Misteri Gloriosi - La Fenice

Misteri Gloriosi - La Fenice ©
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Musiques pour la fête du Rosaire dans l'Italie baroque

Intimidé par l'image d'un Dieu trois fois Saint représentée sur le tympan des églises romanes, l'homme pécheur s'adressait volontiers dans sa prière à la Vierge Marie. Il espérait de la Mère de Dieu la mansuétude qui est celle de toute mère pour ses enfants. Innombrables sont les prières destinées à Marie dans la liturgie chrétienne. Parmi elles, plusieurs sont consignées dans le magnifique livret édité par LabelLa Fenice en préambule du disque. Des passages de ce livret et notamment ceux de Frère Benoît Jourdain qui me semblaient difficiles à paraphraser, sont repris entre guillemets dans ce texte.

L'album Misteri Gloriosi consiste en compositions musicales du baroque italien et mettent en musique des textes de la liturgie chrétienne qui correspondent à la prière du Rosaire, en fait un Ave Maria (Je vous salue Marie), inlassablement répété dans la récitation du chapelet. Ce dernier était à l'origine une couronne ou un petit chapeau de roses dont on ornait la tête des statues mariales, il devint ensuite une enfilade de graines de rosier (ou autres semences) égrenées au fur et à mesure des prières en litanie. Au terme de semence, certains préféraient celui de pousse en référence à l'Arbre de Jessé, popularisé au Moyen-Âge par d'innombrables représentations, notamment dans le Livre de chasse de Gaston Phébus (15ème siècle). Dans cet arbre, les pousses figurent les ancêtres de Jésus-Christ à partir de Jessé. L'ultime pousse située au sommet de l'arbre représente Marie avec Jésus dans les bras. Selon le prophète Isaïe, « un petit rameau sortira de Jessé et donnera une fleur splendide ». L’utilisation symbolique de la rose pour décrire Marie naissant de l’arbre de Jessé, figure dans le cantique de Noël de Michael Praetorius : Es ist ein ros entsprungen.


L’arbre de Jessé. Extrait du Livre de chasse de Gaston Phébus © BnF - Galica

C'est dans le cadre de la première confrérie du Rosaire (Douai 1470) qu'apparaissent les trois cycles des mystères ou évènements miraculeux dans la vie de Jésus-Christ et de la Vierge Marie : cinq mystères joyeux relatant la Nativité et l'enfance de Jésus ; cinq mystères douloureux évoquant la Semaine Sainte et la Passion du Christ ; cinq mystères glorieux rendant gloire à la vie éternelle de Jésus et Marie (Résurrection et Ascension, Pentecôte du Saint Esprit, Assomption et Couronnement de la Vierge). Ce dernier cycle de Mystères fut choisi pour le jour de la fête du Rosaire (Sacratissimi Rosarii Beatae Mariae Virginis), célébrée le 7 octobre dans le calendrier liturgique romain (Office des Laudes).

Le plan des cinq Mystères glorieux, de leur prologue et de leur épilogue, est immuable. Chacun d'eux débute par une antienne en plain-chant chantée par Jean Tubéry (Introïtus et Capitulum Hymnus) et par Fanny Chatelain (Mystères 1 à 5 et Capitulum Hymnus). Suit un motet, pièce vocale et instrumentale concertante interprétée par Kristen Witmer qui est le centre de gravité du mystère. Les compositeurs choisis pour le motet appartiennent tous au premier baroque italien et sont pour la plupart bien connus des familiers de ce répertoire. L’œuvre concertante et l'antienne en plain-chant qui la précède, sont généralement unies par une analogie de leur texte, la première découlant de la seconde ou par une ressemblance mélodique. Un morceau purement instrumental de caractère spirituel met un terme à chaque mystère.

Introïtus
Une introduction nous fait entendre les cloches annonçant la cérémonie. Une antienne en plain-chant célébrant le très sacré Rosaire de la Mère de Dieu est ensuite psalmodiée par Jean Tubery. Une magnifique pièce vocale accompagnée par le cornet et l'orgue de Tarquinio Merula (v. 1595-1665) : Gaudeamus omnes in Domino est chantée par Kristen Witmer. La voix de cette dernière, d'une admirable pureté, est parfaitement adaptée au style de la musique et nous a conquis d'emblée. Il ne s'agit pas d'une voix blanche loin de là; l'organe est charnu et lumineux mais dépourvu de vibrato ou de quoi que ce soit qui pourrait polluer cette musique céleste. L'intonation est parfaite, la ligne de chant coule de source, un poids égal (ou si on préfère, une absence de poids car cette musique est celle des anges) est donné à toutes les notes sauf quand le texte exige une accentuation ou à l'occasion d'un changement de tempo, d'une modulation subite ou d'une cadence. On ne pouvait rêver plus belle voix pour prier la Vierge Marie. Des pièces pour orgue de Girolamo Frescobaldi (1583-1643), extraits de la Messa della Madonna mettent un point final à ce prologue.

La Résurrection
Dans le premier Mystère, le Regina Caeli laetare allelluia de Maurizio Cazzati (1616-1678) exprime la joie chrétienne ressentie à son suprême degré par la Vierge suite à la résurrection de son fils. Il s'agit d'un chant de jubilation, dialogue ineffable de la voix et des cornets, interrompu par une séquence plus méditative : Ora pro nobis Deum. Bien qu'elle ne fût pas rattachée aux prières du Rosaire, la Sonata a quattro, La Squarzona de Giovanni Legrenzi (1626-1690) était, par la beauté radieuse de son contrepoint, digne de figurer dans cet office des Laudes.

L'Ascension
Le deuxième Mystère met l'accent sur un motet de Giovanni Andrea Florimi (?-1683), Salutis humanae sator, accompagné par les cornets, les cordes et le continuo. Les brillantes vocalises et mélismes de la soprano Kristen Witmer évoquent la glorieuse Ascension de Jésus-Christ au son de la trompe. Le mouvement ascendant est solennellement représenté par la Fuga sopra hexacordio (fugue sur un hexacorde) de Fra Giovanni Battista Fasolo (1600-1664) dont le sujet nous semble anticiper celui de la grande fugue du Gratias agimus tibi de la Messe en si de Jean Sébastien Bach (1685-1750). Cette fugue donnait l'occasion de goûter, sous les doigts de Mathieu Valfré, à la sonorité riche et coruscante de l'orgue italien de Pranzac. Ce dernier fut construit en 2011 par Bernard Boulay sur le modèle des orgues d'Antegnati, et les variations de la fugue mettaient en valeur plusieurs combinaisons de jeux, notamment dans la puissante péroraison finale.

La Pentecôte
Le troisième Mystère est centré autour du motet Veni sancte Spiritus (Viens Esprit Saint) d'Alessandro Grandi (1586-1630). Cette pièce musicale est écrite pour la voix (Kristen Witmer) avec l'accompagnement de deux cornets, les cordes et l'orgue. Au début l'écriture des parties de cordes évoque curieusement des tremblements au moment où l'orante appelle l'Esprit Saint qui, avec le Père et le Fils, ne font qu'un Dieu pour les siècles des siècles. Un Allelluia vibrant met un point final à ce très beau chant. La Sonata a tre de Gian Paolo Cima (1570-1620), une œuvre purement instrumentale nécessite une grande virtuosité au violon et au cornet.

L'Assomption
Dans le quatrième Mystère, on ne connaît pas l'auteur de Assumpta est pour deux sopranos, deux cornets et deux violons. La voix cristalline de Kristen Witmer dialogue avec les violons, les cornets, l'orgue ou bien se superpose à ces derniers dans un enchevêtrement radieux. Le caractère plus léger et populaire de ce chant contraste avec ce qui précède. La Canzon a due flauti de Giovanni Battista Riccio est dans le même esprit. Cette pièce instrumentale utilise abondamment l'amusant procédé de l'écho. Les deux flûtes à bec (Jean Tubery et Sarah Dubus) rivalisent de virtuosité.

Le Couronnement
Dans le cinquième Mystère, l'hymne Virgo prudentissima est mis en musique par Alessandro Grandi. La voix très pure de Kristen Witmer est accompagnée par les cordes dont le magnifique violoncelle baroque de Jean-Baptiste Valfré et le continuo (merveilleux théorbe de Ulrik-Gaston Larsen). Le vibrant Allelluia final est terminé par une cadence très virtuose des violons aériens de Sue-Ying Koang et Anaëlle Blanc-Verdin. On peut voir dans la description de cette Vierge des plus sages, le verset de l'Apocalypse : « une femme revêtue du soleil, qui avait la lune sous ses pieds et une couronne de douze étoiles sur sa tête ». La Toccata quinta de Frescobaldi interprétée au clavecin sur une pédale de l'orgue est une pièce étonnante qui invite à la méditation.

Capitulum et Hymnus
Une antienne est d'abord chantée par Jean Tubéry et Fanny Chatelain. Suit Ave Maria Stella, hymne multiséculaire mis en musique ici par Orazio Tarditi (1602-1677), un motet chanté par Kristen Witmer et mettant en jeu tout l'effectif instrumental. Dans les six premières strophes en rythmes pointés, l'homme pécheur supplie la Vierge Marie de le rétablir dans le droit chemin. La septième strophe qui glorifie Dieu le Père, le Christ Roi et l'Esprit Saint est une Doxologie. Ce chapitre s'achève avec solennité et recueillement par la superbe sonate vocale et instrumentale sur Sancta Maria, ora pro nobis, de Arcangelo Crotti (1550-1606), prière à laquelle Claudio Monteverdi (1567-1643) donnera un grand développement dans ses célèbres Litanie della beata Vergine (1610).

A cet hymne final, Frère Benoît Jourdain a apporté un commentaire qui vaut aussi pour l'ensemble du disque : « Si Eve a, avec Adam, fermé les portes du paradis terrestre par sa désobéissance à la volonté divine, la Vierge Marie n'est-elle pas celle qui, par son consentement aimant au dessein salvateur de Dieu, ouvre à tous, les portes d'un nouveau paradis, céleste, celui-là ? ».

Il n'est pas besoin d'être croyant pour ressentir la spiritualité qui rayonne de cette musique et des textes qui la sous-tendent. Cette restitution de l'office des laudes de la fête du Rosaire, conçue par Jean Tubéry, apportera à tous, croyants ou non, l'émotion intense émanant d'une admirable musique idéalement servie par la soprano Kristen Witmer et tous les artistes participant à ce projet.



Publié le 30 déc. 2022 par Pierre Benveniste