Natura amorosa - La Fenice

Natura amorosa - La Fenice ©
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Le chant des oiseaux et de la nature

La nature figée en hiver reprend vie au printemps dans un jaillissement de sons, de couleurs, d'odeurs et de sensations. En même temps le désir amoureux engourdi par le froid, se manifeste avec une ardeur nouvelle. Aux avant-postes, les oiseaux donnent le signal du réveil avec leurs chants. Leur gazouillis, infiniment varié et modulé, servit de modèle aux musiciens de tous les temps. Mais ce sont surtout les compositeurs de la fin du Moyen-âge, de la Renaissance et du premier baroque qui cherchèrent à introduire la nature dans leur musique et tout particulièrement le chant des oiseaux.

L'album Natura amorosa est un hommage au printemps du baroque. Dans une première partie, les textes mis en musique et les morceaux instrumentaux concernent de près ou de loin les oiseaux. Le rossignol est le plus emblématique de tous; le son du mot qui le désigne (Dolcissimo uscignolo) évoque à lui seul la musique la plus pure. Le coucou (Mentre il cuculo) poursuit inlassablement son appel dans la forêt bruissante d'insectes. Le chant mélodieux du cygne mourant (Il bianco e dolce cigno) à la blancheur immaculée, nous interroge sur notre propre mort. Enfin plus prosaïquement les hôtes emplumés de la basse-cour dont la poule (La gallina), caquettent éperdument. Dans une deuxième partie, c'est plus généralement la nature au printemps qui est chantée par le poète à travers ses fleurs les plus suaves (Soavissimi fiori), la petite rose qui se cache derrière sa verte frondaison (O Rosetta che Rosetta), le silence de l'aube qui illumine les prés constellés de fleurs (Vedi l'alba), cette même aube qui au mois de mai envoie des ondes d'amour (Hor che l'alba), ces ondes liquides que pousse le doux Zéphyr quand l'aurore resurgit dans le ciel céruléen (Zefira torna).

Avec cinq pièces vocales, Claudio Monteverdi (1567-1643) est le compositeur de loin le mieux représenté dans cet album. Ce dernier s'inscrit dans le vaste projet de l'ensemble La Fenice et de Jean Tubéry de couvrir la musique italienne des 16ème et 17ème siècles dont les sept volumes du coffret The heritage of Monteverdi représentent une contribution majeure (voir la chronique complète du coffret dans ces colonnes)

Premier morceau de l'album, le célèbre Chant des oiseaux de Clément Janequin (1485-1558) met en jeu l'effectif de La Fenice au complet et ouvre ce concert. Sur les quatre strophes de ce virelai, seules la première consacrée aux oiseaux en général et la troisième au rossignol en particulier sont interprétées. Dans ce morceau essentiellement polyphonique, les deux sopranos (Saskia Salembier et Fanie Antonelou), le baryton (Nicolas Achten) et un ténor (Jean Tubéry), procèdent d'abord en imitations ou canons puis se livrent à de savoureux jeux contrapuntiques d'onomatopées.

Mentre il cuculo de Giuseppe Caïmo (1545-1584). Rien de plus joyeux et sensuel que ce chant du coucou qui invite de façon pressante le berger à quitter sa belle pour une autre nymphe. Le berger énamouré (Nicholas Achten) chante une merveilleuse mélodie de sa voix chaleureuse à l'attention de Phyllis et d'Amaryllis (Saskia Salembier et Fanie Antenelou, sopranos) qui rivalisent de séduisantes invites. Les chanteurs sont accompagnés par de savoureuses flûtes et un superbe violoncelle baroque. On remarque dans ce chant et dans les suivants que la révolution esthétique en marche depuis la fin du 16ème siècle aboutit à l'abandon du contrepoint dans la musique profane et à un langage essentiellement homophone.

Un des sommets du CD pourrait bien être Il bianco e dolce cigno cantando more (Le doux cygne blanc se meurt en chantant) de Jacques Arcadelt (1504-1568). La musique est poignante et le ténor, le baryton et les deux sopranos la chantent avec ferveur. Un cornet, le violoncelle et une sacqueboute complètent l'harmonie. Si le doux cygne blanc se meurt en chantant, je chante la fin de mes jours en pleurant...

Dans le madrigal à cinq voix de Claudio Monteverdi (1567-1643) Dolcissimo uscignolo, le poète évoque avec sa harpe (Nicolas Achten) le rossignol qui grâce à ses ailes peut aller rejoindre sa belle et la séduire de son chant, tandis que lui, reclus dans sa demeure, appelle sa compagne en vain. L'effectif vocal (deux sopranos, un ténor et un baryton) est au complet dans ce chant mélancolique. Come sei gentile pour deux sopranos de Claudio Monteverdi. Les sopranos chantent en imitation ou bien à la tierce d'une voix à la pureté admirable et sont accompagnées par le théorbe et le violoncelle. De ravissants effets d'écho donnent à ce madrigal beaucoup de charme.

Canzon La gallina, a due canti de Tarquinio Merula (1595-1665) et Maritati insieme, il cucu e la gallina fan un bel concerto de Marco Uccellini (1603-1680) sont deux morceaux instrumentaux, le premier pour cornet et violon, le second pour flûtes à bec, violoncelle, clavecin et harpe. La poule, animal généralement moqué et ridiculisé est pourtant l'objet de toutes les attentions des musiciens du premier baroque et des temps à venir. Alessandro Poglietti (?-1683), Jean-Philippe Rameau (1683-1764) imiteront ses caquètements au clavecin et Joseph Haydn (1732-1809) lui dédiera deux symphonies.

Une des merveilles de ce CD est sans doute le madrigal Fuggi il vento dei dolori, tiré du recueil des Scherzi musicali, en quatre strophes, de Monteverdi. Ce chef-d’œuvre vocal et instrumental est remarquable par l'euphonie délicieuse du trio formé par les deux sopranos et le baryton auxquels répondent le violon, les flûtes et le continuo. La nature, la vie, la douceur de l'air envoient avec ardeur, une invitation pressante à l'amour mais l'ingrate Phyllis est sourde à ces appels.

Les Soavissimi fiori de Paolo Quagliato (1555-1628) constituent un ineffable dialogue entre la voix de soprano et le violon accompagnés par un continuo fourni qui rendent hommage à la beauté des fleurs qui ornent les champs et les jardins et réjouissent la vue et l'odorat. Les harmonies sont très émouvantes. Toujours au chapitre des fleurs, Monteverdi nous régale d'une exquise canzonetta, O Rosetta, che Rosetta dans lequel le poète use de la métaphore de la rose pour caractériser sa belle homonyme. L'éclatant cornet de Jean Tubery, relayé par la flûte à bec crée d'emblée une atmosphère jubilatoire tandis que les deux sopranos et le baryton entonnent chaque strophe de ce chant strictement homophone.

La canzone Vedi l'alba, bella Chlori de Paolo Quagliato est confié aux deux sopranos (Fanie Antonelou et Saskia Salembier) selon un schéma immuable dans les quatre strophes. En effet la deuxième soprano répète à une mesure d'intervalle le chant mélancolique de la première. Cette œuvre est très élaborée, chaque strophe est précédée d'une ritournelle instrumentale toujours renouvelée. Le poète rend hommage à la nature et à la beauté de Chloris mais cette dernière ignore son amoureux, il pourrait même disparaître sans qu'elle s'en aperçoive. Hor che l'alba, hor che l'aurora de Biagio Marini (1594-1663), appelé le musicien nomade, est une ode au joli mois de mai. La première strophe est confiée au baryton, les deux suivantes à une soprano. L’allégresse domine dans les trois strophes. Les interludes instrumentaux sont joués par deux flûtes, le violoncelle, la guitare et un continuo fleuri.

Le programme s'achevait avec Zefiro torna (Zéphyr revient), une œuvre de jeunesse de Monteverdi. Le vent doux du printemps fait onduler les graminées, courir l'onde, resplendir les fleurs. Un rythme de chaconne, une basse obstinée, les voix de femme dialoguant avec le cornet de Jean Tubery, créent une atmosphère de jubilation. Contrastant violemment avec ce qui précède, des dissonances agressives et des glissements chromatiques interviennent dans la dernière strophe sur les paroles Son io, per selve abbandonate e sole, mais des vocalises éclatantes et des brillantes gammes du cornet mettent un point final à ce récital.

Cette musique a été interprétée par des chanteurs et des instrumentistes de grand talent. De sa voix chaleureuse de baryton, Nicolas Achten a été, à tour de rôle, enchanteur et émouvant dans son incarnation du poète mais il a bien d'autres cordes à son arc: harpe, théorbe, tiorbino, guitare, instruments avec lesquels il intervient en soliste ou alors dans le continuo. Fanie Antonelou ravit par sa ligne de chant fraîche et pure que ne trouble aucun vibrato intempestif et ses aigus aériens. Saskia Salembier lui donne la réplique, chante en solo ou bien à la tierce avec une intonation parfaite et un timbre enchanteur. Elle assurait avec maestria la partie de violon de certains chants. L'incarnation par ces trois artistes des êtres (nymphes, bergères, bergers) qui peuplent la forêt au printemps était stylistiquement parfaite. Katharina Heutjier assurait la partie de violon baroque souvent périlleuse par sa vélocité notamment dans Fuggi il vento et s'illustrait brillamment à la flûte à bec. Marc Meisel assurait les fondations de l'édifice musical au clavecin et à l'orgue. Ses magnifiques solos de clavecin, Corrente la primavera de Martino Pesenti (1600-1647) ainsi que The Nightingale d'un compositeur anonyme, témoignaient de l'étendue de ses talents. Keiko Gomi a été souveraine sur son violoncelle baroque à la lumineuse sonorité, notamment dans les traits vertigineux de Hor che l'alba, che l'aurora. Enfin primus inter pares, Jean Tubery n'arrêtait pas d'émerveiller avec son cornet véloce, agile, au grain fin et de surprendre avec des accents dramatiques comme dans la pièce Il bianco e dolce cigno. S'invitaient entre les pistes d'autres chanteurs : Cuculus canorus, Turdus merula et Luscinia megarynchos, plus connus par leurs appellations courantes : coucou, merle, rossignol.

Le texte de présentation est admirable et sa conclusion donne à réfléchir. Seul bémol, il manque le nom des musiciens pour chaque morceau. C'est dommage car il est difficile dans ces conditions de reconnaître les flûtistes, violonistes et même les deux chanteuses. Dans cette chronique, le nom de Jean Tubéry a été attribué par défaut au quatrième chanteur.

Jean Tubéry connaît à la perfection le style des musiques jouées. Il leur donne le tempo giusto, la dynamique la plus appropriée, l'articulation la plus harmonieuse, les nuances les plus subtiles, il les pare de couleurs brillantes et des accents les plus émouvants. Un disque superbement abouti.



Publié le 24 janv. 2021 par Pierre Benveniste