Sonatas para clavicordio - Albero

Sonatas para clavicordio - Albero ©
Afficher les détails
Un feu d’artifice musical

Mario Raskin, claveciniste français d’origine argentine, disciple de Rafael Puyana et de Scott Ross, signe un nouvel enregistrement des sonates pour clavecin de Sebastián de Albero (Don Sebastián Ramon de Albero y Ananos). Contemporain de Domenico Scarlatti (1685 - 1757), du Padre Antonio Soler et de Farinelli (Carlo Maria Michele Angelo Broschi), ce compositeur espagnol (1722 – 1756) est relativement méconnu. On sait assez peu de choses à son sujet si ce n’est que son existence fut à peu près aussi brève que celle de Purcell, Mozart ou Schubert. Né en Navarre en 1722, Sebastián de Albero fut durant les huit dernières années de sa vie au service du Roi d’Espagne Ferdinand VI en tant que second organiste principal de la Chapelle Royale de Madrid , entre 1748 et 1756. C’est à cette époque qu’il fit la connaissance de José de Nebra, premier organiste principal, et surtout de Domenico Scarlatti qu’il côtoiera durant toutes ces années, ce dernier étant alors le professeur de clavecin de la reine Maria Barbara de Bragance, épouse du roi Ferdinand VI. La reine Marie-Barbara était selon les historiens une claveciniste de talent, les 555 sonates de Domenico Scarlatti furent d’ailleurs composées à Madrid à son intention. (Pour plus d’information sur Sebastián de Albero, il est possible de consulter ici la thèse en langue espagnole extrêmement documentée réalisée par Carlos Andrés Sánchez Baranguá).

Une carrière musicale très courte

Du fait de son décès prématuré, Sebastián de Albero ne laisse que peu, mais d'excellentes œuvres pour le clavier, qui représentent l’un des sommets de l'école espagnole du XVIIIe siècle. Mais curieusement, aucune œuvre religieuse composée pour l’orgue n’a été retrouvée jusqu’à présent, ce qui demeure surprenant de la part d’un organiste au service de la cour d’Espagne. Sa carrière sera quelque peu obscurcie par les grands maîtres de l’époque protégés par le roi Ferdinand VI et la reine Maria Barbara, parmi lesquels José de Nebra bien sûr, mais aussi Francesco Corseli et Farinelli. Scarlatti quant à lui n’avait aucun rôle officiel à la cour, n’exerçant qu’à titre privé auprès de la famille royale. Organiste, mais aussi claveciniste, Sebastián de Albero est décédé quelque mois avant d’atteindre ses trente quatre ans, laissant à la postérité les Obras, para clavicordio, o pianoforte, dédiées au roi Ferdinand VI ainsi que ses Trente sonates réparties en deux cycles de 14 sonates s’achevant chacun sur une fugue. Ces Trente sonates conçues plus ou moins sur le modèle des Essercizi du Napolitain proviennent d'un manuscrit retrouvé en Italie à la bibliothèque Marciana à Venise. Il fut très probablement rapporté en Italie par Farinelli à qui la reine Maria Barbara avait légué sa bibliothèque, dans laquelle se trouvaient entre autres les sonates de Scarlatti, ainsi qu’une partie de ses instruments à clavier.

Pourquoi deux cycles de quinze sonates, soit un opus de trente pièces ? D’autres compositeurs ont également composé des cycles de trente pièces : les trente variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach, le recueil de Trente Essercizi pour le gravicembalo de Scarlatti. Mario Raskin émet à titre d’explication une hypothèse tout à fait plausible : « le chiffre 3 évoquerait la Trinité, élément majeur du Christianisme, et le zéro la forme géométrique fermée, considérée comme étant la perfection ».

C’est donc le premier cycle constitué de quatorze sonates s’achevant par une fugue que Mario Raskin propose dans son intégralité sous le label Pierre Verany. Dans un premier temps, il lui avait été demandé d’établir une sélection des meilleures sonates extraites des deux cycles. Mais compte tenu de l’impossibilité de faire des choix du fait de la qualité d’écriture des sonates, mais aussi de leur cohérence entre elles, Mario Raskin a préféré, et on ne peut que lui donner raison, enregistrer le premier cycle dans son intégralité.

Un clavecin d’exception


Le clavecin de Christian Kroll

Pour réaliser cet enregistrement, Mario Raskin a choisi un instrument historique d’exception : un clavecin construit en 1776 par Christian Kroll, facteur de grande réputation né dans l’électorat de Brandebourg, qui exerça à Lyon à partir de 1769. La proximité de facture de ses instruments avec ceux du facteur lyonnais Joseph Colesse laisse à penser qu’il collabora un temps avec ce dernier. Décédé en 1782, sa période de production s’étend sur une douzaine d’années seulement. Plusieurs clavecins de Christian Kroll sont parvenus jusqu’à notre époque, mais le clavecin utilisé dans cet enregistrement a ceci de particulier qu’il a été trouvé dans son état d’origine. Il appartenait à une famille de la région lyonnaise et n’avait très probablement pas bougé de la pièce ou il avait été placé depuis son acquisition au XVIIIe siècle ! Acquis en 2002 par le facteur Marc Ducornet, il a été restauré par ses soins dans son atelier puis mis en dépôt en 2009 au Musée des Beaux Arts de Chartres pour rejoindre ensuite en 2015 le château de Villarceaux (Val d’Oise) dans lequel a été réalisé le présent enregistrement (et dans lequel vécut durant plusieurs années Ninon de Lenclos, maîtresse du marquis de Villarceaux).

Un compositeur d’une grande maturité

Dès les toutes premières mesures, la magie opère… Le son en premier lieu, d’une richesse harmonique exceptionnelle et d’une grande profondeur. En effet, difficile de ne pas tomber sous le charme de la sonorité chaude, toute en rondeur de cet instrument unique qui présente un bel équilibre entre graves et aigus. En second lieu, le style de composition n’est pas sans rappeler d’entrée le style de Domenico Scarlatti…, mais l’écriture musicale de Sebastián de Albero demeure cependant très personnelle et révèle un compositeur d’une grande maturité. Il convient d’évoquer un point particulièrement intéressant : les deux premières sonates de ce premier cycle de Sebastián de Albero figurent également sous les numéros 11 et 12 dans un autre recueil de sonates attribuées à Scarlatti. Ce recueil fut offert par Albero à son élève Ignacia de Ayerbe, fille de l’un de ses amis. L’attribution à Domenico Scarlatti de toutes les autres sonates figurant dans le Manuscrit Ayerbe ne laisse guère de doutes dans la mesure ou on les retrouve dans d’autres recueils de ce compositeur, elles sont donc parfaitement authentifiées. Mais ces deux sonates n’ont pas été répertoriées dans le catalogue des œuvres de Scarlatti établi par le claveciniste Ralph Kirpatrick, fin connaisseur de l’œuvre du napolitain. Ce dernier les a en effet écartées de son catalogue, ce qui tend à confirmer qu’elles sont bien de la main d’Albero qui les a de toute façon intégrées dans le premier cycle de son propre recueil de Trente sonates. Quoiqu’il en soit, l’unicité de style de ces quinze premières sonates ne laissent guère de doute sur le fait qu’elles émanent bien d’un seul et même compositeur. Il est donc probable que Sebastián de Albero ait eu la volonté de « glisser » anonymement ces deux sonates écrites de sa main « à la façon de » parmi celles de Scarlatti en guise d’hommage. Par ailleurs, il est désormais établi avec certitude par diverses sources historiques qu’Albero avait bien accès aux œuvres de Domenico Scarlatti en tant que copiste du Maître, ce qui sera confirmé plus tard par des analyses graphologiques. A travers l’écoute de ses sonates, on peut également percevoir une influence des clavecinistes de l’Europe du Nord, de Carl Philipp Emmanuel Bach en particulier.

Une écriture audacieuse

Les quinze sonates (la fugue est également intitulée « sonate ») sont des pièces assez courtes, d’une durée moyenne de quatre minutes en moyenne, et en un seul mouvement, comme celles de Scarlatti. Elles ne répondent donc pas à la définition musicologique du terme stricto sensu. On remarquera par ailleurs qu’Albero dispose ses sonates par paires : souvent une pièce lente Andante suivie d’un Allegro, ou bien deux Allegro successifs mais présentant alors un caractère différent. Chaque paire est écrite dans une même tonalité, mais évolue parfois du mode majeur vers le mode mineur, hormis la fugue qui conclue le cycle. L'invention harmonique est audacieuse, Sebastián de Albero fait montre d’une belle créativité en usant à loisir de chromatismes, de changements inattendus de tonalité et de rythme, de variations de couleurs sonores, de dissonances, ne laissant ainsi aucune place à la monotonie. Mais il est vrai que l’on retrouve tous ces éléments dans la musique espagnole pour clavier du XVIIIe siècle, et tout particulièrement dans les sonates de Domenico Scarlatti.

De ces quinze sonates, Mario Raskin livre une interprétation irréprochable, pleine de raffinement et de subtilité, qui met pleinement en valeur ces pièces qui comptent sans aucun doute parmi les fleurons de la musique espagnole de l’époque. « Une œuvre de jeunesse en quelque sorte, s’il avait vécu plus longtemps, il nous aurait gratifié d’une œuvre plus vaste et plus profonde » comme le souligne Mario Raskin. La disparition prématurée de Sebastián de Albero ne le confirmera hélas jamais, mais cette partition dense, dans laquelle transparaît une complexité tonale et rythmique envoûtante ne laissera pas l’auditeur indifférent ! La construction de la fugue finale de ce premier cycle de quinze sonates est impressionnante et révèle une grande maîtrise du contrepoint. Si l’influence de Scarlatti est indéniable, les sonates d’Albero révèlent une personnalité très riche, capable d’égaler le Maître en matière d’inventivité et de langage harmonique : des influences mutuelles ne sont donc pas à exclure !

Un précurseur du style mélancolique

Adélaïde de Place musicologue spécialiste de la musique pour clavier écrivait dans Diapason en septembre 1995 : « On perçoit dans les sonates d'Albero quelque chose de D. Scarlatti et de Carl Philipp Emanuel Bach, mais aussi des accents romantiques avant la lettre assez troublants […]. Tantôt fougueuse, tantôt attendrie, sa musique s'attache à l'expression tout en déployant une certaine volubilité sans bavardage inutile. ». Enfin, selon la claveciniste espagnole Genoveva Gàlvez, particulièrement réputée pour ses interprétations d’œuvres de Scarlatti, Soler et… d’Albero, « les sonates de Sebastian de Albero préfigurent une mélancolie qui permettrait d'anticiper l'œuvre de Chopin, en se caractérisant comme un précurseur du style mélancolique ou sentimental ».

L’enregistrement de Mario Raskin donc offre une bien belle occasion de redécouvrir à la fois un compositeur injustement oublié servi par un instrument historique exceptionnel. Les enregistrements des sonates d’Albero réalisées précédemment par d’autres clavecinistes sont tous épuisés désormais. L’enregistrement de Mario Raskin est donc le seul disponible actuellement et permet d’apprécier au mieux ce contemporain de Domenico Scarlatti. Il constitue donc une bien belle découverte de ces pièces que l’on peut entrevoir comme un prolongement de l’œuvre de Scarlatti, mais avec l’originalité et l’esthétique musicale propre à Albero. On ne peut donc que saluer la démarche de Mario Raskin qui a su s’approprier Albero en nous offrant un véritable feu d’artifice musical plein d’ élégance, gratifié d’une prise de son parfaite. En 2022, on célébrera le trois centième anniversaire de sa naissance, une excellente raison d’enregistrer ce second cycle afin d’avoir une appréciation d’ensemble de ce recueil de trente sonates. On pourra en écouter ici un extrait.



Publié le 30 sept. 2021 par Eric Lambert