Organ landscapes, vol. 6 - Bach

Organ landscapes, vol. 6 - Bach © Steffen Geldner & Luis Vidal
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Bach et le Stylus Phantasticus, revisités avec intelligence et imagination sur trois prestigieux orgues historiques

Provocation ? Quelle audace ! À front renversé, il en faut pour aborder ainsi la célébrissime Toccata : murmurée sur un simple tiercé 8’4’2’ aux claviers sans anche ni mixture, et sur une pédale de Carême, alors que ce BWV 565 endure d’ordinaire des registrations tonitruantes et pléthoriques (au sommet de l’hybris, on trouve sur le web une faramineuse captation sur le titanesque Boardwalk Hall Auditorium d’Atlantic City). Ici, à Lübeck, pieux iconoclasme : moins de bruit que de coutume, mais une plaisante volubilité, que poursuit la Fugue BWV 565, s’étoffant progressivement de Posaune et Trompete. Globalement imprévu, et certes Ingénieux. C’est par cette instance frugale, diaphane, inhabituellement lyrique, que débute cet album pourtant voué au Stylus Phantasticus, annoncé comme volume 2 dans ce genre (le précédent, commenté dans ces colonnes, faisait escale à Hambourg).

Un Stylus Phantasticus aux définitions parfois contradictoires mais qui, si l’on en croit le théoricien Johann Mattheson (1681-1764), entreprend de « se montrer tout entier résolu à plaire, à surprendre et à étonner », et qui pour Bach renvoie à l’inspiration nord-allemande : liberté formelle, élan improvisateur, écriture à fresque. C’est dans ce cadre que le double-album convie une large poignée de diptyques rattachés à cette esthétique (BWV 532, 535a, 542, le très buxtehudien BWV 551, 565, 566), mais aussi la grandiose Passacaille & Fugue BWV 585, quelques pièces libres (BWV 588) et chorals (dont trois du Recueil Neuberger), incluant certaines pages de paternité douteuse (BWV 577, 719, 958). Au lieu de présenter les œuvres, le livret (reflet d’une interview avec le fils du grand facteur historicisant Jürgen Ahrend) revient sur quelques spécificités des ateliers de l’école septentrionale.

Le choix des trois orgues convoqués par ce volume intrigue moins. Trois vedettes du patrimoine baroque germanique, apparaissant dans le respect chronologique de leur gestation. D’abord le Stellwagen de la Jacobikirche, 31 jeux dont la quasi-totalité de ceux du Brustwerk et du Rückpositiv remonte à c1636, tandis que trois au Hauptwerk datent carrément de la Renaissance (1467/1515). Un habitué du répertoire hanséatique, comme nous le rappellent récemment les disques consacrés à Jacob Praetorius (Bernard Foccroulle, Ricercar, 2018), Anthoni van Noordt (par Manuel Tomadin, Brilliant Classics, 2020 - lire le compte-rendu) ou Matthias Weckmann (par Léon Berben, Aeolus, 2020). Le Cantor de Leipzig, surtout en ses jeunes années, s’accointe avec ce genius loci : en témoignent la première intégrale d’Helmut Walcha (Archiv, 1947), et dernièrement Arvid Gast (Querstand, 2020) et Pieter van Dijk (une moitié du volume 8, North German Influence, de son intégrale chez DMP Records, octobre 2021). L’interprète privilégie la manière douce, pour autant sa palette n’est pas exempte de contrastes de timbres ou d’embrayages. Ainsi l’échappée sur Quintadena 4’ et Waldflöte 2’ qui conclut Du Friedensfürst, Herr Jesu Christ, aussitôt suivi par la lourde et sombre déambulation nocturne de Als Jesus Christus in der Nacht sur Principal 16’ et Subbass. La verve chorégraphique du BWV 958 achève l’anthologie à cette tribune.

Le premier CD se partage avec l’emblématique Schnitger de Norden, 45 jeux en cinq plans sonores dont la fameuse tourelle excentrée, utilisés dans le sens de la nuance et de la modération. Fût-ce au prix d’une certaine sophistication. Ainsi la lecture alentie quoique très ornée de la Canzona en ré mineur, exceptionnellement raffinée, précédée d’une roucoulade du Vogelgesang. Parmi les coloris osmotiques, citons O Lamm Gottes, unschuldig sur un trio d’Octav en 4 pieds, ou son corollaire nébulisé sur Vox Humana & Hollfloit avec tremblant. A contrario, comme dans les polyptiques de N. Bruhns ou D. Buxtehude, Jörg Halubek n’hésite pas à varier et exhausser les textures dans le chahuteur Praeludium en la mineur.

C’est une console de taille similaire (43 jeux) mais de facture différente, plus tardive (1737) et typique de l’Allemagne centrale, que nous admirons à l’abbaye St. Georg de Grauhof/ Goslar. Garante d’une superbe plénitude, telle que nous le rappelle la Fantasia BWV 542 (le second pan se trouve curieusement rejeté en plage 8). Mais aussi capable de teintes franches et tranchées, que l’on peut savourer dans le panache égrillard accordé à la Fugue en sol mineur, qui s’effacera sur le poudroiement à clochettes du Glockenspiel. Autres sensations corsées dans les panneaux à vif du Praeludium en mi majeur, davantage que dans le BWV 532 aux mélanges plus harmonieux. Les anches fortes, dont le tellurique Gross Posaunen Bass 32’, sont à l’honneur dans la Passacaglia, le BWV 566 et… la Toccata BWV 565. Car la revoici en fin de programme, qu’elle avait introduit. Désormais vrombissante, toutes anches dehors ! Une sorte de boucle en guise de bis. Redondance ? Si vous trouvez l’idée incongrue, l’on se souviendra d’Edward Power Biggs qui en un même vinyle (Columbia, 1955) en rassemblait quatorze enregistrements en autant de lieux, diversement idiomatiques, depuis l’authentique Schnitger de Steinkirchen jusqu’à l’improbable colosse symphonique du Royal Festival Hall de Londres.

Réinviter in fine la Toccata, cette fois en habit d’apparat (un rustique palefroi), quel cadeau nous offre Jörg Halubek ! Mais la priver de sa fugue, alors qu’il restait une demi-heure sur le disque, quel délit, quel regret ! Oublions cette coupable pingrerie, et contre toute ingratitude saluons plutôt un récital à multiples niveaux de surprise, déjouant maintes attentes de qui connaît bien ces opus. Trois prestigieux instruments, éloquemment restitués par les micros, aux saveurs complémentaires, dans leur rôle, en propre ou de composition, parfois à contre-emploi des pièces, mais qui grâce à l’imagination (et un brin d’humour, gageons-le) de l’interprète répondent avec tant d’intelligence que de diversité au concept du Stylus Phantasticus. À l’intérieur du digipack, la photo de l’artiste, dos à notre regard, face à l’ample mer, résumerait cette ambition. Cet horizon. Quitte à réitérer notre conclusion pour le précédent volume, cette intégrale tient ses promesses. Et surtout en haleine, quand comme ici on ne sait jamais prédire ce qui sortira de la cornucopia. Point toujours la cocagne, mais un Bach d’envie, de poète, lâchant la bride de Pégase, assurément.



Publié le 02 mai 2023 par Christophe Steyne