Organ Works - J.S. Bach / Elena Privalova

Organ Works - J.S. Bach / Elena Privalova ©Photo couverture: Al Lapkovsky - Organ Works / Elena Privalova - Quartz
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Toccatas et Fugues de Bach parcheminées à la Cathédrale de Riga


Jouer tout l’œuvre d’orgue de Bach, dans des églises de Riga : voici le projet d’Elena Privalova, lancé en 2019, et dont le zénith advint en novembre 2020 : les Toccatas à la cathédrale de la capitale lettone. Ce disque capté quelques mois après, en mars 2021, porte souvenir de l’événement. Au disque, ce vaste instrument s’illustre plutôt dans le répertoire romantique et post-romantique allemand (Felix Mendelssohn, Johannes Brahms, Franz Liszt, Max Reger, Julius Reubke, Joseph Rheinberger, …) toutefois Bach n’est pas absent : chorals de Leipzig par Alexander Kniazev (Melodiya, 2012), ou par Jevgēņija Ļisicina trois décennies plus tôt chez le même label russe, dans le cadre d’une série de vinyles qu’enregistra l’organiste lettone dans les années 1970-80.

Construit par le facteur Walcker de Ludwigsburg, à partir de la mécanique et de la tuyauterie préexistantes, l’orgue du lieu fut inauguré en 1884 (Liszt lui dédia un Nun danket alle Gott), et représentait à l’époque le plus grand du monde, par sa composition et sa taille (25 mètres de haut). Il fut restauré un siècle plus tard par la firme néerlandaise Flentrop et compte 124 jeux sur quatre claviers et pédalier. À la tribune, la surface entre le Rückpositiv en façade et le grand corps à l’arrière est si vaste qu’elle peut accueillir un orchestre ou un large chœur.

On regrettera que le livret se limite à une banale présentation des œuvres et une notice biographique sur la jeune artiste, là où -au regard de la notoriété des opus abordés- on se serait attendu à une déclaration d’intention, ou une explicitation de l’angle performatif. Parmi les regrets, la plagination aurait mérité de distinguer les Fugues des Toccatas, pour permettre un accès direct. On aurait aussi apprécié une description de l’orgue, voire la liste des registrations employées. Quoiqu’on s’en dispense dans la mesure où celles-ci ne varient guère, privilégient la force, et s’encombrent peu de nuance. Ce qui certes relève de la loi du genre : ces diptyques ne sont pas ceux où on espère les voix solistes et les mélanges bigarrés tels que l’illustrèrent les fresques buxtehudiennes du Prélude et Fugue.

L’exécution ne semble pas s’inscrire dans une authenticité philologique qui questionnerait phrasé ou ornementation, mais s’en tient à la rigueur métrique et la neutralité du ton, ce qui rappelle quelques interprétations linéaires et sans aspérités des années 1960-70. Parmi les meilleures références, on pense au témoignage des époux Duruflé à Soissons (Emi). Cette sobriété du jeu laisse la vedette au démonstratif brio de ces tuyaux, au sein d’une approche massive et édifiante, à renfort d’anches grondantes. À telle enseigne, le Walcker a les moyens de ces prétentions, et l’on ne se prive pas du plaisir (fût-il un peu coupable) d’entendre Bach sur des ressources surdimensionnées qui ne lui sont a priori guère appropriées. La fugue BWV 566 se déploie patiemment, offrant une lisibilité d’autant nécessaire que les registrations sont opulentes. En revanche, la toccata « dorienne » avance sur les rails de la sûre progression qui lui sied, même si une coulée moins nette aurait mieux suggéré la veine expressive. La fugue attenante progresse avec la même aristocratique grandeur. Même régularité du débit pour la toccata du triptyque BWV 564, là où une diction plus fantaisiste ne messied pourtant pas. La section pedaliter ne procure pas l’ivresse attendue, et l’effusion qui suit reste d’agréable compagnie, comme si la maniabilité de la console entravait l’essor du propos. On succombe de bonne grâce à l’articulation sautillante et aérée de la fugue, qui tente un certain gainage chorégraphique –une animation bienvenue. La célèbre « ré mineur » BWV 565 referme le parcours d’un geste énergique et éloquent : rhétorique et puissant pour la toccata, motoriste pour une fugue entraînée sans relâche.

La captation offre un recul qui satisfera les amateurs d’une perspective globalisante, mais on aurait souhaité davantage de transparence, de relief et de chaleur. Dans l’ensemble, la prestation placarde des images sur papiers glacés, transposant ces œuvres dans un cadre lisse et symphonique, que certains auditeurs jugeront singulièrement partial, voire anachronique, tant pour le choix de l’instrument que les contraintes de jeu qui en découlent. Parmi les alternatives, on pourra comparer au programme similaire (avec en sus la Passacaille et Fugue en ut mineur BWV 582) enregistré par Vincent Warnier à St-Louis-en-l’Île (Intrada, 2009), d’une esthétique en phase avec le courant « historiquement informé » qui s’est imposé depuis quelques décennies déjà. Tel quel, voici un intéressant exercice de style, cohérent dans ses options, mené avec talent et virtuosité, mais fatalement limité dans sa portée. On salue en tout cas l’entreprise d’Elena Privalova qui dans le cadre fixé tire le meilleur de son ambition.



Publié le 30 juin 2022 par Christophe STEYNE