San Nicola di Bari - Bononcini
© Afficher les détails Masquer les détails Coffret avec livret et notice trilingue (français-anglais-allemand) de Peter Van Heyghen. Un CD, durée totale : 81 minutes, 36 secondes. Ramée - 2008
Compositeurs
- San Nicola di Bari
- Oratorio a quattro con concertino e con grosso de Giovanni Bononcini (1670-1747), sur un livret de Silvio Stampiglia (1664-1725)
- Créé à Rome lors du Carême 1693 en l'église San Giacomo degli Spagnoli
Chanteurs/Interprètes
- Lavinia Bertotti, soprano (San Nicola di Bari)
- Elena Cecchi Fedi, soprano (Giovanna)
- Gabriella Martellacci, alto (Clizio)
- Furio Zanasi, basse (Epifanio)
- Orchestre Les Muffatti :
- Violons I : Tuomo Suni (concertino), Catherine Meeùs, Marie Haag, Tami Troman
- Violons II : Marcin Lasia (concertino), Laurent Hulsbosch, Sandrine Dupé, Ingrid Bourgeois
- Altos : Wendy Ruymen, Julie Vermeulen, Manuela Bucher
- Violoncelle (concertino & continuo) : Marian Minnen
- Basse de violon (continuo in 7, 11, 13, 19, 27, 35) : Corentin Dellicour
- Violoncelle piccolo (solo in 27, continuo in 9, 39) : Marc Vanscheeuwijk
- Contrebasse (continuo in 11) : Benoît Vanden Bemden
- Archiluth : Bernard Zonderman
- Clavecin : Kris Verhelst
- Orgue : Bart Jacobs
- Direction: Peter Van Heyghen
Pistes
Cours de morale pour le temps du CarêmeIl arrive que des œuvres concentrent l’esprit de leur temps. A n’en pas douter, l’oratorio San Nicola du Bari du poète et librettiste Silvio Stampiglia (1664-1725) et du compositeur Giovanni Bononcini (1670-1747) appartient à cette catégorie.
Certes, l’intrigue est ténue, tenant en deux actes principaux. Dans le premier, le jeune Nicolas fait ses adieux avant son voyage d’études au Moyen Orient. Ce qui donne lieu à de multiples arabesques sur le thème de l’amour parental et filial. Dans le second, le libertin Clizio est converti à la vertu par son ami Nicolas. Dès lors, nous découvrons le premier miracle (certainement imaginaire) attribué au saint Nicolas (270-345) que nous identifions aujourd’hui sous les noms de Nicolas de Myre (en Lycie, actuellement en Turquie) ou Nicolas de Bari (en Italie), selon que l’on se réfère à son dernier ministère ou au lieu de sa seconde sépulture. Le tout s’achevant sur des considérations relatives au pardon des péchés pour qui consent au repentir.
En revanche, cette coproduction créée à Rome lors du Carême de l’an 1693, reflète la diversité culturelle et artistique de la société italienne à la toute fin du XVIIème siècle. Dans une constellation de références, philosophie, poésie, théâtre y côtoient la religion et la musique. Examinons-en les contours avant de pénétrer dans l’œuvre proprement dite.
Déjà, des éléments biographiques relatifs aux auteurs permettront de percer quelques secrets de fabrication. L’un et l’autre ont obtenu, en 1691, les faveurs de deux mécènes romains particulièrement influents : le prince Filippo II Colonna (1663-1714) et le cardinal Benedetto Pamphili (1653-1730), le même qui se liera bientôt d’amitié avec Georg Friedrich Haendel (1685-1753). Tout comme le librettiste Silvio Stampiglia qui en est l’un des quatorze membres fondateurs, ils sont affiliés à l’Accademia dell’Arcadia (l’Académie d’Arcadie), une société littéraire fondée, le 5 octobre 1690, par des poètes ayant appartenu à l’entourage de Christine de Suède (1626-1689) lors de son exil romain. Leur but : contrecarrer les excès, les artifices et les extravagances du maniérisme initié par Giambattista Marino (1569-1625). Répondant ainsi à un besoin de retour à l’essentiel, ils entendent ramener la langue italienne à plus de simplicité, de limpidité et de sens de la mesure. Pour cela, ils se doivent d’imiter jusque dans leurs mœurs et dans leurs écrits, la sobriété et le bon goût supposé des anciens habitants de l’Arcadie. L’esprit de quelques grands Anciens veille sur les destinées de cette académie, tel Francesco Petrarca ou Pétrarque (1304-1374) auquel sont attachés les principaux membres fondateurs ou René Descartes (1596-1650), infiltré sous le parrainage (symbolique) de la reine Christine. Autant de paramètres et d’influences qui vont guider la plume d’un Stampliglia dont la carrière se limite, pour le moment, au livret d’un opéra, d’une sérénade et d’un oratorio. Mais une carrière brillante lui est promise car il obtiendra, en 1706, la charge de poète officiel à la Cour des Habsbourg, à Vienne.
Pour ce qui concerne la musique vocale, la carrière de Giovanni Bononcini n’est guère plus avancée. En revanche, il a fait la démonstration d’un talent précoce dans le domaine instrumental. Dès l’âge de 15 ans, il publie trois recueils de musique da camera (de chambre) : divertissements (trattenimenti), concerti et sinfonias. Cet excellent violoncelliste intègre rapidement l’Accademia Filarmonica di Bologna en qualité de « maître compositeur ». Cette confrérie rassemble alors des musiciens professionnels de Bologne et fonctionne comme un carrefour d’échanges de connaissances, d’explorations et d’expérimentations. Dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, elle deviendra même l’une des plus hautes institutions de la culture musicale européenne sous la direction du Padre Giovanni Battista Martini (1706-1784). Et même le jeune Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) s’y présentera à l’examen pour l’obtention du titre de « maître compositeur », le 9 octobre 1770.
Compositeur ingénieux, Bononcini est cependant d’un caractère ombrageux. Le récit de sa première rencontre avec Haendel, âgé alors de 11 ans, en fixe quelques traits. Voici comme Victor Schoelcher (1804-1893) raconte l’épisode : « Dur, sombre et jaloux, jouissant d’une grande réputation méritée, (Bononcini traitait Haendel) fort dédaigneusement. Fatigué d’entendre exalter son habileté d’exécution, il composa, pour le clavecin, une « cantate » où il multiplia les difficultés les plus grandes, et lui proposa de la jouer, persuadé qu’un professeur même ne pourrait la déchiffrer sans étude. L’élève de Zachau exécuta à première vue la formidable cantate comme une bagatelle. L’Italien, stupéfait, le traita dès lors en rival » (La France musicale, 1er janvier 1860).
Bononcini amasse rapidement un capital de notoriété qui déborde largement les frontières italiennes. Ainsi, lorsque l’abbé François Raguenet (1660-1722) recherche dans les musiciens italiens ceux qui « sont tout au moins » de la force de Jean-Baptiste Lully (1632-1687), il cite « les Scarlatti, les Bononcini, les Corelli, et les Bassani qui vivent encore et qui charment toute l’Europe par leurs excellentes productions » (Parallèle des Italiens et des Français en ce qui regarde la Musique et les Opéras, février 1702). Une opinion générale confirmée par son contradicteur, Jean-Laurent Le Cerf de la Viéville (1674-1707). Se faisant l’écho d’une « des personnes du Royaume qui connaît, qui aime, et qui sert le mieux les Compositeurs d’Italie », il admet que « c’est Bononcini qu’elle cite de préférence : c’est celui qu’elle met en tête de ces admirables Modernes. Il est le Héros, de l’Italie et le sien » (Comparaison de la musique italienne et de la musique française II, février 1706). Une opinion que, sur le plan personnel, il est loin de partager. N’invoque-t-il pas sur le musicien « traits du peuple en courroux, pommes, nèfles, oranges (nota : fruits jetés alors sur les interprètes médiocres), sifflets de toute espèce et de toute grandeur » (Eclaircissement sur Bononcini, février 1706).
Lorsqu’ils décident de coécrire leur oratorio, le librettiste et le musicien choisissent un personnage de l’histoire religieuse oublié des artistes mais sans doute déjà très populaire. Ils n’en retiennent pourtant aucun épisode connu de sa légende mais inventent, semble-t-il, un épisode qu’ils aménagent de telle sorte que leur oratorio puisse remplir « sa noble fonction d’éducatrice des âmes », conformément à la volonté de l’initiateur de ce genre musical, Philippe de Néri (1515-1595), le fondateur de la congrégation de l’Oratoire. Un genre musical nouveau qui, dans ses intentions, répond au « besoin d’un autre langage plus souple et plus large, où viennent se refléter les sentiments intérieurs qui ne peuvent se faire jour sous des mots connus. C’est là ce que nous offrent, avec leurs inépuisables ressources, le chant et la musique. Dès lors qu’entre les sons et les émotions de l’âme existent de mystérieuses affinités, jusqu’où la musique, par l’infinie variété de ses mélodies, ne peut-elle porter sa puissance spéciale à rendre les intimes secrets du cœur ? Ce sont là, déjà, de justes motifs pour que l’âme y recoure fréquemment », résume le Père oratorien L. B. dans son ouvrage consacré à L’esprit de Saint Philippe de Néri, 1900. Donc, un genre voué à la spiritualité qui inspire à nos co-auteurs une œuvre sans chœurs ni trompettes. Mais une longue marche méditative dans l’esprit du Carême tel que le Père Louis Bourdaloue (1632-1704) le définit dans une Instruction pour une dame de qualité : « Pour sanctifier le carême, il faut de plus retrancher les plaisirs et les vaines joies du monde ; rien n’étant plus opposé à l’esprit de religion… que ce qui s’appelle plaisir, surtout dans un temps dédié à la pénitence solennelle de l’Eglise ».
A quel public était destiné « ce spectacle de carême, qui se donne en dehors du culte » selon Paul Landormy (1869-1943) dans son Histoire de la musique (1911) ? Nous l’ignorons. Tout juste la nourrissante analyse rédigée par Peter Van Heyghen et accompagnant le CD nous apprend-elle que sa première représentation a pour cadre l’église San Giacomo degli Spagnoli (Saint Jacques des Espagnols), aujourd’hui, l’église Notre-Dame du Sacré-Cœur. Depuis 1506, cet édifice était devenu l’église nationale du royaume de Castille en territoire romain et était entretenu grâce aux legs des Espagnols en résidence à Rome. L’oratorio pourrait donc répondre à une commande de Filippo II Colonna qui, parmi ses nombreux titres, exerce la charge de Grand Connétable du royaume espagnol de Naples. La sobriété de sa composition, la rigueur morale qu’elle diffuse et le mysticisme qui en émane répondraient alors aux goûts espagnols de ses premiers auditeurs.
L’œuvre que nous font goûter Les Muffatti n’est cependant pas strictement celle qu’ils ont entendue. En effet, le livret accompagnant le CD indique que notre édition résulte d’une savante synthèse de cinq recueils : deux versions manuscrites conservées respectivement à Bruxelles et Londres, deux versions imprimées archivées à Florence et à Vienne ainsi qu’une version imprimée plus tardive du livret retravaillé. Une ingénieuse recomposition dont les sources, au demeurant, témoignent de son retentissement européen.
San Nicola di Bari mêle théâtre et contemplation. Une sinfonia instrumentale libère un chapelet d’airs et de récitatifs piqueté de brèves sections en dialogue chanté destinées à franchir les différentes étapes de l’édification morale. La construction du texte est rigoureusement symétrique, associant une aria à chaque récitatif. Cette architecture éminemment géométrique n’est pourtant nullement monotone, le musicien appliquant, avec le plus grand bonheur, le principe de varietas à chacun des quarante-cinq numéros qui constituent l’ouvrage. Une œuvre sobre mettant la morale en action, soutenue par une musique qui a pour fonction de magnifier le texte et d’inciter à la piété.
Une double dimension développée dès l’introduction orchestrale. Sur le plan de l’écriture musicale, elle se conforme au modèle en usage à Rome. Celui-ci est caractérisé par deux mouvements Largo-Allegro tandis que la formule vénitienne de la sinfonia d’ouverture se décline en trois mouvements Allegro-Largo-Allegro. En termes d’affects, ces deux parties sont nettement contrastées. Le Largo émet de longues plaintes brisées par de brusques silences tandis que l’imitation et la virtuosité animent l’Allegro. A leur manière, les sons installent les deux pôles spirituels de l’exercice d’édification chrétienne proposé : une méditation sur les faiblesses du corps et l’exaltation promise à l’âme du repenti.
L’oratorio est annoncé en deux parties. Il déploie, en réalité, cinq tableaux. Musique pensée comme un discours, le texte articule les principaux temps de la tradition rhétorique. Dans l’exordium (l’exorde), le librettiste et le musicien dépeignent l’archétype de la famille chrétienne, celle de Nicolas. Nous entrons ensuite dans le sujet proprement dit, celui de la repentance. Pour commencer, la narratio (narration) évoque le comportement licencieux de Clizio auquel Nicolas ne peut d’abord opposer que son modèle de vertu. Pourtant, dans la confuntatio (réfutation), ses arguments de raison finissent par triompher. Confirmatio (confirmation) oblige, Clizio se décide enfin à renoncer à sa vie dissolue. La peroratio (péroraison) convoque alors les sentiments et autres émotions mystiques pour indiquer à l’auditoire le chemin du confessionnal.
La séquence d’ouverture mobilise, à elle seule, les dix-sept premiers numéros (n° 2 à 18). Trois personnages se préparent à la séparation : San Nicola, sa mère Giovanna et son père Epifanio. Car le départ de Nicolas pour l’erudita Palestra (l’école savante) est imminent. Dans un récitatif suivi d’une aria, Giovanna enjoint Nicolas de ne pas dévier de la via del Cielo (le chemin du Ciel) sur lequel il s’est engagé con piede anelante (d’un pas impatient). Car, explique-t-elle, la fatica del mezzo a nulla giova se non si giunge al glorioso fine (la fatigue de la mi-chemin ne sert à rien tant que l’on n’a pas atteint la fin glorieuse). Cette même idée, elle l’exprimera dans l’aria, mais cette fois sur le mode allégorique : l’oisillon qui doit traverser la mer n’interrompt pas son vol avant d’avoir atteint le rivage. En véritable récitatif d’opéra, l’écriture est modestement ornée. A peine une vocalise mesurée pour souligner l’impatience (anelante) de l’adolescent et deux répétions l’encourageant à ne jamais renoncer. En revanche, vocalises en hyperboles et répétitions abondent dans l’aria. Les premières prolongent généralement le dernier mot du vers tandis que les secondes redoublent chacune des lignes. Si les premières ponctuent le texte par des éléments décoratifs, les secondes veulent s’assurer de l’intelligibilité des paroles.
Nicolas lui répond dans un récitatif suivi d’une aria. Observons d’abord que son rôle est interprété ici par une voix de soprano. Ce choix vise-t-il à caractériser un Nicolas prépubère ? A moins que l’oratorio n’ait été écrit à l’intention des élèves d’une école soutenue par la congrégation desservant l’église St Jacques. Son récitatif célèbre le rôle d’une mère dans l’éducation chrétienne de ses enfants. Pour se conclure par une reconnaissance appuyée de son autorité d’éducatrice : il voler d’una Madre è legge al Figlio (le désir d’une Mère est un ordre pour son Fils). D’autant, poursuit Nicolas dans son aria, que la vie dans le monde est dangereuse, cela un’Angue ogni vago suo fiore (chaque fleur ravissante cachant un serpent). La ligne mélodique, ressassée par les instruments du continuo, serpente sur une pente parsemée de chromatismes, soulignant ainsi l’angoisse permanente d’une chute dans le péché.
Epifanio, père de Nicolas et époux de Giovanna, les rejoint. Dans un court dialogue avec son fils, il évoque l’image du Phénix, opposant les feux de la passion humaine aux fiamme d’un Celeste ardore (flammes d’un feu céleste). Nicolas a compris la leçon. Le seul feu qui vaille est celui qui d’ogni vano pensiero ardi le piume (brûle les plumes de chacune des vaines pensées), reconnait-il. Précepte qu’Epifanio développe dans un récitatif : le plaisir des sens conduit à une profonde affliction (e grave tormento) alors que la constance d’un cœur habitué à souffrir apporte une paix bienvenue (pace gradita). Un récitatif en forme d’admonestation tant certains termes sont appuyés par divers procédés expressifs : d’insistantes répétitions pour en imprégner les esprits, des cascades chromatiques destinées à secouer les âmes, les imposantes scansions des instruments afin de suggérer les coups de boutoir du désir.
Le socle du drame spirituel est maintenant posé sur ce dualisme que l’évangéliste Matthieu (26,41) traduit en ces termes : « l’esprit est ardent, mais la chair est faible ». Une formule qui oppose l’âme (le monde spirituel) et le corps (le monde matériel), le Bien d’un côté, le Mal de l’autre. Pour d’aucuns, ces deux mondes sont irréductibles et le chrétien doit choisir l’un ou l’autre de ces chemins. Ce n’est pourtant pas la thèse qu’entend développer le librettiste. Il se tourne vers le protégé de la reine Christine de Suède pour lui emprunter les arguments qu’il va développer dans les trois numéros suivants (n° 8 à 10). Lorsque Nicolas se dit animé par la force divine (da forza Divina sento spronarlo), se réfère-t-il, par exemple, à ce que Descartes écrit, le 6 octobre 1645, à la princesse Elisabeth de Bohème (1618-1680) : « il ne saurait entrer la moindre pensée en l’esprit d’un homme, que Dieu ne veuille » ? De même, dans l’aria de Nicolas puis le récitatif d’Epifanio qui lui fait écho, la volonté humaine est présentée comme décisive (e basta, che voglia/ il suffit que (l’âme) le veuille). Exactement ce que Descartes affirme à l’article 17 de son traité des Passions de l’âme dont il avait envoyé le manuscrit à la reine Christine, avant même sa publication en 1649 : « nos pensées… sont principalement de deux genres, à savoir : les unes sont les actions de l’âme, les autres sont les passions. Celles que je nomme ses actions sont toutes ses volontés ». C’est pourtant à l’Eglise que revient le dernier mot lorsqu’Epifanio énumère les principales vertus qui doivent guider le chrétien. L’attelage de la probité chrétienne se présente sous la forme d’un assemblage des trois vertus théologales (Foi, Espérance, Charité ou amour du prochain) avec une vertu cardinale (la force d’âme) et son alliée, la constance. La contrebasse de Benoît Vanden Bemden impose un air de gravité à la déclaration solennelle dispensée par la basse magistrale de Furio Zanasi.
Epifanio prend soudainement congé, laissant Giovanna seule avec son fils. Peut-être une manière subtile de souligner la séparation de rôles des parents dans l’éducation des enfants dans la haute société romaine : au père, la culture philosophique ; à la mère, l’amour et la vertu chrétienne. En mère quelque peu possessive (« m’incateni/ tu m’enchaines » lui rétorque Nicolas), Giovanna veut encore retenir son fils. D’une obéissance exemplaire, il obtempère (che mi doni, e mi ritogli, quando vuoi, la liberta/ tu me donnes et reprends la liberté quand tu le veux). Dans cette aria particulièrement mélodique, Nicolas exprime toute sa tendresse à l’endroit de sa mère. Les instruments se font son complice, lui ménageant des espaces de respiration qu’ils garnissent d’attendrissantes ritournelles.
Les cinq numéros suivants (n° 14 à 18) décrivent deux des fonctions maternelles probablement privilégiées alors dans les milieux aristocratiques romains. La charge morale, d’abord. Dans son récitatif, elle déclare que, si une mère doit enseigner les vere leggi ad operar (les vraies lois pour agir), l’enfant doit également se nourrir dall’esempio altrui (de l’exemple d’autrui). L’aria illustre cette seconde modalité de l’apprentissage moral par la métaphore de l’imitation empruntée à Pétrarque. Comme, l’abeille qui butine aussi bien des fior, c’hanno il veleno, che dal giglio, e dalla rosa (fleurs vénéneuses que du lys et de la rose), l’imitation consiste à choisir ses modèles puis à s’y conformer. Mais cet enseignement sera d’autant plus percutant qu’il est dispensé par une mère aimante.
Sentant l’heure de la séparation approcher, Giovanna célèbre un dolce affetto (un doux sentiment) qui lui fait craindre les dangers que peut encourir son fils. La construction de cette aria se distingue des autres par une évolution des affects à l’intérieur même de la séquence. Si l’émotion mêlée à de l’angoisse imprègne les premières mesures, le mouvement s’anime soudain pour exprimer l’espoir qui dicte à son cœur de ne rien craindre. Avant de reprendre son cours initial dans une reprise da capo. Elena Cecchi Fedi façonne de subtils effets expressifs, maniant la grâce et l’impétuosité avec une égale adresse, hormis cet agaçant la-la-la en lieu et place de all’Alma stà (qui séjourne en mon âme). Après avoir béni son fils, elle se tourne maintenant vers l’harmonie céleste pour demander aux Astres de veiller sur son fils. Une réminiscence, cette fois, à la philosophie de la nature teintée d’astrologie héritée de la Renaissance.
Les tableaux suivants seront plus concis. Ainsi, le second d’entre eux consacre à peine sept numéros (n° 19 à 25) pour faire la connaissance de Clizio, l’ami débauché de Nicolas. Porté par une voix d’alto, ce personnage semble, au contraire de Nicolas, avoir atteint le stade de la puberté.
Clizio entre en scène tutto fiamme, e tutto amore (tout enflammé et tout amoureux). Sur un rythme de sarabande, son aria partage le monde en deux catégories : ceux qui adorent la beauté et ceux qui n’ont point de cœur. Malgré une diction cotonneuse, Gabriella Martellacci ouvrage une magnifique vocalise figurant le mouvement de la poursuite (seguendo) du plaisir. Contre toute vraisemblance, il aperçoit Nicolas (qui aurait dû être parti) et s’étonne qu’il la gioventude offendi (offense la jeunesse) en restant sourd au désir. S’ensuit une confrontation entre le vice et la vertu, un dialogue serré entre un Clizio, plaidant que la faute est vénielle lorsqu’elle est commise durant la jeunesse, et Nicolas qui estime que le pardon n’est pas assuré à qui se complaît dans le plaisir. Les arias sont particulièrement percutants. Ainsi cet engageant Il diletto è una Sirena (Le plaisir est comme une sirène) dans lequel Nicolas prend un violon à témoin. A l’ensorcelant jeu d’écho réalisé au violon s’ajoute une habile mise en valeur du texte par une succession de variation d’intensités et des ruptures rythmiques. Mais surtout ce théâtral Anche il Cielo dimostra il perdono (Même le Ciel manifeste le pardon) qui veut relativiser les effets de la colère divine. Un véritable trait d’imagination créatrice du compositeur qui superpose l’expression de la colère divine représentée par les battements sourds de l’orchestre et les fulgurations des violons d’une part, les vocalises enflammées de Clizio, d’autre part. Par une Gabriella Martellacci, cette fois rayonnante.
Le second tableau s’achève ainsi sur une profession de foi fervente de Nicolas : Non si possono adorar due pupille lusinghiere, senza oltraggio delle Sfere (L’on ne peut adorer une paire d’yeux séducteurs sans porter outrage aux Sphères célestes). Dans cette conclusion, le texte et la musique représentent respectivement chacun des partis en présence. Car la déclaration vertueuse de Nicolas est énoncée sur un rythme de tarentelle, cette danse de l’amour qui dépeint la parade amoureuse. A ce stade, la confrontation n’a donc pas encore désigné de vainqueur.
Le troisième tableau (n° 26 à 29) sera donc celui de la réfutation décisive. Quatre numéros suffiront à Nicolas pour déstabiliser son ami. Les échanges sont serrés. A deux reprises, les attaques sont sèches, les mots cinglent et montent crescendo, une question suscitant une réponse cassante : Il diletto (Le plaisir ?) demande Clizio ; E un momento (N’est qu’un instant) riposte Nicolas. Et ainsi de suite. Une longue séquence en forme de véritables répliques d’opéra. Puis, Bononcini emprunte malicieusement une mélodie à Claudio Monteverdi (1567-1643) pour en détourner le sens. En effet, c’est sur le splendide air du duo final Pur ti miro, pur ti godo (Je te regarde, je te veux) de l’Incoronazione di Poppea (1649) que Nicolas promet au regard brûlant qu’échangent Poppée et Néron (versus Clizio et ses maîtresses) d’être réduit en cendres. Car sono gli occhi le porte del pianto (les yeux sont alors la porte des pleurs). Clizio persiste pourtant. Nicolas insiste : ce qui est impur finit toujours par devenir tyrannique. Clizio est désemparé. Dans une aria, chahutée par des cordes fougueuses et battue par un continuo enragé, son anima infida (âme infidèle) est transpercée par les flèches du doute. Flèches dont le trait volant est si justement traduit par la fulgurance des violons autant que par les vocalises qui emportent le mot saetta (flèche).
Le quatrième tableau (n° 30 à 37) est celui du repentir. Un épisode qui partage le même élan d’enthousiasme que celui qui animait Pétrarque lorsqu’il a salué, dans deux de ses sonnets, le renoncement de son ami Giovanni Boccaccio (1313-1375) à la vie licencieuse. Dans un dialogue opératique, Nicolas rassure Clizio : non niega il Ciel si glorioso dono (le Ciel ne refuse pas un don si glorieux). Les parents de Nicolas les rejoignent, aperçoivent Clizio en pleurs. En en apprenant la raison, ils se réjouissent de la conversion obtenue par Nicolas. Paraphrasant la parabole de la brebis égarée (Luc, 15, 1-32), Giovanna rassure d’abord Clizio : le Ciel se réjouit davantage de son repentir que de la fidélité que lui témoigne une foule d’âmes innocentes. Dans une caressante aria, elle compare ses larmes aux gouttes d’une pluie d’or, une pluie que le continuo ne cesse de faire couler en emportant délicatement les merveilleuses vocalises sur le mot d’oro. Epifanio délivre un message plus grave, avertissant que che offende la pietade, chi pentito risorge, e poi ricade (il offense la rémission celui qui, repentant, se relève, et puis retombe). Pour illustrer son propos dans un récitatif suivi d’une aria, il choisit un cadre marin pour signifier que seule la constance permet de résister aux assauts des vagues. L’aria oppose clairement deux images. Celle d’une embarcation menacée par les flots agités par les traits d’archets des violons et celle de la solidité du récif dans la tempête représentée par le ton péremptoire du chanteur. Dans une « extase de haute contemplation », pour reprendre le titre de l’un de poèmes révélant l’expérience mystique du carme espagnol saint Jean de la Croix (1542-1591), Clizio confie, dans le récitatif, le mystérieux plaisir intérieur qui envahit son âme. De même, dans une aria aux allures mystiques, il convoque l’expérience de la transverbération de la sainte espagnole, Thérèse d’Avila (1515-1582), que Gian Lorenzo Bernini (1598-1680) a représentée en l’église Santa Maria della Victoria de Rome, en 1652. Dans cette extase, des rayons dorés éclairent la scène, tout comme ce raggio eterno (rayon éternel) qui touche le cœur de Clizio. Le continuo, dominé par l’orgue, donne à l’aria une tonalité religieuse d’une grande dignité. Nicolas constate maintenant les résultats de son premier miracle. Le visage de son ami rayonne comme jamais. Il est désormais placé sous la protection des Astres que le violon fait scintiller avec une particulière virtuosité, en écho à une longue vocalise qui fait palpiter les mots risplendono (splendeur) et s’accendono (s’enflamment).
Le tableau final (n° 38 à 45) se veut prémonitoire et invitatoire. Il annonce d’abord les futurs miracles de ce saint Nicolas que Jacques de Voragine (1228-1298) relatera dans sa Légende dorée (1261-1266). Clizio, le premier, prédit que celui qui peut réparer l’âme d’autrui saura opérer d’autres prodiges. Giovanna confirme cette intuition, espérant, en mère attentionnée, que rien n’y fera obstacle. Dans cette forme de péroraison, les cinq numéros qui se succèdent remobilisent les principales thématiques développées depuis le début de l’ouvrage. Il s’agit manifestement de résumer les enseignements que devront méditer les auditeurs, une fois franchi le seuil de l’église. Nicolas, d’abord, rappelle que tout chrétien doit poser ses pas sur ceux di giusti Eroi (de justes Héros). Puis, dans une aria fermement cadencée, Epifanio se veut rassurant : la fede ancora è cieca, e pur guidar ne sà (la foi est toujours aveugle, elle est cependant en état de guider). Nicolas, dans un nouveau clin d’œil à la volonté cartésienne, rappelle la conduite à tenir face à une pensée séduisante qui vante les biens de ce monde : gli rispondo che nol vo (je lui réponds que je ne le veux). Giovanna apaise, enfin, ceux qui renoncent aux plaisirs terrestres : che più colpe non ha, chi è ben pentito (il est libéré des péchés, celui qui bien se repent). Un message de circonstance en cette période de Carême, si on se souvient que le quatrième concile du Latran (1215) avait prescrit, dans son canon 21, une pratique que les livres de piétés français traduisent dans cette formule joliment versifiée : « Tous tes péchés confesseras/à tout le moins une fois l’an/Et ton Créateur recevras/au moins à Pâques humblement ».
L’oratorio s’achève sur l’unique duo de l’opus. Dans un ultime encouragement à ne pas négliger le sacrement de la confession, Nicolas et Giovanna assurent l’assemblée que, si le Ciel se courrouce contre les péchés, il peut également se montrer conciliant da un Cor, che sospira, Da un’Alma, che piange (devant un cœur qui soupire, devant une âme qui pleure ».
En fin de compte, voilà un oratorio bien singulier. Même si nous l’écoutons d’une oreille distraite, nos sens sont affriolés par de belles tournures mélodiques, des harmonies raffinées et des rythmes élégants. Saturé de couleurs peintes sans la moindre sophistication, il diffuse un parfum apaisant. Si, au contraire, notre esprit tente d’en saisir le contenu, une multitude de références fugaces se signalent à sa curiosité. Puisées dans les rayonnages des bibliothèques, des missels ou dans des catalogues de partitions, elles mériteraient une analyse bien plus approfondie que le simple survol que nous venons d’effectuer. Mais nous avons l’intuition que cette approche fournirait des codes pour saisir les nuances de sens les plus subtiles, celles qui devaient être bien plus perceptibles par ses premiers auditeurs.
Si Les Muffati ont réussi un pari, c’est bien celui d’exciter le plaisir de la découverte. Les solistes se distinguent par leur diction soignée et les flux de vitalité qu’ils parviennent à insuffler dans leurs textes. Et même si nous ne comprenons pas leurs paroles sans le recours d’une traduction, nous en percevons pourtant le sens vital grâce à leur capacité à parler le langage des émotions. Les instrumentistes, virtuoses par moments, amplifient leurs discours, leur donnant plus de chair et de retentissement. Grâce à leur parfaite conjonction, le texte et la musique ne forment plus qu’une pâte délicieuse que nous goûtons avec gourmandise. Au point d’en redemander.
Publié le 01 sept. 2019 par Michel Boesch