L'Orfeo - Monteverdi

L'Orfeo - Monteverdi ©
Afficher les détails
L’Orfeo, conte philosophique en musique

La preuve est ainsi faite : l’abondance ne nuit pas à la diversité. Comme Paul Cézanne illustrant près de quatre-vingt manières de figurer la Montagne Sainte-Victoire, Leonardo Garcia Alarcón , après des dizaines de précédents signés par les chefs les plus prestigieux, illumine de son talent la partition de l’Orfeo de Claudio Monteverdi (1587-1643). Avant de l’animer d’un souffle inspiré.

Avec élégance, il rend ici un hommage fervent au génial maïeuticien de ce nouveau-né qui prendra pour nom l’opéra. Coloriste avisé et maître des nuanciers sonores, Leonardo Garcia Alarcón constelle la toile du récit d’une infinité d’éclats expressifs. Une expressivité guidée par une intelligence des situations telle que les instruments et les voix de la Cappella Mediterranea et du Chœur de Chambre de Namur parviennent à transformer les sons en images animées. Images aussitôt sublimées en émotions qui nous arrachent du présent pour nous projeter dans l’univers intemporel des passions humaines.

Car ce sont bien les passions qui tirent les fils des personnages allégoriques ou mythologiques du récit des noces macabres d’Orphée et d’Eurydice. Des passions que d’aucuns inscrivent aussitôt à l’école des vertus. C’est du moins l’opinion de l’abbé d’Aubignac (1604-1676). Dans le prolongement des réflexions de ses inspirateurs Italiens, il confère au théâtre le statut «d’Ecole du Peuple » dont la vocation est de « l’instruire et… (de) lui donner quelque teinture de vertus morales » (La Pratique du théâtre, 1657).

Mais l’idée ne faisait pas l’unanimité en Italie. Car, à l’extrême fin du Cinquecento, le débat sur la fonction sociale du théâtre oppose deux camps. L’élément perturbateur : la tragi-comédie pastorale Il Pastor fido (Le Berger fidèle). Dans cet ouvrage composé vers 1583 et dont l’édition définitive paraît à Venise en 1602, Giovanni Battista Guarini (1538-1612) entend « émouvoir et divertir l’esprit des spectateurs courtisans, non plus de les morigéner et de les éduquer comme l’exige son adversaire » de l’Université de Padoue (Françoise Decroisette à propos de la traduction commentée, par Laurence Giavarini, d’Il Compendio della Poesia tragicomica de Guarini, 2008). Au contraire, notamment pour son principal contradicteur padouan, Giasone de Nores (vers 1530-1590), la poésie dramatique doit viser une utilité politique et morale : « l’auditeur trouve l’utilité en ne croyant suivre que son plaisir, tandis qu’inversement tout bon poète visera, suivant les ordres des philosophes et des politiques, à l’utilité au moyen du plaisir » (Deborah Blocker, Jean Chapelain et les « Lumières » de Padoue : l’héritage italien dans les débats sur l’utilité du théâtre (1585-1640) in Littératures classiques, n°37, 1999).

Laquelle des finalités s’impose aux concepteurs de l’Orfeo : divertissement ou éducation civique ? Aucune des deux, à vrai dire. D’autres influenceurs pèseront d’un poids encore plus significatif. D’abord, les continuateurs de la Camerata fiorentina, ce groupe de poètes, de musiciens et d’intellectuels de Florence pour lesquels la musique devait absolument revenir à ses racines grecques. Rappelons, à ce propos, que les écrits musicologiques d’Aristote ne sont traduits et diffusés qu’à partir de 1562. A peine une cinquantaine d’années avant l’Orfeo. C’est à cette académie florentine que nous devons notamment l’invention du stile recitativo. Parallèlement, l’Academia degli Invaghiti de Mantoue agit sur le « cahier des charges ». Sa création doit beaucoup au patronage du pape Pie IV (1499-1565). Celui-ci, en contrepartie d’une haute tenue morale de ses membres, accorde à l’académie des privilèges (pouvoir de légitimer les bâtards ou de créer des notaires et des médecins) inhabituels pour une société savante (Enciclopedia Treccani). Aussi, entre le pur plaisir et la rigoureuse éducation citoyenne se glissent donc deux autres priorités faisant converger l’Antique et le contemporain : la catharsis aristotélicienne et l’élévation morale d’inspiration chrétienne.

En revanche, sur le plan du style, un indice suggère que la cour de Mantoue se soit rangée du côté de Guarini. En effet, c’est par une dédicace à Vincenzo I Gonzaga (1562-1612), duc de Mantoue, que s’ouvre la première édition officielle d’Il Pastor fido imprimée à Venise en 1602. Il est vrai que le caractère « fougueux, ardent, (d’)une grande vivacité physique et sensuelle » du duc (Francesco Spampinato, Les réécritures d’Orphée, Revue du CAER n°27, 2013) se conjuguait volontiers avec l’esthétique anticonformiste d’un Guarini.

Car la cour mantouane aime les audacieux. Aussi, dans le domaine de la poésie pastorale, voici Guarini érigé en promoteur d’une sorte de seconda prattica (le langage de la modernité) prenant plaisir à s’émanciper d’une prima prattica (la tradition défendue par une élite cultivée) jugée obsolète. Exactement comme Monteverdi, dans le domaine musical cette fois, lorsque ses madrigaux sont vilipendés, à partir de 1598, par Giovanni Maria Artusi (vers 1540-1613), « défenseur obstiné des règles polyphoniques de la prima prattica » (Roger Tellart, Claudio Monteverdi, Fayard, 1997). Le fossé entre ces deux conceptions de l’art musical ne cessera de se creuser. Jusqu’à l’essai de théorisation qu’initie Giulio Cesare Monteverdi (1573-1630) à l’occasion de la publication des Scherzi Musicali de son frère Claudio, l’année même de la création de l’Orfeo.

Au tournant du Seicento, une stimulante conjonction des planètes s’opère sous nos yeux. Dans l’axe, ces deux figures affiliées à la cour de Mantoue, l’un des foyers artistiques les plus actifs en Italie, grâce au mécénat intéressé de la dynastie des Gonzague. Cet alignement va présider à la conception de cet Orfeo considéré parfois, de façon discutable, comme le premier opéra de l’Histoire. Observons le phénomène.

Tout commence le 22 novembre 1598 par la superbe mise en scène d’Il Pastor fido. En l’honneur de la future reine d’Espagne, Marguerite d’Autriche-Styrie (1584-1611), le drame pastoral de Guarini est enrichi « de somptueux intermèdes et d’une scénographie due à l’un des meilleurs ingénieurs-architectes de théâtre du moment, Gian Battista Aleotti (1546-1636). L’œuvre et le poète rentrent ainsi de plein droit dans ce que les historiens du théâtre appellent le « laboratoire théâtral » italien de la fin du XVIème siècle » (Françoise Decroisette). Cette expérience novatrice conjuguant un texte poétique, de la musique et des machines a certainement marqué l’esprit de Monteverdi.

Une nouvelle planète se positionne le 6 octobre 1600, lors des fêtes de mariage (par procuration) du roi Henri IV (1553-1610) et de Marie de Médicis (1575-1642). En présence du duc de Mantoue, beau-frère de Marie, et peut-être de Monteverdi, Jacopo Peri (1561-1633) offre au public, réuni au Palais Pitti de Florence, sa Musica sopra l’Euridice di Rinuccini. Cette Euridice constitue un inhabituel condensé d’innovations. La musique se mêle à l’action dramatique alors qu’elle était, encore récemment, confinée aux divertissements glissés entre les actes d’une pièce de théâtre (voir notre chronique Stravaganza d’Amore). De même, le récitatif qui « règne en maître presque absolu sur la partition » (Roger Tellart), privilégie une déclamation chantée du texte (recitativo narrativo) qui s’impose comme un nouveau mode d’expression. Celui d’une musique à voix seule accompagnée d’une basse continue aux coloris changeants. Enfin, cette monodie accompagnée est jalonnée de chœurs. A son retour de Florence, impressionné par l’originalité du style de cette première ébauche d’opéra, le duc de Mantoue invite Monteverdi à s’en inspirer pour renouveler l’expérience. En mieux, bien entendu, pour la plus grande gloire d’un prince émoustillé par la compétition artistique à laquelle se livrent alors les cours princières italiennes.

Une troisième étoile se range maintenant dans l’alignement. Elle a pour nom « Monteverdi ». Début 1602, le musicien est choisi par le duc pour diriger la musique pour la chambre et pour l’église de la cour de Mantoue. « L’une des plus importantes chapelles d’Italie », évalue Roger Tellart. D’emblée, Monteverdi entendait que ses compositions soient servies par de bons interprètes. Aussi s’empresse-t-il de recruter des « instrumentistes de qualité et, en particulier, de virtuoses polyvalents…. Ce qui, entre autres, explique le très riche orchestre de l’Orfeo » (Roger Tellart). Par ailleurs, il affermit sa plume en se perfectionnant dans l’art de mettre en musique des textes poétiques. Parmi eux, nombreux sont ceux de Guarini. Aussi publiera-t-il successivement le Quatrième (1603) puis le Cinquième livre de madrigaux à cinq voix (1605). Roger Tellart y distingue une style de plus en plus marqué par « une théâtralité madrigalesque » caractérisée par « une écriture pluraliste, tantôt polyphonie de mouvement, tantôt fervente monodie ». Manifestement, la plume de Monteverdi est affûtée. Il peut désormais se frotter à l’écriture d’un genre musical naissant.

Justement, l’occasion se présente lorsque le prince héritier, Francesco Gonzaga (1586-1612), fils de Vincenzo, lui passe commande d’une « fable en musique ». Car Charles-Emmanuel Ier de Savoie (1562-1630) doit se rendre à Mantoue durant l’hiver 1606 ou le printemps 1607 pour finaliser les noces dudit Francesco et de Marguerite de Savoie (1589-1655). Finalement, le duc de Savoie diffère son déplacement et le mariage ne sera célébré qu’en 1608. Qu’à cela ne tienne. L’opéra est prêt et le carnaval approche. La favola in musica sera représentée le 24 février 1607. D’abord « sur une scène étroite », précisera Monteverdi dans la dédicace accompagnant la publication de l’opus en 1609. Et sans doute au bénéfice d’un public limité aux messieurs de l’Academia degli Invaghiti. Carnaval oblige, le dénouement met en scène une bacchanale. Devant le succès remporté, la pièce est reprise le 1er mars. Cette fois, le public est élargi à « toutes les dames de la ville » (lettre de Francesco Gonzaga du 1er mars 1607). Enfin, anticipant une visite prochaine du duc de Savoie, une troisième représentation est préparée. Cette fois, le finale « dionysiaque » est remplacé par un dénouement « apollinien » (celui dont nous connaissons l’accompagnement musical) dans lequel la bacchanale est remplacée par la scène de l’apothéose d’Orphée. Dénouement manifestement plus convenable dans un contexte de préparation des noces !

Avant d’écrire la musique, il faut un texte. Condition impérieuse pour cette nouvelle génération de musiciens persuadée que l’oratione sia padrona del armonica e non serva (la parole est la maîtresse et non la servante de l’harmonie). La tâche revient à Alessandro Striggio junior (1573-1630). Diplomate et secrétaire particulier du duc de Mantoue, il est le fils d’Alessandro Striggio senior (1537 ?-1592), principal compositeur à la Cour des Médicis de Florence. Fin lettré et musicien averti, junior rédige un livret taillé pour le théâtre aussi bien que pour la musique.

Sans pouvoir entrer dans les détails, notons d’abord que la structure de la pièce renvoie, pour l’essentiel, à celle qu’Aristote indique dans sa Poétique. D’abord, un prologue (prologos) exposant la situation avant l’entrée du chœur. Le nôtre est confié à un personnage allégorique : La Musica. Ensuite, des épisodes (episodoi) dramatiques ponctués par des interventions chantées du chœur (stasima). Avec le récit de l’odyssée d’Orphée, nous pénétrons au cœur du mythos (assemblage des actions accomplies). Un terme « qui, dans les traductions latines ultérieures, devient fabula, puis, en italien, favola » (Adrien Alix, Françoise Decroisette et Joël Heuillon, La naissance de l’opéra. Traduire la pensée musicale en devenir, in Traduire l’art, 239/2018). Enfin, une sortie du chœur (exodos) en guise de conclusion morale avant que, dans notre pièce, une moresca (la danse favorite des XVème et XVIème siècles italiens) ne rythme la parade finale.

Par ailleurs, hormis le Livre X des Métamorphoses d’Ovide, le texte du livret est truffé de références poétiques empruntées ou inspirées par la poésie florentine du Rinascimento (la Renaissance italienne). Plus précisément, Striggio établit d’évidentes passerelles avec Dante Alighieri (1265-1321) pour son voyage initiatique dans les Enfers et Francesco Petrarca (1304-1374) lorsqu’il pleure sa regrettée Laure (le reflet d’Eurydice).

Enfin, le librettiste tourne rapidement le dos à l’univers de la favola pastorale dominé par Guarini (à l’exception de l’Acte I) pour adopter le ton de la tragédie dans les quatre actes suivants. Selon les préceptes d’Aristote, ce type de représentation doit remplir une fonction cathartique. Afin de purger les passions tout en édifiant l’esprit, notre texte est plongé dans un bain philosophique. Dès le Prologue, une tribune est offerte à La Musica pour louer les pouvoirs de son art sur les corps et sur les âmes. Quant au finale, il développe manifestement une « exégèse chrétienne »… dans laquelle « Orphée et la figure du Christ se confondent : à la fois homme et fils d’un Dieu (nota : rappelons qu’Orphée est le fils présumé d’Apollon), venu parmi les bergers (Incarnation), Orphée descend par amour aux Enfers (Passion). Il en revient (Résurrection) pour monter ensuite au Ciel avec son père (Ascension) ». En quelques mots, Denis Morrier (L’Orfeo, L’Avant scène Opéra n°207) décline la trame exacte de notre opéra. Enfin, pour stimuler son inspiration, le librettiste se nourrit des thématiques de la Théologie platonicienne de Marsile Ficin (1433-1499), imposante « synthèse de la philosophie platonicienne et de la foi chrétienne » (Ludmila Acone, Guérir le corps et l’âme par la musique et la danse selon Marsile Ficin et Guillaume le Juif, Chroniques italiennes, 2/2015).

Le texte comporte donc cinq actes précédés d’un Prologue. En voici un synopsis de la partition publiée en 1609.

La Musica salue les commanditaires de la pièce, se vante de ses pouvoirs et esquisse le récit de la descente d’Orphée aux Enfers.

L’Acte I célèbre l’union des deux amants, entourés de nymphes et de bergers.

Soudain, la scène s’assombrit à l’annonce de la mort accidentelle d’Eurydice. Orphée entend l’arracher aux Enfers et la ramener à la vie (Acte II).

Guidé par La Speranza (l’Espérance), il tente de convaincre Charon de le laisser traverser l’Achéron afin d’accéder aux Enfers. Son chant restant sans effet, c’est finalement sa musique qui parviendra à endormir l’inflexible nocher (Acte III).

La compassion que lui témoigne Proserpine convainc Pluton. Mais Orphée ne devra porter son regard sur Eurydice qu’une fois tous deux sortis des abîmes. Doutant d’être suivi par son épouse, Orphée se retourne. Eurydice chante une dernière fois avant de disparaître (Acte IV).

De retour sur terre, Orphée sombre dans la mélancolie et s’en prend aux femmes qu’il juge perfides. Apollon lui reproche de se laisser dominer par les passions et l’entraine jusqu’au Ciel d’où il pourra contempler, pour l’éternité, l’image d’Eurydice (Acte V).

La rédaction du texte étant achevée, fallait-il le mettre intégralement en musique ? La Camerata fiorentina était persuadée que la tragédie antique se chantait de bout en bout. Mais nous savons aujourd’hui qu’il n’en est rien car son déroulement s’articulait sur le principe d’une alternance de parties parlées et de séquences chorales. C’est donc sur cette erreur d’analyse que naît l’opéra moderne. Au demeurant, les expériences antérieures de Jacopo Peri (sa Dafne, perdue, de 1598 et son Euridice de 1600) s’imposent à Monteverdi et l’exhortent à innover encore et toujours. Il offrira donc un spectacle lyrique total alternant des passages solistes (arioso et recitativo), des chœurs polyphoniques, des danses et des parties instrumentales encore plus largement développés que dans les modèles préexistants. Mais surtout, il transfigure le rigoureux recitativo narrativo (fondé sur une déclamation syllabique) de Jacopo Peri en recitativo rappresentativo (la mélodie épouse la courbe dramatique du texte). Plus attentif aux sentiments des personnages qu’à la diction rigoureuse, ce nouveau style d’écriture exsude les émotions et suscite des atmosphères : le sens prend le dessus sur l’inflexion du mot.

Le moment est venu de nous laisser imprégner par les sons enchanteurs façonnés par Monteverdi et polis par Leonardo Garcia Alarcón. En n’ayant pas manqué, au préalable, d’assimiler l’indispensable analyse de Jérôme Lejeune (nous renvoyons notre lecteur à ces pages introductives accompagnant les deux CD) afin de dépasser l’écoute passive (mais néanmoins ensorcelante) et tenter de pénétrer jusqu’au cœur de cette coproduction d’un librettiste de talent, d’un musicien de génie et d’un interprète magistral.

Comme souvent, à cette époque, les festivités commencent par des processions. Même dans les fêtes populaires. Telles les maggi (représentations festives traditionnelles de Mai en Toscane) dont l’ouverture présente de lointaines analogies avec les deux premières séquences de l’Orfeo. Voici comment Fabio Baroni (in Claire Vovelle-Guidi, La diffusion « populaire » de la Jérusalem Délivrée…, Cahiers d’études romanes, 13/2005) rapporte le déroulé de ces manifestations populaires : « Un groupe de dix à vingt personnes… arrive en procession, précédé par un orchestre… ordonnées selon une hiérarchie qui veut que le roi et la reine soient en tête… Les maggianti (acteurs) effectuent une procession dansante (et) prennent ensuite place selon ce que prévoit la trame de l’histoire… Ensuite, un maggiante… présente, après avoir salué, l’histoire qu’il va narrer ». De la même façon, ou presque, l’Orfeo s’ouvre sur une entrée orchestrale suivie d’un Prologue (à l’inverse du théâtre antique dans lequel le Prologue précède l’entrée du chœur).

Un tutti instrumental dominé par les sacqueboutes accueille en fanfare le défilé ducal et annonce le lever du rideau. Exactement comme le prescrit Monteverdi dans sa partition imprimée en 1609 : Toccata che si suona avanti il levar de la tela, tre volte con tutti li stromenti (Toccata qui se joue avant le lever du rideau, trois fois avec tous les instruments). Le terme de Toccata ne doit pas nous induire en erreur car, à cette époque, il désignait surtout des fanfares de trompettes. Pour autant, celle-ci projette-t-elle les « armoiries sonores » de la maison des Gonzague (Denis Morrier) dont Monteverdi ne serait donc pas forcément l’inventeur ? Cet avis est largement partagé. Mais la question est relancée lorsque cette même Toccata ouvre également ses Vespro della Beata Vergine (1610). Nous nous éloignons alors sensiblement de la cour de Mantoue car la partition est offerte à un Borghèse romain, le pape Paul V (1550-1621). L’intrusion de cette pièce instrumentale dans l’univers du sacré nous renverrait-il plutôt à l’une des explications possibles de l’origine des « trois coups » frappés au théâtre ? En effet, dans cette tradition, surtout française, il est vrai, ces trois coups symboliseraient la Trinité dont les acteurs des Mystères entendaient obtenir l’absolution.

Sous la baguette de Leonardo Garcia Alarcón, cette Toccata installe un climat sonore dans lequel le rythme martial frappé à la basse renvoie des effets de brillance reflétés par les cordes puis les cuivres. De plus, la variation de l’intrumentarium dans les aigus crée un effet de spatialisation particulièrement réussi. Cette opulence sonore qui s’en dégage renvoie l’image d’une dynastie qui brille alors par le luxe et l’éclat de ses collections. A moins qu’elle n’illustre musicalement les ambitions de cette Academia degli Invaghiti qui aura l’exclusivité de la création de l’Orfeo. Son emblème n’est-il pas un aigle regardant le soleil et sa devise Nil pulcherius (Rien n’est plus beau) ? Une beauté à la mesure de ces seize premières mesures sous la baguette de Leonardo Garcia Alarcón.

Le Prologue dissimule un mécanisme d’une subtile finesse. A première vue, les cinq stanza qui le composent ne présentent pas d’originalité. La première salue les commanditaires. Les deux suivantes autoproclament les pouvoirs de la musique. La quatrième salue le héros de la tragédie tandis que la dernière, assurant la transition avec l’Acte premier, décrit le cadre dans lequel se déroulera le drame. Un paysage bucolique que La Musica fige dans l’attente des acteurs.

Pourtant, la mise en musique révèle une remarquable structure en arche. Suivons La Musica qui nous en décline la dynamique. En référence aux catégories établies par le philosophe Boèce (480-524) dans son De institutione musica, la ligne ascendante débute par l’hommage aux commanditaires grâce auxquels la musica instrumentalis (la pratique instrumentale et vocale) a été rendue possible. Gravissons maintenant un premier palier et entrons dans l’univers de la musica humana (l’équilibre des humeurs ainsi que des rapports entre le corps et l’âme). La Musica nous ravit par ses dolci accenti (doux accents) qui parviennent à apaiser les cœurs tourmentés et enflammer les gelate menti (les esprits les plus froids). L’étage suivant marque l’apogée du Prologue. Le rayonnement cosmique de la musica mundana (l’harmonie des sphères) nous laisse goûter au son de la cetera d’or (cithare d’or) qui enchante l’âme des humains. Nous retournons maintenant dans l’espace de la musica humana pour faire la connaissance du protagoniste de la tragédie. Cet Orphée dont le talent musical tentera d’attendrir les Enfers. Retour enfin à la musica instrumentalis qui fige la nature dans l’attente de la narration. La voix si expressive de Mariana Flores enveloppe chacun de ces degrés d’une atmosphère singulière. Pour nous, un modèle absolu de canto rappresentativo.

Dans une parfaite complémentarité, le langage des mots réagit un langage des sons que parlent les ritornelli. Avec quasiment la même matière mélodique, mais en variant les coloris et en remodelant les rythmes avec une extrême délicatesse, les instrumentistes réveillent les émotions auxquelles la voix donnera ensuite de la profondeur. Au demeurant, cette ritournelle devient un personnage à part entière. Elle participera à la dramaturgie en y exerçant la fonction de passeur. Comme nous venons de l’observer dans le Prologue, elle ouvre l’accès aux trois dimensions de l’harmonie platonicienne. Plus tard, elle accompagnera Orphée lorsqu’il décide de quitter le monde terrestre pour les Enfers (en conclusion de l’Acte II) puis son retour sur terre (à l’ouverture de l’Acte V).

Le Prologue nous enseigne que, pour viser la perfection, une œuvre « doit posséder une symétrie et des proportions parfaites, comme celles qu’on trouve dans la nature ». Ce principe que la Renaissance italienne emprunte à l’architecte romain, Vitruve (premier siècle avant J.C), structure également l’Acte premier de notre opéra et confirme le goût de Monteverdi pour les architectures symétriques. Il dessine une courbe ascendante puis descendante sur laquelle se superposent cinq temps bien distincts. D’abord, une entrée du chœur organisée selon les règles aristotéliciennes : deux coryphées représentant chacune des familles des deux fiancés (un Berger puis une Nymphe) enchâssent un chœur nuptial chanté en procession. Un premier balletto (divertissement chanté et dansé évoquant les intermèdes florentins) réunissant les bergers et les nymphes prépare le point nodal du premier acte durant lequel Orphée puis Eurydice dévoilent leurs sentiments réciproques. Le mouvement descendant est initié par un second balletto qui se conclut par un commentaire moralisateur du chœur dans la plus pure tradition du théâtre antique des stasima.

Dans sa rédaction, Striggio mêle habilement le langage des pastorales à celui des hymnes orphiques. Sur le plan littéraire, d’abord, il emprunte manifestement au Il Pastor fido de Guarini cette doctrine de l’inconstance qu’Eurydice mettait jadis en pratique pour soumettre Orphée aux amorosi affani (tourments amoureux). De fait, le passé amoureux chaotique d’Orphée traverse l’intégralité de ce premier chapitre. Pour ce qui est des personnages, il pourrait avoir puisé son inspiration dans l’œuvre d’un écrivain maudit qui connut l’apothéose au moment de mourir, dix ans à peine avant l’Orfeo. L’Aminta (1573) de Torquato Tasso (1544-1595) ne se déroule-t-il pas, également, dans un univers peuplé de bergers et de nymphes ? Enfin, en arrière-plan, le texte fait miroiter quelques images bucoliques virgiliennes agrémentant la campagne de Thrace de fleurs et de lumières. Des éléments de décors qu’affectionnent alors les auteurs de romans en vogue.

Mais c’est au sacré qu’il accorde la plus large place. Un sacré éclairé par la conception orphique de l’amour. En effet, l’imposant hymne au soleil chanté par Orphée (Rosa del ciel, vita del mondo/ Rose du ciel, source de vie) nous semble éclore sur le terreau des chants orphiques que Marsile Ficin interprétait lui-même avec gourmandise. Comme bien d’autres lettrés, jusqu’au XVIIème siècle, il considérait Orphée comme un « poète-théologien ». Un artiste qui, avant Platon, avait « compris que l’amour est le principe moteur et la clé de l’univers, la force unificatrice » (Les hymnes orphiques chez Marsile Ficin, Orphélya).

Sur le plan musical, ce premier chapitre représente un étonnant condensé des nouvelles manières d’écrire la musique. Comme si Monteverdi souhaitait, d’entrée, faire la démonstration de l’étendue de ses talents de compositeur. A propos des balletto, nous avons déjà évoqué les intermedii qu’il a pu apprécier lors de la représentation, à Mantoue, d’Il Pastor fido. Par ailleurs, s’il a pu entendre les chœurs de l’Euridice de Jacopo Peri, il leur donne de la consistance et en fait varier les tonalités pour les intégrer dans la dramaturgie. Ainsi, autant l’homophonie du Vieni, Imeneo (Viens, Hyménée) évoque bien un cortège nuptial conduit par le dieu grec Hyménée, autant le chœur dansé Lasciate i monti (Quittez les monts) répand une atmosphère de liesse. Quant au chœur conclusif, très figuratif, il récapitule, à l’intention des auditeurs, les deux affetti qui ont sous-tendu ce premier acte : les soupirs et les larmes d’un Orphée éconduit puis son bonheur lorsqu’Eurydice lui a ouvert les bras. Quant aux parties solistes, elles livrent un échantillonnage des différents types de monodies accompagnées que le compositeur a épurés au fil de la composition de ses libri madrigali. De l’expressif arioso d’ouverture au madrigal à cinq voix chanté par les bergers (Alcun non sia/ Que nul ici), des reflets multicolores du chant soliste d’Orphée à l’écriture canonique du chœur des nymphes et des bergers (Ché, poiché nembro rio gravido il seno/ Car, même après qu’un lourd nuage chargé), tout l’art du madrigal de Monteverdi trouve ici un terrain d’application. Enfin, les parties instrumentales puisent dans le catalogue des danses de l’époque. De la volta (danse vive et tournoyante) qui enchante le chœur des nymphes et des bergers au rythme de passacaille sage qui ponctue les commentaires des bergers sur le chemin parsemé d’obstacles qui a précédé l’union des amants.

La fête bat son plein. Mais ne nous y trompons pas. L’Acte II « est celui de la péripétie, définie par Aristote comme le « retournement complet de l’action » par la narration d’événements pathétiques et d’actions violentes », résume Denis Morrier. Effectivement, dans sa Poétique, le philosophe fixe les indicateurs de réussite d’une intrigue : celle-ci « doit nécessairement avoir un dénouement… avec un renversement de fortune qui doit se faire… du bonheur vers le malheur… à cause d’une erreur grave commise par un homme » (1453a). A lui seul, le second acte constitue un exemple concret d’application du modèle aristotélicien.

La construction du récit articule trois séquences narratives. D’abord la fête à laquelle ne participe curieusement aucune femme (si les nymphes restent représentées dans le chœur, c’est simplement parce qu’un chœur à l’antique forme généralement un ensemble homogène). Orphée admire les forêts et les prairies de sa Thrace natale tandis que les bergers l’invitent à profiter de ces délicieux instants. N’estime-t-il pas que son bonheur actuel n’est jamais que la juste contrepartie de son parcours amoureux semé d’embûches ? Coup de théâtre : le bonheur se mue en tragédie. La Messaggiera annonce qu’une morsure de serpent a été fatale à Eurydice. L’incrédulité des bergers laisse place au désespoir d’Orphée. Enfin, l’acte s’achève sur un chapelet de lamentations funèbres. Le mécanisme aristotélicien a parfaitement fonctionné.

Mais quelle faute a bien pu commettre Orphée ? Pour le comprendre, nous devons, à nouveau, consulter Marsile Ficin. A la suite des auteurs de l’Antiquité, ce philosophe humaniste « va jusqu’à contester à la passion amoureuse, animée par le désir, le nom même d’amour » résume Laurence Boulègue (L’amor humanus chez Marsile Ficin, Dictynna, 4/2007). A la suite de Cicéron, il estime que « l’amour ne saurait être bon… et l’éprouver est une faute qui ressort de la volonté ». Orphée a donc failli en se laissant guider par sa passion pour Eurydice. Et lorsqu’il cède aux sirènes de l’hédonisme, son sort est scellé. Car il a péché contre la volonté et la raison, estiment nos philosophes adeptes de l’amor divinus, « l’amour intellectuel et contemplatif ».

Cette succession de gros plans contrastés offre à Monteverdi l’opportunité d’une expérimentation de la peinture des émotions. La séquence de l’amour heureux est parsemée de canzonnette pétillantes. Afin de souligner le caractère communicatif de la félicité, le compositeur augmente progressivement le nombre de strophes : une seule pour la canzonetta d’Orphée, deux pour celle des bergers (en solo ou en duo) et quatre lorsque, à l’apogée du bonheur, Orphée entend partager son allégresse avec la nature toute entière. Avec une vivacité contagieuse, Valerio Contaldo fait alors danser les mots et les cœurs. Ces chansonnettes sont aiguillonnées par des ritornello espiègles, électrisées par les violons ou les flûtes. Leurs coloris changeants et leurs rythmes exaltés habillent cette séquence pastorale d’une grâce volubile. Afin d’amplifier leur caractère sémillant, notons que Leonardo Garcia Alarcón prend des libertés avec les consignes de spatialisation de Monteverdi qui indiquait que les ritournelles soient jouées en fond de scène.

Lorsque le drame s’annonce, le continuo enfile des vêtements de deuil. Les instruments pastoraux comme les flûtes et les violons se retirent pour laisser place à l’orgue ainsi qu’aux cordes pincées. Le pathétique imprègne le texte et bouscule les rythmes. Cris, silences et sanglots forment la trame de cette plongée aux tréfonds du désespoir. Fin analyste des émotions, Monteverdi traduit avec justesse les différentes couleurs de l’affliction. Du récit insoutenable de la mort d’Eurydice que Guiseppina Bridelli sature d’une émotion sincère aux différents degrés de l’incrédulité que la technique vocale des bergers parvient à distinguer. Du lamento d’Orphée haché par de douloureuses ruptures rythmiques au chœur des nymphes et des bergers dont le commentaire hésite entre l’animosité contre le caso acerbo (sort cruel) et le fatalisme face au caractère éphémère du bonheur. Dissonances et chromatismes lacèrent les lignes mélodiques tandis que les madrigalismes font jaillir les émotions contenues dans les mots-clés. Avant de les envelopper d’une gangue musicale infiniment expressive. Tel, dans la complainte d’Orphée, ce déchirant arpège entraînant la ligne mélodique vers les profondi abissi ou l’espoir hésitant qui élève le regard vers le stelle (les étoiles). Mais aussi cette fulgurante accélération du chœur évoquant le bonheur qui che tosto fugge (bientôt s’enfuit).

Une sinfonia funèbre nous entraîne vers la conclusion du second acte. Les ultimes cris de colère mêlés à de longs gémissements sont proférés par un duo de bergers. Nicholas Scott et Alessandro Giangrande entrelacent leurs lignes mélodiques avec tant de justesse qu’il n’en ressort qu’un seul son. Un son que le frottement de ces deux lignes mouchette de légères dissonances aux tonalités lugubres. Leur longue complainte est ponctuée par le chœur. Sur un poignant decrescendo, celui-ci gémit sur fat’empio e crudele (l’implacable et funeste destin).

En fin de compte, Monteverdi parvient à révéler, par sa musique, le climat émotionnel particulier qui distingue trois types de réactions face à la mort d’un proche. D’abord, le syndrome du désespoir qui paralyse les deux bergers dans leur poignante élégie. Ensuite, l’enfermement pénitentiel auquel se condamne La Messaggiera dans une longue plainte aux accents doloristes. Enfin, le refus de la résignation d’Orphée, figurée dans la reprise de la ritournelle du prologue pour signifier qu’il va pénétrer dans le monde infernal pour en arracher Eurydice. De laquelle d’entre elles le compositeur était-il le plus proche ? Car, pendant qu’il compose la musique de son Orfeo, son épouse Claudia est gravement malade. Elle mourra l’année suivante.

Ce 23 février 1607, les spectateurs assistent maintenant à un premier changement de décors. Car, en compagnie d’Orphée, nous entrons dans le royaume des ombres. L’instrumentarium s’adapte à ce nouvel environnement, faisant une place aux sacqueboutes et aux cornets.

L’intrigue est réduite à sa plus simple expression. Guidé puis abandonné par Speranza (l’Espérance), Orphée se présente à Charon, le passeur des âmes. Celui-ci lui refuse obstinément le passage. Orphée tente de l’attendrir par son chant. Mais c’est une sinfonia qui finira par l’endormir. Orphée peut alors librement traverser l’Achéron et pénétrer dans le monde infernal qui retient Eurydice. En somme, le récit d’une double victoire : celle du libre arbitre et celle de la musique.

De fait, comme dans le Prologue, le troisième acte rend hommage aux pouvoirs de la musique, dans sa forme vocale (la magie du chant orphique, selon Marsile Ficin) et instrumentale (car c’est par les accents de sa lyre qu’Orphée charmait les êtres animés et inanimés).

Chacune des trois étapes du cheminement d’Orphée (l’arrivée aux portes des Enfers, la négociation avec Charon, l’embarquement pour la traversée de l’Achéron) baignent dans un environnement sonore manifestant son parcours émotionnel.

Comme Dante accompagné par Virgile, Speranza conduit Orphée jusqu’à la rive du fleuve infernal. Dans le premier récitatif, le rythme et le continuo traduisent le trouble intérieur qui agite Orphée, tiraillé entre une confiance tranquille (Speranza, unico bene/ Espérance, unique recours) et la tension nerveuse qu’aiguise la perspective de ce cosi strane e sconosciute vie (chemin étrange et inconnu) que lui décrit son guide. Mais il garde l’espoir de revoir ces beati luci (astres radieux) vers lesquels une montée chromatique dirige son regard. Or, Speranza se révèle pusillanime. Le timbre vibrant d’Ana Quintans incarne à merveille cette Espérance peu rassurante. Sur un tapis de dissonances, elle décrit à Orphée ce campi di pianto e di dolore (ces champs de douleur et de larmes) qu’il s’apprête à arpenter. De plus, elle lui répète, dans une inquiétante gradation ascendante, la terrible formule extraite du IIIème chant de l’Enfer de Dante : Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate (Laissez route espérance, vous qui entrez ici). Et là où Virgile avait poursuivi le voyage jusqu’au Purgatoire où il recommandera à Dante de se fier désormais à son seul jugement « libre, droit et sain » (Chant XXVII), Speranza abandonne Orphée. Un Orphée décontenancé dont le récitatif, mi parlando, mi cantando, est secoué par des croches chahutées accusant le sentiment de panique qui le saisit d’abord.

C’est donc à son libre arbitre qu’il devra désormais se fier. Oublier la vertu théologale qui l’a trahi pour suivre la voie de cette philosophie qui croit en la responsabilité individuelle. Celle que le florentin Jean Pic de la Mirandole (1463-1494) décrit dans son Discours sur la dignité de l’homme (1486). Dieu s’adresse à l’homme : « Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales ; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines ».

Deux empreintes sonores vont donc se mesurer. D’une part, celle de Charon, accompagné par le timbre âpre et nasillard imitant celui d’une régale (petit orgue transportable garni uniquement de tuyaux d’anches). D’autre part, celle d’Orphée soutenu par ses instruments à corde. D’emblée, le grave ténébreux et pénétrant de Salvo Vitale impressionne. Son chant exprime une autorité teintée de mépris à l’égard du jeune téméraire. Orphée avait été averti du caractère imposant de son interlocuteur par la tonalité solennelle et redoutable de la sinfonia d’ouverture. Il opposera donc à cette stature imposante et inflexible tout l’arsenal de son art vocal. Une palette dont il révèle la richesse dans le fameux aria Possente spirito, véritable anthologie des styles d’écriture monodique. Ici, des roulades redoutables font frissonner le texte duquel s’échappent les stridulations des violons. Là, des envolées lyriques évoquent les sonorités caractéristiques du chant byzantin qu’il réutilisera dans le Nigra sum de ses Vespro della Beata Vergine (voir notre chronique). Un aria de 153 mesures dont la voix et les instruments gravissent, un à un, les degrés de la musique. La musica instrumentalis qui, dans les ritournelles, offre successivement une place à différents instruments (violons, sacqueboutes, harpe) pour éclairer de coloris chatoyants le plaidoyer d’Orphée. La musica humana lorsque le musicien tente de charmer le nocher. La musica mundana qui réunit dans sa supplique les Enfers et le Paradis afin d’obtenir leur soutien. En somme, cet air représente le centre de gravité de l’Acte III autant qu’il constitue un véritable morceau de bravoure auquel Valerio Contaldo donne une âme, de la chair, du souffle et de la grandeur.

Aussi sublime soit-il, ce chant n’attendrit pourtant pas le cœur de Charon. Orphée s’en indigne dans un récitatif qui voit la colère se muer en détresse. Jusqu’à cette supplique désespérée : Rendetemi il mio ben, tartarei Numi (Rendez-moi ma bien-aimée, dieux du Tartare). Pourtant, ce que le chant d’Orphée ne parvient pas à obtenir, une sinfonia aux accents de berceuse le gagnera. Charon s’endort au son d’un berceuse instrumentale et Orphée s’embarque tandis que le chœur des Esprits tire sentencieusement les enseignements moraux de ce troisième chapitre. Un enseignement qui laisse entrevoir une suite positive : Nulla impresa per uom si tenta invano (Rien n’est tenté en vain par l’homme).

Dans le quatrième Acte, Monteverdi confirme, une nouvelle fois, son penchant pour les figures symétriques. En effet, sa structure est strictement identique à celle du second Acte. L’un et l’autre ont pour noyau une « péripétie » au sens aristotélicien du terme. Les deux débutent par une séquence radieuse avant qu’un coup de théâtre ne le plonge dans une atmosphère funeste. En résumé, chacune des intrigues décline le scénario d’une faute qui précipite le bonheur dans le malheur.

Le premier tableau s’ouvre sur un paradoxe. Il nous plonge au cœur des Enfers. Néanmoins, nous allons être les témoins d’un tête à tête d’une grande aménité entre Proserpine et Pluton. Un couple paisible, soudé par un fervent amour réciproque. A la lecture, le texte ne présente aucune aspérité. Pourtant, le génie musical de Monteverdi et le talent d’Ana Quintans (Proserpine) et d’Alejandro Meerapfel (Pluton) parviennent à nous en faire saisir la vitalité cachée. Ainsi, le récitatif de Proserpine révèle le mécanisme à double détente qu’elle déploie pour obtenir de Pluton qu’il exauce la prière d’Orphée. D’abord, émue par les larmes du musicien, elle adopte un ton de compassion. Mais il en faut plus pour faire fléchir le dieu des Enfers. Elle recourt donc aux armes de la séduction. De façon presque imperceptible, le tempo s’anime et le son s’illumine lorsqu’elle réveille en lui les feux de leur amour. Pourquoi voudrait-il refuser au jeune couple de vivre leur idylle alors que lui-même brûle de la même flamme ? Pluton est touché par l’argumentaire de Proserpine. Dans son récitatif, les deux « corps du roi » vont s’exprimer à tour de rôle. Sur un ton affectueux porté par un continuo chaleureux, il répond favorablement à son épouse. Puis il revêt ses habits de souverain pour ordonner, au son des sacqueboutes, qu’Orphée reparte avec Eurydice. Il fixe cependant une condition : que non mai volga ver lei gli avidi lumi (jamais vers elle il ne tourne ses yeux avides).

A bien y regarder, l’énoncé de la sentence contient un message éminemment philosophique dont Marsile Ficin nous livre la clé. Dans sa tentative de concilier la religion chrétienne avec la philosophie grecque, l’interdiction de se retourner représente une allégorie de la Foi (croire sans voir) tandis que les « yeux avides » désignent la sensualité qui fait obstacle à l’élévation de l’âme vers la lumière divine.

Deux esprits prennent acte de la décision de Pluton. Le premier, dont la voix de fausset révèle son caractère obséquieux, l’enregistre cérémonieusement. Le second, enveloppé dans une sonorité de régale qui suggère son affinité avec Charon, doute de la capacité d’Orphée à se soumettre au décret de Pluton. Pour sa part, Proserpine exprime sa gratitude dans une effusion de sentiments amoureux. Quant au tendre Pluton, il n’a de pensée que pour Proserpine. Une magnifique galerie de portraits en musique.

Voici Orphée engagé sur le chemin qui le mène, avec Eurydice, al ciel superno (vers la lumière céleste). Mais, au cours de son long monologue, il va accumuler les fautes. Et celles-ci provoqueront un brutal retournement de situation au cours d’une scène riche en théâtralité. Au début, Orphée est tout à son bonheur. Le rythme est alerte et la canzone est émoustillée par des ritournelles guillerettes. Il commet alors un péché d’orgueil lorsque, oubliant ce qu’il devait à Proserpine, il attribue la délivrance d’Eurydice à mia cetra omnipotente (ma lyre puissante). La canzona triomphale est brutalement interrompue par le doute qui s’insinue dans son esprit : Eurydice le suit-elle vraiment ? Flûtes et violons s’évanouissent et les premières notes de l’orgue obscurcissent l’atmosphère. Désobéissant à la consigne de Pluton, il se compromet à nouveau. Dans un récitatif nerveux, il tente de se justifier en édictant la primauté de l’Amour sur le Devoir. Une véritable offense à l’égard de Pluton. A fortiori lorsqu’il déclare hardiment que cio che vieta Pluton, comanda Amore (ce qu’interdit Pluton, Amour l’ordonne). Mais une lame à tonnerre sonne le glas. Eurydice meurt une seconde fois. Dans sa deuxième et dernière intervention de toute la pièce, elle crie sa douleur en même temps que son amour. Puis elle disparaît à jamais. Mariana Flores parvient à gonfler d’émotion ce récitatif noyé dans les larmes tandis qu’Orphée, désemparé, bredouille son désespoir.

Selon les préceptes d’Aristote, le temps est venu de tirer les enseignements de la péripétie. La tâche en revient au chœur des Esprits. Leur déclaration est annoncée à grands renforts de cornets et de sacqueboutes. Dans le style prima prattica d’un motet en contrepoint, il fait l’éloge de la vertu et condamne les passions. Avant de proclamer, dans un tutti rayonnant, que degno d’eterna gloria fia sol colui ch’avra di sé vittoria (seul sera digne d’une gloire éternelle celui qui triomphera de lui-même).

Le cinquième et dernier acte suit exactement le chemin inverse des précédents (particulièrement des Actes II et IV). Sorti seul des Enfers, déchiré de douleur sur Terre, Orphée va rejoindre la « sphère du Soleil » (Marsile Ficin). En l’espace d’une œuvre dramatique, il aura traversé les trois sphères de l’univers néoplatonicien. Dans la version de 1609, bien entendu. Car l’opéra représenté en 1607 abandonne le musicien, rongé par la misogynie, aux griffes des Bacchantes.

La ritournelle du Prologue annonce qu’Orphée vient de franchir les frontières entre le monde des morts et celui des vivants. Mais il est profondément affecté par la perte d’Eurydice. Dans un long monologue dont le texte nous semble nourri des sonnets et canzone de Pétrarque, il va tenter de trouver de la compassion. Pour commencer, il s’adresse à la Nature, bien connue des poètes pour être la confidente des amants malheureux. Dans un recitar cantando (dire en chantant) tourmenté, il confie sa douleur aux champs de Thrace qui avaient été les témoins de son bonheur, le jour de ses noces. Son chant désespéré s’écoule sur un tempo convulsif, tantôt languissant, tantôt haletant. Un repentir que Valerio Contaldo entoure d’un voile sombre qui flotte au vent des délires qui agitent l’esprit de son personnage. Seule la nymphe Echo lui répond à trois reprises. Mais, condamnée par Pan à répéter sans pouvoir répondre, elle ne parvient pas à le consoler.

Il se tourne maintenant vers l’âme d’Eurydice. Exactement comme Pétrarque faisant l’éloge de Laure pour adoucir la douleur que lui a causé sa mort, il lui promet que ch’or a te sacro la mia cetra e’l canto (désormais, je te consacre, et ma lyre et mon chant). Mais, contrairement à la solitude sage de Pétrarque, Orphée est pris soudain d’un accès de folie, victime de l’orgueil et aveuglé par l’hubris (démesure). Une frénésie en forme de charge défoulatoire à l’endroit des femmes. Dans cette bouffée de misogynie, il fulmine une suite de clichés méprisants. Pour autant, ce curieux passage ne témoigne pas d’un dérapage de la plume de Striggio. Car cette diatribe puise réellement son inspiration dans la littérature de l’époque de Pétrarque (la diabolisation de la femme) et même dans divers propos théologiques (la femme détourne de l’amour de Dieu). Ce court passage aux allures caricaturales marque le paroxysme de la crise de folie d’Orphée.

Voyant son fils en perdition, Apollon descend de son nuage de la même manière que Jésus vient au secours des pécheurs. Sur un ton consolateur, il lui fait prendre conscience qu’il s’est laissé dominer par les passions. Le dialogue s’engage. Orphée reconnaît s’être fourvoyé. Dans une subtile fusion des religions, Apollon le convertit au dogme chrétien de la supériorité de la vie éternelle sur l’existence terrestre : Ancor non sai come nulla quaggiù diletta e dura (Ne sais-tu pas encore qu’ici-bas nul plaisir ne dure) ? Après s’être assuré qu’il pourra contempler Eurydice du haut des cieux, Orphée accepte d’accompagner Apollon dans l’univers céleste. Durant leur ascension, ils exultent dans un magnifique duo orné de trilles et enveloppé dans des volutes de vocalises. Particulièrement ce cantando (en chantant) emporté par des sonorités aux allures byzantines et ce diletto (bonheur) exalté. Un passage court mais d’une exceptionnelle virtuosité que subliment Valerio Contaldo et Alessandro Giangrande.

Une ritournelle fringante accompagne l’installation des bergers et des nymphes sur scène. Car, dans un chœur dansé sur un tempo bouillonnant, il leur revient d’énoncer la morale de la favola. Une allure virevoltante pour décliner un texte témoignant d’un syncrétisme d’intention dont l’esprit prolonge la Théologie platonicienne de Marsile Ficin. Le premier couplet fleure bon les encens des autels antiques tandis que le second s’achève sur une paraphrase du cinquième verset du Psaume 126/125. L’un et l’autre souhaitent le bonheur éternel à Orphée et délivrent un message d’espérance pour ceux qui souffrent aujourd’hui mais seront récompensés dans l’au-delà.

Sans doute un propos trop austère pour une période de carnaval. Aussi les spectateurs quitteront la salle avec un cœur battant au rythme effréné de la Moresca (Mauresque) finale. Pourquoi une mauresque qui, explique Denis Morrier, était une danse « qui mimait à l’origine les combats des Chrétiens et des Maures de Jérusalem ou de Grenade » ? Probablement une survivance de la bacchanale de 1607, ainsi qu’il le suggère. A moins qu’il ne s’agisse d’une manière d’ouvrir le bal des noces réunissant la famille de Gonzague à celle de Savoie ?/p>

Quoi qu’il en soit, c’est l’esprit en ébullition que nous achevons l’écoute de cette nouvelle version d’une partition généralement considérée comme la pierre angulaire du répertoire opératique. Nullement intimidé par ce statut d’opéra fondateur, Leonardo Garcia Alarcón nous offre une relecture guidée, avant tout, par l’expression des sentiments. Plus que la fable d’Orphée, son enregistrement nous conte l’histoire des passions de l’âme. Aussi, les vrais héros sont-ils l’amour et le désir, la joie et la tristesse. Mais aussi l’orgueil qui précipite jusqu’à la haine de soi.

Ces émotions s’habillent ici de chair grâce au phrasé des interprètes. A chaque ligne de la partition, des difficultés techniques sont à l’affût. Pourtant, tous et chacun les surmontent avec une facilité apparente qui cache l’expertise artistique qu’ils déploient avec efficacité mais sans ostentation. Passages virtuoses ou simples récitatifs impressionnent par l’empathie qu’ils entretiennent avec les sentiments que recèlent leurs textes. Ils rendent ainsi la fiction criante de vérité. A tel point qu’Orphée n’est plus un mythe. Il devient l’un des nôtres !

Après la contribution personnelle des instrumentistes et chanteurs, c’est sur la parfaite maîtrise des nuanciers et des coloris que nous voulons conclure. Les lignes musicales sont polies avec soin. Les sonorités habilement ciselées. Les ensembles patiemment chevillés. Le tout produisant une pâte à la fois onctueuse, élastique et fluide. Une perfection technique qui souligne le pouvoir magique des mots lorsqu’ils sont sublimés par la musique. Ce qui donne à cette version une valeur de référence.



Publié le 29 sept. 2021 par Michel Boesch