sonate galante puis classique avec deux mouvements rapides encadrant un mouvement lent. Ce dernier est le cœur de l'ouvrage et Boismortier y a concentré sa plus belle inspiration. Les mouvements rapides sont plus virtuoses mais sans excès et donnent toujours la priorité à d'élégantes mélodies dans lesquelles le basson a la part belle.

Les deux sonates pour basson et continuo en fa mineur TWV 41:f1 et pour flûte et continuo en do majeur TWV 41:C5 de Georg Philipp Telemann (1681-1767), toutes deux de coupe sonata da chiesa, sont tirées de deux recueils, Der getreue Music Meister (1727) et les Essercizii musici (1740) respectivement, tous deux à vocation principalement pédagogique... Telemann étant un des compositeurs les plus féconds de l'histoire, un système de classement de son œuvre ingénieux a été mis sur pied et la formule TWV (Telemann-Werke-Verzeichnis), 41 (musique de chambre pour un instrument soliste), f (fa mineur), 1 (première œuvre dans l'ordre chronologique dans cette tonalité) est une véritable carte d'identité. Le miracle chez Telemann est qu'en dépit d'une production pléthorique, ses œuvres sont d'une inventivité, d'une variété et d'une fantaisie admirables. Parmi les deux sonates , la sonate en fa mineur TWV 41:f1 est la plus originale en raison des rythmes et des accents d'Europe Centrale (Telemann s'intéressait au folklore polonais) qui parsèment ses quatre mouvements. La sonate en do majeur TWV 41:C5 a l'intérêt d'avoir été pensée spécifiquement pour la flûte à bec, son écriture musicale est en effet admirablement adaptée à la technique de l'instrument.

Johann Friedrich Fasch (1688-1758), maître de chapelle à Zerbst (Saxe), est peut-être le moins connu des compositeurs inscrits dans le programme de ce CD, du moins auprès du public français. Sa production que Jean-Sébastien Bach estimait, est considérable et encore mal connue. Il compose dans un style serré, riche en contrepoint, possède un agréable don mélodique et utilise avec beaucoup d'habilité les instruments à vents, notamment le hautbois, le basson, le cor, le chalumeau baroque etc... mais son écriture est peu modulante et assez prévisible, du moins à mon humble avis. La sonate en trio (sonata a tre) en fa majeur FWV N:F5' datant de la décennie 1730 comme d'ailleurs l'autre sonate en do majeur pour basson et continuo sont deux œuvres intéressantes. Les trois mouvements de la sonate en trio en fa utilisent ingénieusement la technique du canon à deux voix entre la flûte et le basson. La basse d'archet n'est pas en reste, en plus d'assurer les fondements de l'harmonie, elle s'insère dans le discours musical par des contrepoints supplémentaires et des imitations.

La décennie 1730-40 correspond peut-être à l'apogée du style baroque. Telemann compose en 1737 ses flamboyants six Quatuors Parisiens (lire la récente chronique de notre confrère), Haendel, Vinci, Porpora, Vivaldi écrivent de magnifiques opere serie. Et pourtant les signes d'un changement prochain apparaissent déjà dans le monde musical. En 1743 Louis-Gabriel Guillemain publie ses Six conversations galantes et amusantes opus 12, pour flûte, violon, viole de gambe et continuo, très novatrices d'esprit. En 1745, Carl Philipp Emmanuel Bach fait paraître deux sonates pour viole de gambe et basse (Wq 136-7) qui témoignent d'une sensibilité toute nouvelle. Un nouveau monde est déjà en marche, mais l'ancien va encore briller de tous ses feux pendant encore une décennie. Le présent enregistrement nous donne un échantillon de ce que l'on faisait de mieux en musique de chambre en cette période du baroque finissant.

Vincent Lauzer est un virtuose de la flûte à bec alto. Il excelle dans les traits les plus véloces, notamment dans la sonate en do majeur de Telemann TWV 41:C5. Son legato est harmonieux et dans les mouvements lents, il arrive à tirer de son instruments des sons particulièrement suaves et délicieux, notamment dans la ravissante Sicilienne de cette même sonate en do de Telemann. L'art de l'ornementation est utilisé dans tous les morceaux avec sensibilité et élégance.

Au basson baroque, Mathieu Lussier fait montre d'une virtuosité d'autant plus impressionnante que cet instrument est particulièrement difficile à jouer. Les tempi étant rapides, les doubles croches défilent à toute vitesse, sans toutefois nuire à l'articulation et à la clarté du discours musical, notamment dans la sonate en do de Fasch. Contrôlant avec un art souverain le volume sonore émis par le basson baroque, il obtient un équilibre idéal avec la flûte à bec, notamment dans le délicieux Largo de la sonate en la mineur de Boismortier.. De plus le timbre mordant du basson se détache toujours parfaitement du continuo.

Amanda Keesmat au violoncelle baroque nous donne un aperçu de son grand talent dans la sonate de Chédeville où elle bénéficie d'une partie plus en dehors et même d'un petit solo. De même dans la sonate de Telemann TWV 41:f1, la partie de violoncelle possède une certaine indépendance qui permet d'apprécier la belle sonorité de l'instrument... Mélisande McNabney assure la partie de clavecin, assise sonore et harmonique de l'ensemble, avec talent et autorité. Sylvain Bergeron est à l'archiluth et à la guitare. En plus de son rôle de soutien de l'harmonie, quelques transitions mélodiques lui sont réservées, notamment dans la sérénade quelque peu parodique de la sonate en trio de Vivaldi, ce qui apporte une délicate couleur poétique à l'ensemble.

Voilà un disque qui réunit des instrumentistes de grand talent autour d’œuvres magnifiques, relativement peu jouées et qui réjouissent le cœur et l'oreille. La notice claire et détaillée rédigée par François Filiatrault donne les informations nécessaires pour un plaisir auditif optimal.



Publié le 25 mars 2018 par Pierre Benveniste