Complete lute works - Bach

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Une intégrale du plus grand intérêt

Jean-Sébastien Bach admirait tant le son du luth qu'il avait imaginé un clavecin cordé en boyaux naturels destiné à en imiter le son. (à voir et écouter ici) Cet instrument original, appelé Lauten Werk, disposait d’une caisse de résonance rappelant la forme du luth, construite de façon similaire par l’assemblage de côtes, cordé en boyaux et doté d'un clavier. L'inventaire des biens de Jean-Sébastien Bach après son décès fait état de deux Lauten Werk, dont l’un d'eux pourrait avoir été fabriqué par Zacharias Hildebrandt, un facteur d’orgue de ses amis. D’aucun rapportaient que cet instrument trompait à l'oreille les meilleurs luthistes… Ainsi, Johann Friedrich Agricola, un élève de Bach rapporte cette anecdote: « Un jour, un musicien distingué est venu visiter la maison Bach à Leipzig. Il n'était autre que le célèbre luthiste Sylvius Leopold Weiss venu de Dresde pour rendre visite à des amis à Leipzig. Bach, qui pouvait parfois être facétieux, lui dit en l’accueillant à sa porte : ʺSais tu que je joue du luth maintenant. ? J’ai commandé un instrument chez mon ami Johann Christian Hoffmann (célèbre facteur de luth de l’époque établi à Leipzig, NDLR), depuis, je travaille nuit et jour sur une suite de ma composition afin de la jouer pour toi. Mais je suis toujours un peu timide, donc, si cela ne te dérange pas, je vais entrer dans ma pièce de travail, assieds toi ici, et écoute…ʺ Sur ce, Jean-Sébastien Bach se rend dans sa salle de composition et passe derrière un vieux rideau qu'il avait fait installer afin de s’isoler pour travailler au calme. Après un peu d'accordage, puis quelques notes et accords, Bach commence à jouer à la grande stupéfaction de Weiss le prélude de la Partita pour violon en mi majeur. Le jeu était parfait, sans la moindre erreur, parfaitement juste jusqu’à la lettre n de la tablature (la douzième case sur le manche du luth, NDLR). Ensuite, Bach commence à jouer quelque chose d'entièrement nouveau : ʺVoilà quelque chose sur lequel je viens de travaillerʺ dit-il,en interprétant son Prélude, Fugue et Allegro en mi bémol. Dix minutes plus tard, alors que les dernières notes s’achèvent, Weiss est totalement abasourdi. Après avoir passé sa vie à jouer du luth, à lutter contre les instruments capricieux qui se désaccordent sans cesse, les cordes qui cassent, les chevilles qui ne tiennent pas, les frettes qui bougent, il découvre que Bach a réussi à maîtriser l'instrument en seulement quelques mois d'efforts ! Comment était-ce possible? C’est alors que Bach écarte le rideau: ʺComment trouves-tu mon nouveau jouet ?ʺ demande t-il en montrant son clavecin-luth à un Weiss estomaqué qui n’y avait vu que du feu... ».

Des pièces presqu’injouables
Hélas, pas un seul de ces instruments n’est parvenu jusqu’à nos jours ; seuls demeurent quelques témoignages, des descriptions et quelques croquis. Quoiqu’il en soit, il est plus que probable que les sept œuvres composées par Jean-Sébastien Bach pour le luth l’aient été en réalité pour cet instrument hybride à clavier. Si Bach était à la fois claveciniste, organiste et violoniste, il n’a jamais été luthiste. De plus, certaines tonalités employées dans ces pièces ne sont absolument pas adaptées à l’instrument, et Bach n’a pas mesuré la complexité d’exécution sur le luth de ses compositions. Et beaucoup s’interrogent encore sur leur jouabilité sur les instruments à treize chœurs de l’époque ! (un chœur étant, rappelons le, une corde simple ou un ensemble de deux cordes accordées à l’octave ou à l’unisson, le luth baroque disposant de vingt quatre cordes au total soit treize chœurs, la chanterelle étant la seule corde simple). Enfin, elles sont toutes écrites sur partitions ordinaire (deux portées, clef de sol/ clef de fa), celles en tablature (écriture musicale propre au luth) ne sont pas de sa main. Pour les rendre jouables, deux de ces pièces ont du être transposées dans une autre tonalité. Ce qui fait parfois dire de nos jours aux luthistes que Bach n’écrivait pas pour… mais contre le luth ! Quoiqu’il en soit, enregistrer une intégrale des pièces pour luth de Jean-Sébastien Bach constitue toujours un véritable défi, l’exécution de ces pièces étant réputé particulièrement difficile pour les raisons exposées ci-dessus.

Après un âge d’or en France durant tout le XVIIe siècle, le luth tend peu à peu à disparaître en ce début du XVIIIe siècle. Toutefois il conservera une place de choix dans le paysage musical germanique, avant de s’effacer définitivement dans les années 1790 au profit de la guitare, comme le violoncelle supplanta la viole de gambe au milieu du XVIIIe siècle. De six chœurs à la Renaissance, l’instrument sera peu à peu doté de huit, puis dix de chœurs. Le luth baroque disposera quant à lui de onze chœurs, puis de treize chœurs à son apogée en Allemagne, en Autriche et en Bohême à partir de 1710 approximativement. Durant cette période dite tardive, le style galant jusque là inconnu au luth dominera au détriment du style brisé. Les derniers luthistes développeront la technique de l’instrument au maximum de ses possibilités et laisseront un vaste répertoire de musique de chambre et de concertos écrits spécifiquement pour le luth.

Après Eugen Müller-Dombois, le maître absolu, Hopkinson Smith, le disciple, Paul O’Dette, Lütz Kirchhoff, Mario D’Agosto - liste non exhaustive, Evangelina Mascardi (voir son site) relève le défi en proposant une intégrale des sept œuvres considérées par les musicologues comme écrites pour le luth (ou Lauten Werk).

Une artiste au talent reconnu
Née à Buenos Aires, Evangelina Mascardi débute l’apprentissage de la musique avec la guitare classique avant de se consacrer au luth. Elle étudie ensuite à la Schola Cantorum Basiliensis de Bâle sous la direction d’Hopkinson Smith, y obtenant un diplôme de soliste en 2001. Continuiste sous la direction de grands chefs, parmi lesquels Jordi Savall (Hespèrion XXI), Marc Minkowski (Les Musiciens du Louvre), Giovanni Antonini (Giardino Armonico), Chiara Banchini (415), Andrea Marcon (Venice Baroque Orchestra), sir John Elliot Gardiner (Monteverdi Choir), elle se consacre également au répertoire en solo. Après deux enregistrements consacrés respectivement à Silvius Leopold Weiss et Laurent de Saint-Luc, elle se mesure cette fois au plus illustre des compositeurs ayant écrit pour l’instrument.

Le programme débute avec la Suite pour luth BWV 995, en sol mineur (manuscrit conservé à la Bibliothèque Royale de Belgique ; à consulter ici). Cette Suite pour luth composée entre 1727 et 1731 est en fait un arrangement réalisé par Jean-Sébastien Bach lui même de la Suite pour violoncelle n°5 BWV 1011. Johann Friedrich Agricola rapporte que « Bach les jouait souvent lui-même au clavicorde et y ajoutait autant d’harmonies qu’il le jugeait nécessaire. Il reconnaissait ainsi la nécessité d’une harmonie qui ne pouvait être pleinement atteinte dans ces compositions ». On peut lire sur la première page du manuscrit autographe du compositeur : « Pièces pour la Luth à Monsieur Schouster par J.S. Bach ». Pour l’anecdote, aucun manuscrit autographe de cette Suite pour violoncelle n°5 n’a été retrouvé ; seules subsistent quelques copies dont celle réalisée par Anna Magdalena Bach, sa seconde épouse et... la version pour le luth écrite de la main de Bach. Cette suite, d’un goût très français, était à l’origine écrite pour un violoncelle avec scordatura (manière inhabituelle d'accorder un instrument afin d'obtenir des effets sonores différents) : do, sol, ré, sol. Cet accord singulier double le sol à vide et semble se calquer sur l'accord du luth baroque, instrument auquel est théoriquement destinée la seule version autographe de cette Suite. A t-elle été à son origine écrite pour le luth ou le violoncelle ? Le mystère demeure entier. Quoiqu’il en soit, la Bibliothèque de la ville de Leipzig conserve également un étonnant manuscrit en tablature pour luth de cette même suite, avec un titre et des indications en français (à consulter ici), démontrant que cette Suite a bel et bien été jouée au luth à l’époque. L’ interprétation proposée par Evangelina Mascardi est absolument irréprochable. Après un Prélude d’une grande musicalité, composé d’une ouverture à la française plutôt grave suivie d’une Fugue d’écriture très virtuose vient une Allemande majestueuse, pleine de profondeur. La Sarabande (à écouter ici), des plus originale, est totalement dénuée de tout accord ; elle constitue un bel exemple de l’art de la suggestion du Cantor. Elle est servie par un legato totalement maîtrisé. On notera également un mouvement particulièrement bien restitué, composé d’une Gavotte suivie d’une Gavotte en Rondeau, se concluant sur la première en da capo.

Une pièce en triptyque
Le Prélude, Fugue et Allegro BWV 998 qui date de la dernière décennie de la vie du compositeur est probablement la pièce la plus jouée parmi les œuvres de Bach dédiées au luth. Le manuscrit est autographe, cependant, l'inscription sur le manuscrit original du titre, Prélude pour la Luth ó. Cèmbal par J.S. Bach, n'est pas de la main de Jean-Sébastien Bach, mais semble plutôt avoir été ajoutée postérieurement par son fils Carl Philip Emanuel, propriétaire du manuscrit après la mort de son père. Pour l'anecdote, le manuscrit original a été vendu chez Christie's le 13 juillet 2016 pour la modique somme de 2 518 500 livres sterling ! Cette pièce en triptyque, dont la double destination semble évidente, occupe une place particulière parmi les œuvres communément considérées comme ayant été composé pour le luth, ou plutôt pour un instrument à clavier imitant le luth (à écouter ici au Lauten Werk:). Elle date de la dernière décennie de la vie du compositeur et les deux derniers mouvements ont été laissés sans titre. Dans deux articles écrits pour The Lute Society (n°1972-3), Eugen Muller Dombois affirme que « bien que le Prélude soit jouable au luth, la Fugue et l'Allegro contiennent de nombreuses impossibilités techniques, ce qui les rend plus susceptibles d'être pour luth-clavecin ». Le Prélude généreusement arpégé rappelle à la fois ceux du Second livre du Clavier Bien Tempéré composé sensiblement à la même époque, mais aussi certains préludes de Weiss. Afin de pouvoir jouer la pièce au luth sans recourir à la transposition ou aux changement d’accord, il est nécessaire d’ajuster l’accord de quatre chœurs, modification qui s’avèrent être strictement les mêmes que celles indiquées par le luthiste Johann Christian Weyrauch dans sa transcription en tablature de la Fantasia, Sarabande et Gigue BWV 997 que l'on retrouve après dans le programme. Si l’interprétation très équilibrée, pleine de sensibilité et empreinte de poésie proposée par Evangelina Mascardi (à écouter ici) s’inscrit totalement dans l’esprit de Bach, elle ne peut se mesurer à l’insurpassable interprétation réalisée par Eugen Muller Dombois... en 1971.


Manuscrit de la partition du Prélude, Fugue et Allegro en mi bémol majeur BWV 998

Vient ensuite le Prélude BWV 999 composé aux alentours de l’année 1740. Ce court prélude rappelle par certains aspects des exercices du petit livre d’Anna Magdalena Bach. Il est parvenu jusqu’à nos jours grâce à un manuscrit de Johann Peter Kellner, un compositeur et ami de Jean Sébastien Bach (qui n’a rien à voir avec le luthiste David Kellner). Bien qu’il ne s’agisse pas d’une tablature, le manuscrit fait état par deux fois de la destination de cette pièce au luth. Ce prélude totalement arpégé n’est pas sans rappeler lui aussi certains préludes de Weiss ! Toutefois, il est aussi parfaitement adaptée à un instrument à clavier, Kenneth Gilbert en a laissé une fort belle interprétation au clavecin (à écouter ici). Evangelina Mascardi déroule avec délicatesse les arpèges de ce Prélude au caractère presque hypnotique en offrant une interprétation à la fois pleine de finesse et de sensibilité, dans laquelle elle imprime un très léger rubato qui permet d'en gommer l'effet mécanique (à écouter ici).

Une suite pour le Lauten Werk
La Suite pour luth no 1 en mi mineur BWV 996 est une composition de jeunesse datant vraisemblablement de la période de Weimar. Son style s'inscrit dans la lignée d'autres œuvres pour clavier de Bach écrit à cette époque. Elle nous est parvenue à travers trois manuscrits différents, son authenticité ne fait donc aucun doute. Elle fut écrite pour le Lauten Werk, comme en témoigne son titre : Praeludio con la suite da Giov.Bst. Bach aufs Lauten-werk. Gustav Leonhardt s’est d’ailleurs approprié cette suite au clavecin… (à écouter ici) La tonalité de mi mineur est totalement injouable sur un luth baroque, ce qui permet d’affirmer avec certitude qu’elle n’a jamais été composée pour le luth mais bien pour un instrument en clavier imitant le son du luth. A travers l’œuvre de Silvius Leopold Weiss, luthiste contemporain de Bach, on a bien la confirmation que cette tonalité n’était jamais employée car on ne la retrouve que deux fois seulement sur quelques huit cent cinquante trois pièces répertoriées. Afin de pouvoir la jouer, elle est habituellement transposée en tonalité de fa dièse mineur. Après un prélude et fugue presque majestueux (Praeludio) vient la suite de danses habituelles. Evangelina Mascardi a su tirer le meilleur de cette suite, à son écoute, on oublie aisément qu’elle n’a pas été composée pour le luth. L’intensité dramatique de la Sarabande est particulièrement bien restituée, l’ornementation choisie est absolument parfaite. L’art de la nuance et un legato parfait font de cette pièce l’une des plus belle du programme.

La Suite pour luth BWV 1006a n’est autre qu’un arrangement pour le luth de la Partita n°3 pour violon seul BWV 1006 écrite aux alentours de 1720. C’est plus tard vers 1740 que Bach réalise cette transcription, en conservant la tonalité d’origine. Une simple ligne de basses est ajoutée à la partition originale du violon, ainsi que quelques indications de phrasé, de nuances, quelques ajouts d’appogiatures et quelques légères modifications mélodiques. Écrite sur deux portées, comme Bach le faisait habituellement pour le luth, il n’y a en réalité pas de certitude absolue quant à sa destination. Clavecin ? Le doute est permis car l’écriture n’exploite pas toutes les ressources du clavecin comme il sait si bien le faire. Luth ? Sa tonalité en mi majeur n’est quasiment pas utilisée au luth, car pas adaptée à la tessiture de l’instrument. D’ailleurs, on ne retrouve aucune pièce écrite dans cette tonalité dans toute l’œuvre de Weiss ! Par contre, en la transposant d’un demi-ton en tonalité de fa majeur, cette pièce devient alors parfaitement adaptée au luth. A moins qu’elle n’ait elle aussi été destinée à être tout simplement jouée au luth-clavecin… Il convient de souligner que Bach aimait particulièrement le Prélude de cette Partita au point de la réutiliser au moins quatre fois dans ses compositions, notamment dans l’ouverture de la cantate BWV 29 (à écouter ici). Dans cette Suite, Evangelina Mascardi offre une interprétation de haute volée du fameux Prélude. Savamment nuancé, servi part une technique parfaite, son mouvement pendulaire caractéristique est une merveille. On s’étonnera juste dans la Gavotte en rondeau d’une ornementation hasardeuse, qui plus est répétée quatre fois, et qui surprend par exemple par rapport à la sobriété choisie par Hopkinson Smith dans la même pièce ! (à écouter ici). Cependant, l’ensemble de cette suite reste de très bonne tenue.

Une tablature de Johann Christian Weyrauch
La Suite pour luth BWV 997 est une œuvre de maturité composée probablement autour de l’année 1740. On la retrouve dans pas moins de dix sept manuscrits, dont quatre dans lesquels le clavecin est expressément désigné, et une copie en tablature pour le luth attribuée à Johann Christian Weyrauch qui a pour titre Partita al Liuto composta dal Signore J.S.Bach (manuscrit à consulter ici). Dans ce dernier manuscrit, la suite d'origine est amputée de la Fugue et du Double de la Gigue, très probablement en raison de leur difficulté excessive. L’accord traditionnel du luth baroque nécessite une modification sur quatre chœurs comme la BWV 998, indiquée à la première ligne. Dans ce manuscrit en tablature, la suite n’est donc composée que de trois mouvements, Fantasia (Prélude), Sarabande et Gigue.


Partition en tablature de luth de la Suite BWV 997

Johann Christian Weyrauch était un compositeur, luthiste et organiste allemand. Il a probablement appris à jouer du luth à un âge précoce. Après des études de droit, il se destine à une carrière musicale, mais après avoir échoué à plusieurs reprises à des postes d'organiste, il devient notaire public. On sait qu’il était très lié à Jean-Sébastien Bach qui était le parrain de l’un de ses fils, Johann Sebastian, l'autre parrain étant le luthier Johann Christian Hoffmann (dont l’un des luths est conservé au Musée de la Musique à Paris). Johann Christian Weyrauch était semble t-il un luthiste talentueux et doué ; cependant, ses pièces de luth, réputées difficiles, ont été perdues en totalité. Evangelina Mascardi a fait le choix (comme la plupart des luthistes dans les autres enregistrements) de présenter la Suite comprenant toutes les pièces figurant dans les autres manuscrits. Rien ne permet d’affirmer avec certitude que la suite entière fut jouée au luth à l’époque de Bach, mais ces cinq pièces constituent un ensemble cohérent particulièrement intéressant.

La structure harmonique du prélude (Fantasia) est très élaborée ; Evangelina Mascardi en livre une interprétation magistrale dans un phrasé parfait. La Fugue est d'une écriture complexe, elle est écrite en trois parties avec un da capo, une forme rare dans l’œuvre de Bach mais que l’on retrouve également dans la BWV 998. Evangelina Mascardi se joue des difficultés techniques inhérentes à cette Fugue. L'aspect rébarbatif, presque mécanique que l’on peut parfois rencontrer est totalement absent dans son interprétation qui se révèle très musicale, et le temps est comme suspendu durant les huit minutes que dure cette Fugue. La Gigue, et surtout son Double offrent une conclusion en beauté à cette suite. A titre de précision, un Double en musique baroque est la reprise d’une pièce dans laquelle on introduit des diminutions, à savoir des groupes de notes de courte durée exécutés dans l'intervalle de deux notes de la mélodie d’origine, une variation en quelque sorte. L’écoute de ce Double permet d’en mesurer la difficulté d’exécution, et étonnamment, il rappelle par instants certaines pièces d’Antonio Lauro, un compositeur et guitariste du XXe siècle. Mais peut être y a t-il un peu d’inconscient pour Evangelina Mascardi qui partage avec ce dernier des racines sud-américaines ?

La Fugue BWV 1000 qui tient lieu de conclusion à cette rétrospective de l’œuvre de Bach dédiée au luth nous est également parvenue à travers un manuscrit en tablature peut-être réalisé par Johann Christian Weyrauch et portant le titre de Fuga del Signore Bach conservé à la Bibliothèque de Leipzig. Cette fugue est un arrangement de celle du second mouvement de la Sonate pour violon solo BWV 1001. Cependant, la qualité de la transcription n’est pas à la hauteur de celle de la Suite BWV995 ou de la Partita BWV 1006a. De ce fait, et comme bon nombre d’autres luthistes, Evangelina Mascardi a préféré se référer à la partition pour violon de la Sonate BWV 1001, la tablature de Weyrauch (attribution incertaine) n’étant là que pour marquer l’existence de cette transcription à l’époque. Et le résultat est particulièrement concluant !

Un ensemble hétéroclite
Les sept œuvres pour luth de Johann Sebastian Bach constituent un ensemble quelque peu hétéroclite, elles ne semblent pas vouloir encore dévoiler le mystère de leur véritable destination instrumentale. Sept œuvres, ou plutôt six car l’attribution de la Suite BWV 996 au luth constitue vraisemblablement une erreur musicologique. Six sur quelque mille trois cent œuvres répertoriées : ce chiffre permet de conclure que si Bach s'est probablement intéressé à l'instrument, il en ignorait la pratique ainsi que les spécificités, et ne savait pas déchiffrer une tablature. Il est donc probable qu'il ait préféré laisser aux éminents spécialiste de son temps le soin d'abonder eux même le répertoire luthistique. De surcroît, ces œuvres témoignent toutes de la conception très abstraite que Bach pouvait avoir pour le luth, notamment par le recours à des tonalités inusitées rendant certaines pièces quasi injouables. (voir le remarquable article de Clive Titmuss consacré aux œuvres de Bach dédiées au luth )

Par ailleurs, il faut se garder de toute comparaison hâtive avec certains autres enregistrements. En effet, si le son produit par Evangelina Mascardi peut sembler parfois un peu rêche, on ne peut nullement le comparer à celui de Pascal Monteilhet qui a consacré tout un album à Bach enregistré pour l'essentiel au théorbe. De même, Thomas Dunford est l'auteur d'un excellent enregistrement (désormais introuvable et qui ne sera pas réédité dans l'immédiat) d’œuvres de Bach réalisé avec un archiluth. La longueur vibrante des cordes ainsi qu'une caisse de résonance plus volumineuse sur ces deux instruments permet d'obtenir un son plus soyeux, avec des graves plus profonds. Et ces deux musiciens ont fait un choix de programme très différent, essentiellement à base de transcriptions. Ainsi, l'éminent luthiste Nigel North écrivait qu' « au lieu de travailler à perpétuer l'idée que les soi-disant pièces pour luth de Bach sont de véritables pièces pour luth, je préfère prendre les œuvres pour violon ou violoncelle seuls et en faire de nouvelles œuvres pour luth, en gardant (autant que possible) le texte original, l'intention musicale, le phrasé et l'articulation, tout en les transformant d'une manière particulière au luth afin qu'elles soient satisfaisantes à jouer et à entendre ». La démarche musicale de Pascal Monteilhet et de Thomas Dunford est donc totalement différente.

Bien qu'elle contienne quelques imperfections mineures, l'intégrale proposée par Evangelina Mascardi est du plus grand intérêt. Elle surmonte avec aisance les difficultés techniques contenues dans ces pièces réputées difficiles, sans que la technique pure ne prenne le pas sur sur la musique. L'emploi du rubato dans la plupart des pièces est à la fois judicieux et mesuré, il permet de gommer l’effet mécanique que l’on peut parfois rencontrer dans l’interprétation d’œuvres de Bach. Enfin la qualité de la prise de son est irréprochable, eu égard à la difficulté de trouver le juste équilibre dans la distance entre le micro et l'instrument. De plus, le dosage de la réverbération, toujours complexe à réaliser, est parfait. Cette intégrale des œuvres de Bach écrites (ou pas) pour le luth a le mérite de mettre en exergue une facette méconnue, presque confidentielle de l'un des compositeurs les plus fascinants de l’histoire de la musique.



Publié le 27 avr. 2023 par Eric Lambert