Maddalena ai piedi di Cristo - Caldara
©Sainte Marie-Madeleine, Gregor Erhart (1470-1540), RMN-Grand Palais - Musée du louvre, Photographie de René-Gabriel Ojéda Afficher les détails Masquer les détails Coffret-Livret (français, anglais, allemand), Durée totale: 2h. 08 min. , ALPHA/OUTHERE, 2018
Compositeurs
- Antonio Caldara (1670-1736)
Chanteurs/Interprètes
- Emmanuelle de Negri, Maddalena
- Maïlys de Villoutreys, Marta
- Benedetta Mazzucato, Amor Terreno
- Reinoud Van Mechelen, Cristo
- Riccardo Novaro, Fariseo
- Damien Guillon, Amor Celeste
- *-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*
- Ensemble Le Banquet Céleste:
- Damien Guillon, direction
- Caroline Bayet (solo), Birgit Goris, Simon Pierre, violons I
- Fiona-Emilie Poupard, Adrien Carre, Marion Korkmaz, violons II
- Deirdre Dowling, Géraldine Roux, alto
- Julien Barre (*) (solo), Cyril Poulet (*), violoncelles
- Gautier Blondel, contrebasse
- Diego Salamanca (*), théorbe
- François Guerrier (*), clavecin
- Kevin Manent (*), clavecin & orgue
- (*) : continuo
Pistes
Si l’arrière-saison sonne la fin d’un temps, notamment celui des vacances, il annonce par ailleurs toutes sortes de florilèges, de bonnes nouvelles comme le récent enregistrement de l’ensemble Le Banquet Céleste. Sous la direction de Damien Guillon, l’Ensemble nous livre l’un des plus célèbres oratorios d’Antonio Caldara (1670-1736), Maddalena ai piedi di Cristo – Marie-Madeleine aux pieds du Christ. Une figure des plus emblématiques de la religion chrétienne !
Les noms de Damien Guillon et du Banquet Céleste sont synonymes de brillantes performances. Leurs prestations jouissent d’une force expressive et interprétative, hors du commun, qui reflète l’excellence de l’Ensemble. Souvenons-nous du précédent enregistrement Affetti Amorosi dédié à Girolamo Frescobaldi (1583-1643), voir notre chronique Affetti Amorosi. Nous demeurons enchantés tant par la qualité vocale et instrumentale des interprètes, que par le soin apporté à l’ensemble du CD (couverture, livret, captation sonore, …). Les artistes, coutumiers du fait, réitèrent avec l’oratorio de Caldara à la fois sur le plan esthétique du coffret et sur le plan artistique.
Antonio Caldara est né à Venise en 1670. Dès son plus jeune âge, il excelle en viole de gambe et en violoncelle, en chant (alto). Sous la direction de Giovanni Legrenzi (1626-1690), à seulement neuf ans, il étudie la composition. Dix ans plus tard, il présente son premier opéra : L’Argene (1689). Sa carrière est l’une des plus fécondes de son époque. Plus de trois mille œuvres s’inscrivent dans tous les domaines et formes musicales (Opéras, Intermèdes, Cantates, Arie Antiche et Oratorios). Pour ce dernier genre, Antonio Caldara a composé pas moins de quarante oratorios. Il a su insuffler au style un regain d’intérêt, notamment dans la Cité des Doges.
Œuvre lyrique, l’oratorio est construit sur le mode dramatique abordant un sujet religieux (extrait de la Bible ou des Evangiles sur la vie du Christ ou d’un(e) saint(e)…) ou profane (héros mythologiques, sujet historique,…). Exempt de mise en scène et d’artifices (costumes, décors), l’oratorio est composé généralement pour voix solistes, chœur et orchestre. Sa forme est assez similaire à celle de la cantate et de l’opéra. Elle comprend une ouverture, des récitatifs, des arias et des chœurs.
L’étude « technique » de l’oratorio Maddalena ai piedi di CristoOratorio date de la période vénitienne de Caldara. Il a été composé, probablement vers 1697-1698, pour l’église Santa Maria della Fava ou della Consolazione (Sainte Marie de la Fève ou de la Consolation). Il a été repris en 1713 à la chapelle impériale de Vienne, Caldara briguant la place de Kapellmeister à la cour des Habsbourg. Puis, nous constatons le rôle primordial des récitatifs dans l’oratorio « volgare » (récité en italien et non, comme généralement, en latin). Antonio Caldara leur confère une place d’honneur avec pas moins de trente-trois récitatifs dans l’œuvre. Le nombre revêt un caractère symbolique, celui de l’âge du Christ au moment de la crucifixion. Serait-ce un pur hasard ? Les nombreux récitatifs, ici, allègent en quelque sorte la visée méditative de la pièce. Ils permettent une meilleure compréhension du texte et de l’intrigue ; il en découle une certaine fluidité de l’histoire. Ils exposent clairement les relations entre les différents personnages : Maddalena, Marta, Cristo, Amor Terreno, Amor Celeste, Fariseo. Ils sont contrebalancés par trente-une arias, florissantes émotionnellement tout autant les unes que les autres. Les airs reflètent une riche palette d’ébranlements, d’humeurs. Ils sont structurés en forme de da capo (reprise depuis le commencement du morceau). Caldara leur donne une force plus ou moins vive, tantôt avec un effectif réduit au seul continuo pour les moments les plus intimes, tantôt avec un effectif élargi pour renforcer les effets émotionnels. Enfin, telles des sentes, quatorze ritournelles parsèment le tapis vocal déposé par les six chanteurs. Phrase instrumentale de courte durée, la ritournelle précède et/ou termine un air. Elle peut également en séparer les strophes, comme sur la piste vingt-neuf (CD n°2) : Ritornello - aria Su, Lieti festeggiate - ritornello - aria Più si stima far acquisto – Ritournelle - Allez, fêtez joyeusement - Ritournelle - On estime davantage la conquête.
Relevons l’absence de chœurs marquant ainsi une certaine rupture avec la cantate ou l’opéra.
La pécheresse Marie-Madeleine (Maddalena) est tourmentée face au dilemme qui l’étreint. Tiraillée entre l’amour terrestre (Amor Terreno – réminiscence du monde profane, incarnation du mal) et l’amour sacré (Amor Celeste – en devenant la fiancée du Christ, allégorie du bien), elle se doit de choisir. Tout choix incombe à des renoncements, aussi douloureux soient-ils !
La lutte du bien contre le mal est magnifiquement portée et développée par le livret et la partition. Amor Terreno et Amor Celeste s’affrontent ardemment et tentent Maddalena. La pécheresse ne trouve son salut qu’auprès de la vertueuse Marta (sa sœur), du Pharisien (Fariseo) et du Christ (Cristo).
L’accentuation de certains phonèmes « théâtralise » le tourment intérieur de Maddalena. Les mots, dans leur sens profond, trouvent écho dans l’écriture musicale, dotée d’une bouleversante expressivité. Il ne fait aucun doute de la maîtrise de l’art de la composition de Caldara.
Quant à l’étude musicale, elle nous met face à une troublante éloquence tant sur le plan expressif que sur celui de la performance. Damien Guillon et l’Ensemble servent à merveille la partition malgré un effectif restreint d’intervenants. Unissant leurs talents (instrumentaux et vocaux), ils accomplissent une prouesse dans la personnification du bien et du mal. Le duel vocal qui oppose Amor Terreno et Amor Celeste est tout à fait réfléchi. La voix de contralto, grâce aux graves sombres, symbolise les Ténèbres, donc le mal. Quant au bien, il doit être loué par une voix élevée, celle d’un alto ou d’un contre-ténor par exemple.
La Sinfonia d’ouverture (piste 01, CD n°1) suit un mouvement vivace agitato au caractère bien affirmé. Les coups d’archets s’accomplissent dans un certain dynamisme sans altérer la netteté d’exécution. Ils laissent place au premier aria, Dormi, O Cara, e formi il sonno – Dors, amie, et que le sommeil forme (p. 02, CD n°1), entonnée par la séduisante contralto, Benedetta Mazzucato. Sa voix, aux chaudes intonations, incarne Amor Terreno. Avec une expression caressante (lusingando), elle effleure l’ostinato descendant des cordes comme inoculant le poison de manière lente mais sûre ! Comme le suggère son nom, l’ostinato est un mouvement mélodique répété obstinément. Comment ne pas succomber à la tentation du mal lorsqu’il est caractérisé par une telle voix ! Portés entre autre par les graves de la contrebasse (Gautier Blondel), nous nous abandonnons aux bras du sommeil… D’une beauté diabolique, Amor Terreno met à l’épreuve Maddalena. Sa prestation jouit, tout au long de l’œuvre, d’une admirable constance. Précédée d’une entraînante ritournelle, l’aria Deh librate – Ah, déployez vos ailes (p. 04, CD n°1) déplie un vibrato aérien où les consommes, finement structurées, forment de petits nuages où se cachent les anges de l’Amour. Le médium de la contralto est duveteux. Fin che danzan le grazie sul viso – Tant que dansent les grâces sur ton visage (p. 14, CD n°1) permet d’entendre la voix malléable de la contralto, notamment lors de l’ensemble de trilles ascendantes sur Impara a goder – Accoutume-toi à rire. Son organe vocal suit les envolées des violons. Nous pouvons constater la même flexibilité vocale dans Orribili, Terribili – Horribles, terribles (p. 13, cd n°2), y compris au cours des rapides incursions dans le registre aigu.
Face à cet être machiavélique, l’Amour Céleste, métaphore du bien, lui fait front sous les traits de Damien Guillon (alto). Leur première confrontation a lieu dans le récitatif Del sonno lusinghiero – Du songe flatteur (p. 05, CD n°1). La voix de l’alto se développe pleinement sur La ragione, s’un’ alma conseglia – Si la raison conseille l’âme (p. 06, CD n°1). De son timbre léger, il argumente et défie sans faillir le mal : Deve l’orme calcare, ch’hanno per meta il precipizio anneso – L’âme ne doit pas suivre toujours la voie qui mène au précipice prochain. Il prêche l’espoir et la puissance du bien sur le mal, Spera, consolati […] Ogni saggio possanza avrà – Espère, console-toi […] le sage dominera (p. 12, CD n°1). La pureté vocale s’impose et répond aux premières notes angéliques du violon solo (Caroline Bayet). Damien Guillon gratifie l’aria Me ne rido di tue glorie, Solo il Ciel trionferà – Je me ris de ta gloire, le Ciel seul triomphera (p. 11, CD 2) d’un torrent de vocalises et d’ornements, plus purs les uns que les autres. Nous imaginons aisément le moule vocal dans lequel les sons prennent naissance. Nous aurons le plaisir d’entendre de nouveau Caroline Bayet, au violon obligé, accompagnant Damien Guillon : Da quel strale, che stilla veleno – De ce trait qui distille le venin (p. 23, CD n°2). Un instrument est dit obligé (en italien, obbligato ou obligato) lorsque la partition indique précisément le type d’instrument. L’effet musical dépend entièrement du choix de l’instrument. Chacun des deux interprètes tire profit de son instrument. Une poésie vocale et musicale nous étreint et nous comble pleinement, particulièrement à la piste 29 (CD n° 2) : ritornello – aria Su, Lieti festeggiate – ritornello – aria Più si stima far acquisto – Ritournelle - Allez, fêtez joyeusement - Ritournelle - On estime davantage la conquête. La plupart des ritournelles, gravées au disque, sont interprétées par cinq parties de cordes, aisément identifiables grâce aux jeux virtuoses des instrumentistes et à la captation sonore de grande qualité.
Cœur troublé entre la luxure et la chasteté, Marie-Madeleine, la pécheresse, prend vie par la voix d’Emmanuelle de Negri. Le récitatif Oimè, troppo importuno, chi mi turba i riposi ? – (p. 09, CD n°1), fait apparaître l’expressivité de la soprano. Sa voix claire véhicule les émotions In un bivio è il moi volere – Ma volonté se trouve à la croisée [des chemins] (p. 10, CD n°1). Précédée d’une courte ritournelle où les instrumentistes excellent de finesse interprétative, l’aria illustre les déchirements auxquels est confrontée Maddalena. Doit-elle « suivre le monde ou suivre le Ciel ; une voie est couverte de roses, l’autre est épineuse ; l’une a des fleurs, l’autre la tige. » ? – « Di seguir il mondo, o il Cielo ; Un sentier colmo è di rose,Ha le vie l’altro spinose ; Uno ha i fior, l’altro io stelo. » ? La soprano sublime le personnage de la pécheresse. Nous ressentons pleinement la douleur de cette hésitation. Sur un mouvement ostinato, elle « jure sa foi » (jure mia fé), aria Se ne Ciel splendon le stelle – Puisqu’au Ciel brillent les étoiles (p. 15, CD n°1). Moment de félicité avec Pompe inutili, che il fasto animate – Inutiles pompes qui encouragez l’orgueil (p. 23, CD n°1). Relevons le violoncelle obligé (Julien Barre) dont le jeu nous prend à cœur. Fermons les yeux et imaginons sa main droite, à l’archet, glisser sur les cordes. Elle décrit un mouvement de balancier ample et élégant sur lequel viennent se poser les vocalises d’Emmanuelle de Negri. Cette dernière apporte un soin particulier à la prononciation. Le texte n’en est que plus magnifié. Nous restons charmés lors des ses autres interventions : le délicieux Diletti, non più vanto – Plaisirs, vous ne pourrez plus vous vanter (p. 26, CD n°1), le poignant Voglio piangere – Je veux pleurer (p. 32, CD n°1), le repentant Chi con sua cetra – Celle qui, avec sa cithare (p. 05, CD n°2), le bouleversant In lagrime stemprato – Dissous en larmes (p. 05, CD n°2) où la ligne de basse symbolise les larmes de la pécheresse contrite.
Le personnage de Marta est confié à Maïlys de Villoutreys, plaisir non dissimulé que de l’entendre de nouveau. Elle campe une Marta, pleine d’émotion et de sincérité. En être pénitent, elle lance un troublant Sospira, piangi, e humile spera – Soupire, pleure et avec humilité espère (p. 18, CD n°1). Sa voix cristalline se « greffe » sur le phrasé de l’orgue de Kevin Manent. L’exaltation connaît un degré interprétatif ultime avec l’aria Non sdegna il Ciel le lacrime – le Ciel ne dédaigne pas les larmes (p. 20, CD n°1). La soprano est tout simplement divine. Par son timbre clair et paradisiaque, elle argumente s’appuyant sur la ligne musicale du luth (Diego Salamanca) et du violoncelle (Julien Barre). Les deux musiciens développent une musicalité à couper le souffle… Moment exquis ! Exercice périlleux de haute voltige vocale, Vattene, corri, vola – Va, cours, vole (p. 30, CD n°1), la soprano orne constamment sans inflexion son chant. Rédemptrice, elle ramènera à la raison la pécheresse : O fortunate lacrime […] Guidate un’ alma misera – O larmes bienheureuses […] Guidez cette âme malheureuse (p. 15, CD n°2).
Le baryton Riccardo Novaro, se voit confier le rôle du pharisien. D’une voix ample, il aborde énergiquement ses premiers ornements : Dove il Re sapiente eresse – C’est là où le roi sage a érigé (p. 28, CD 1). Rondeur et chaleur caractérisent son instrument, qu’il déploie sans vergogne. Nous sommes sensibles à l’interprétation probe de l’aria Parti, che di virtù il gradito splendor – Pars car tu ne saurais apercevoir la splendeur bien-aimée de la splendeur. Le ton est juste et n’use d’aucun effet vocal superflu. Le clavecin (François Guerrier ou Kevin Manent) et les cordes scandent avec ferveur la lumière du bien, embrasée par les feux vocaux du baryton. Deux autres airs retiennent notre attention : Chi drizzar di pianta adulta – Celui qui veut redresser une plante adulte (p. 17, CD n°2) et Questi sono arcani ignoti – Ce sont là les arcanes (p. 26, CD n°2). Le second air arbore une tonalité aux couleurs sombres. L’orgue, la contrebasse, les violoncelles et l’alto illuminent le chant ombreux du baryton. Nous apprécions les effets vocaux (phonation, déclamation, accentuation, considération des valeurs mélodiques et rythmiques de la musique, …).
Saluons la courte, mais non moins remarquée, prestation de Reinoud Van Mechelen dans le rôle du Christ. Doté d’une voix ductile et modulée, le ténor brille de par un timbre clair. L’aria Ride il Ciel e gl’asrti brillano – le Ciel rit et les astres brillent (p .09, CD n°2) scintille de mille feux grâce à son agilité vocale et à celle des instrumentistes. Quant au Del senso soggiagar – Subjuguer, vaincre (p. 21, CD n°2), Le ténor guide vers le Créateur les brebis, égarées sur les chemins sinueux de la vie. Il accorde sa miséricorde à la pécheresse dans le bref récitatif Va dunque, Maddalena – Va donc, Madeleine (p. 32, CD n°2)
Il est fort regrettable que la partition ne lui attribue que deux airs, le plaçant en personnage secondaire.
Les instrumentistes ont restitué, avec brio, la lutte du bien contre le mal. Le discours musical a, donc, joui d’une exceptionnelle fluidité. Afin de ne commettre aucune injustice, citons les musiciens dont le nom n’a pas été mentionné jusque lors : Birgit Goris et Simon Pierre aux violons I ; Fiona-Emilie Poupard, Adrien Carre et Marion Korkmaz aux violons II ; Deirdre Dowling et Géraldine Roux aux altos et Cyril Poulet au second violoncelle.
La version enregistrée par Damien Guillon et Le Banquet Céleste apporte une dimension fraîche et innovante en lui conférant une lecture intimiste, moins grandiloquente que celle de René Jacobs (accompagné de la Schola Cantorum Basiliensis, de María Cristina Kiehr et d’Andreas Scholl, version enregistrée en 1996 chez Harmonia Mundi).
Face aux tourments de la vie, face à cette lutte incessante du bien contre le mal, nous devons garder une certaine humilité pour le salut de nos âmes…
Publié le 19 oct. 2018 par Jean-Stéphane SOURD DURAND