The London Album – Ensemble Diderot

The London Album – Ensemble Diderot ©
Afficher les détails
La sonate anglaise et ses sources européennes

The London Album s’inscrit dans une démarche de l’Ensemble Diderot qui dresse un véritable panorama de la sonate en trio en Europe à l’époque baroque. Après l’Allemagne (The Dresden Album) et la France (The Paris Album, dont un compte-rendu a été publié dans ces colonnes), place à l’Angleterre. Apparue en Italie, reprise en France et en Allemagne, la sonate en trio touche assez tardivement l’Angleterre. Cette situation est évidemment dûe à un certain éloignement géographique par rapport à l’Italie (dont la France et les Etats allemands sont voisins). Elle résulte surtout de la situation troublée du pays au XVIIème siècle, sur fonds de conflits politiques et religieux. Une première guerre civile aboutit en 1649 à la chute et à l’exécution du roi Charles Ier. L’épisode puritain de Cromwell est marqué par un fort rejet des arts, peu propice à la création musicale. Après cet épisode d’austérité culturelle, le retour du roi Charles II, rappelé en 1660, va au contraire ouvrir la voie à un foisonnement artistique afin de répondre à la soif d’un public anglais avide de nouveautés. Cousin de Louis XIV, ayant vécu à la cour de France, le nouveau roi apporte avec lui les influences artistiques venues du continent. Au plan musical la sonate en trio rencontre un terrain fertile, puisque les compositeurs anglais comme Orlando Gibbons (1583 – 1625), Matthew Locke (1621 – 1677), John Jenkins (1592 – 1678) ou William Young ( ? - 1662) s’étaient déjà essayé à des compositions en trio avec une basse continue. Il est probable que Locke et Young aient rapporté de leurs voyages européens les exemples les plus récents de composition musicale. La cour d’Angleterre devient ainsi un creuset entre la tradition musicale britannique et les influences étrangères, principalement italiennes et françaises (même si ces dernières, on le verra plus loin, sont parfois portées par des compositeurs allemands !).

L’arrivée du violon marque une rupture importante dans la pratique musicale anglaise. Jusque-là en effet, comme en France, la pratique musicale privée s’appuyait sur l’usage du luth et de la viole de gambe, instruments à l’apprentissage plus aisé que celui du violon. La dextérité des violonistes venus du continent suscite l’étonnement, mais elle marque aussi le passage à une pratique réservée à des professionnels, ou tout le moins à des amateurs chevronnés. C’est dans ce contexte que John Lenton publie une méthode de violon (la seule qui nous soit parvenue de cette époque) intitulée The Gentlemen’s Diversion, recueil des meilleures pratiques des violonistes de son temps. Et la sonate en trio n’atteindra sa consécration qu’à la fin du siècle, avec la publication en 1683 par Henry Purcell (1659 - 1695) du recueil Sonnata’s of III Parts.

A l’exception de la Sonate n° 9 en do mineur tirée de ce recueil, les sonates choisies pour composer The London Album sont antérieures à cette publication. Elles nous éclairent le chemin suivi par différents compositeurs (anglais, ou étrangers résidant à Londres). Fidèle à sa politique de découverte, l’Ensemble Diderot nous offre pas moins de quatre premiers enregistrements mondiaux dans ce panorama très diversifié.

Ce qui frappe tout d’abord c’est l’extrême liberté de forme que peut prendre la sonate en Angleterre durant cette période. Si l’on retrouve ses caractéristiques de base (deux violons jouant en principe chacun leur propre partition, accompagnés par une basse continue), le continuo est plus ou moins étoffé : un simple clavecin dans la Sonetta after the Italian way de Robert King, plus généralement le clavecin est doublé d’un violoncelle ou d’une basse de violon. Mais dans la sonate en la majeur de John Blow le violoncelle se mêle directement au discours des deux violons pour créer un trio de cordes. On est également frappé par la variation rapide des rythmes, qui se succèdent généralement dans des mouvements assez courts. Parfois un même mouvement se décompose en une série de rythmes très courts, sorte de « morceau dans le morceau », comme la canzone (second mouvement) de la sonate en sol mineur de Giovanni Battista Draghi, où s’enchaînent en moins de deux minutes un Allegro, un Adagio et un Presto ! La sonate et suite en sol mineur de Johann Gottfried Keller , compositeur et claveciniste allemand installé en Angleterre, est fortement marquée par l’influence française : après une profonde sonate introductive, la suite reprend les danses traditionnelles d’une suite française pour clavecin : allemande, courante, sarabande et gavotte. A l’inverse la sonate en sol mineur de Gerhard Diessener, autre claveciniste allemand, enchaîne passages rapides et brillants solos de violon sans les décomposer en mouvements distincts dotés d’un rythme spécifique. Ce foisonnement très libre, qui puise ses inspirations dans les influences continentales, est précisément à la source de la sonate en trio anglaise, comme l’explique de manière détaillée Johannes Pramsohler dans la notice qui accompagne l’enregistrement.

Côté exécution on retrouve sans surprise mais avec un grand plaisir les qualités caractéristiques de l’Ensemble Diderot : des cordes d’une belle rondeur, des attaques nettes, des enchaînements parfaitement coordonnées, le clavecin à la fois fluide et expressif de Philippe Grisvard, la virtuosité brillante mais jamais sèche des violons de Johannes Pramsohler et Roldán Bernabé. Ajoutons que la prise de son claire et lumineuse du label Audax Records restitue méticuleusement cette exécution soignée à travers des sons d’un admirable relief, qui mettent en valeur chacun des instruments.

Premier enregistrement mondial, la Sonetta after the Italian way déploie une entraînante canzone d’inspiration italienne. Mais son auteur, membre des Twenty-Four Violins of the King (Vingt-Quatre Violons du Roi, sur le modèle qui faisait la fierté de la cour de France), la dote largement de majestueux rythmes pointés qui témoignent de l’influence française. Dès les premières mesures on est conquis par les voluptueuses sonorités des cordes.

Giovanni Draghi était peut-être parent (frère?) d’Antonio Draghi (1634 - 1700), compositeur italien actif à la cour d’Autriche (auteur notamment de l’opéra en langue espagnole El Prometeo : lire notre chronique). Il devint en 1673 Master of the King’s Italian musicians, et a succédé à Matthew Locke comme organiste de la Queen’s Catholic Chapel. A part ces quelques éléments nous connaissons très peu de choses sur lui. Sa sonate en trio en sol mineur alterne parties lentes et rapides, dans des rythmes très marqués qui sont restitués avec beaucoup d’expressivité par l’Ensemble Diderot. Le moelleux de la basse de violon de Gulrim Choi se déploie avec bonheur dans la canzone, et la sonate s’achève sur un adagio onctueux.

La sonate n° 6 en do majeur de Purcell appartient au recueil des Sonnata’s of III Parts. Sa construction soignée témoigne du niveau de maîtrise atteint par le compositeur. Le premier mouvement s’étire d’abord un peu paresseusement, avant de s’animer peu à peu dans un mouvement ascensionnel qui semble infini. La canzona qui suit est au contraire marquée par sa vivacité, dont les enchaînements sont maîtrisés à la perfection. Elle est suivie d’un largo assez nerveux, avant de s’achever sur un allegro court et jubilatoire qui en constitue le brillant dénouement.

Les deux pièces de Keller qui suivent sont toutes deux inédites jusqu’ici en enregistrement. La sonate en sol mineur est particulièrement expressive, son rythme lent incite à la rêverie. Elle fait bientôt place aux danses contenues dans une suite à la française : une allemande entraînante et nerveuse, une courante incisive et rapide, bâtie sur la reprise d’un même accord. Les cordes se déploient avec un lascif raffinement dans la sarabande, avant une gavotte aux attaques rapides dont les accords s’assagissent progressivement dans l’adagio final.

La chaconne en sol majeur du même Keller, elle aussi inédite, constitue assurément l’une des belles découvertes de cet enregistrement. Elle étire ses accords enveloppants, envoûtants, jusqu’à un final enlevé avec beaucoup de panache. Le clavecin vif et agile y couronne le violoncelle onctueux pour former un continuo d’une grande présence.

La sonate n° 9 en do mineur de Purcell débute par une sonnata au rythme lent, suivie d’un largo à l’incontestable relief. La canzona enlevée qui suit apporte ses accords rapides, dans lequel brillent les deux violons et la basse. Après un adagio noueux, elle se conclut sur un allegro aérien et volubile qui offrent aux cordes une nouvelle occasion de montrer leur virtuosité et leur précision.

La sonate en la majeur de Blow s’ouvre sur de voluptueux accords lents, dans lesquels le violoncelle affirme avec insistance sa présence. La solennité du rythme pointé du superbe adagio final évoque l’atmosphère musicale d’une ouverture à la française.

Dernier inédit de ce programme, la sonate en sol mineur de Diessener comporte deux brillants solos de violon, où chacun des deux violonistes offre tour à tour une belle démonstration de son habileté. Notons là encore la fluidité aérienne du clavecin dans le continuo.

Enfin les accords de chaconne de la sonate en trio en sol mineur de Purcell sont sans surprise conduits de manière magistrale : ils scellent la rencontre d’un art de la sonate anglaise désormais parvenu à sa maturité, et d’un Ensemble Diderot à la technique éprouvée, qui signe là un enregistrement de référence de ce répertoire. Ce London Album constitue donc un complément indispensable aux précédents enregistrements cités de l’Ensemble Diderot, afin de parfaire le panorama de la sonate en trio dans l’Europe baroque au sein de votre discothèque.



Publié le 12 janv. 2020 par Bruno Maury