Leçons de Ténèbres - Lambert

Leçons de Ténèbres - Lambert ©Digipac
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Une vision du soleil noir

Pendant presque cent cinquante ans (de 1650 à 1790), les offices de Ténèbres ont été l'événement musical immuable de la Semaine Sainte à Paris, mais également sur une grande partie du Royaume de France. Le sacrum triduum (sa dénomination latine) se déroulait sur trois jours : mercredi, jeudi et vendredi saints, et célébrait la douleur du peuple juif, écrasé par l’horreur de la destruction du Temple de Jérusalem au VIe siècle A.-J.-C. L'expression était d’une extrême violence pour rappeler le sort du Christ, persécuté et cloué sur la croix. Dans certaines églises au XVIIIème on déclarait que l'office avait été réussi, en fonction du nombre de dames qui s'étaient évanouies durant l'office ! A Paris, dès la fin du XVIIème, leur texte a été définitivement codifié de façon rigoureuse et consistait en la lecture, pour chacun des trois jours, de trois des Lamentations de Jérémie. Chaque verset était classé selon les lettres de l'alphabet hébreu (aleph, beth, ghimel, daleth, etc.). On imagine aisément que selon le lieu et l'officiant, le cérémonial était plus ou moins strict ou au contraire théâtral. Pendant presque cent cinquante ans, ce sont plusieurs centaines de compositions qui ont été écrites et données pour cette occasion.

Les plus connues, et enregistrées, sont celles de Couperin, Charpentier, Lalande, Nivers, Du Mont ou Brossard, stylistiquement très différentes. On peut aussi noter Nicolò Jommelli (1714 - 1774), grand compositeur d'opéra napolitain, qui en a écrit un cycle en 1750 (enregistré par Christophe Rousset, Virgin 1996), donné à Paris à l'époque et dont on trouve trace écrite dans Le Neveu de Rameau de Diderot.

Grâce au baryton Marc Mauillon, la discographie des Leçons de Ténèbres vient de s'enrichir pour la première fois d'un nouvel opus, celui de Michel Lambert (1610 - 1696), composé entre 1662 et 1663. A ne pas confondre avec la suivante, celle de 1689, dont il existe un enregistrement dirigé par Ivete Piveteaux (Virgin 1989). Ce premier cycle se situe ainsi parmi les tout premiers composés en France, et laisse beaucoup d'interrogations autour de sa composition.

Michel Lambert musicien reconnu, maître de musique à la Chambre du roi, très actif également à la Chapelle du roi, était surtout considéré comme un chanteur doublé d'un extraordinaire pédagogue de la voix, mais aussi joueur de luth et de théorbe. La majorité des compositions qu'il nous reste de lui sont des Airs de Cour, souvent d'une simplicité déroutante, mais tous d'une grande délicatesse. Evrard Titon du Tillet (1677 - 1762) dans son Parnasse français de 1732 écrit que « Lambert a donné aussi quelques petits Motets et des Leçons des Ténèbres d'un très bon goût et très propres pour la voix des dames ». C'est donc à une réelle découverte à laquelle nous sommes invités.

Le travail réalisé par les interprètes a été complexe et l'adaptation a demandé de nombreux choix, tous assumés. Trouver la bonne vocalité, le bon continuo, sélectionner la voix - ici un seul chanteur, alors qu'il semble, d'après la partition - même si elle n'est pas autographe - que l'on puisse la donner avec plusieurs dessus (sopranos). Dans tous les cas, cet enregistrement ne saurait s'écouter d'une seule traite, une approche en neuf étapes (trois leçons pour les trois jours) est un grand bonheur pour l'oreille.

L'ornementation, la ligne vocale et surtout les mélismes donnés par le manuscrit sont magnifiés par les instrumentistes et la voix de Marc Mauillon en est le support parfait. Ces leçons constituent, avec cette interprétation d'une grande probité, une adaptation dans ce XVIIème siècle français, du plain-chant, où la force dramatique du texte chanté alliée au caractère archaïque du ton forment une expérience d'une grande profondeur. Le continuo très fervent des trois musiciens (Myriam Rignol - viole de gambe - Thibaut Roussel - théorbe - et Maroua Mankar-Bennis - clavecin et orgue -) soutient la belle voix de Marc Mauillon, pour lequel le qualificatif de dolorisme prend ici tout son sens, mais sans aucune afféterie. Le Beth : Plorans ploravit (Première leçon du premier jour, CD 1 plage 2) en est un excellent exemple. L'ornementation déployée nous mène souvent dans des horizons voisins de ceux de Caccini - que Marc Mauillon a souvent approché - (comme dans le Zain : Recordata est Jerusalem - Seconde leçon du premier jour, CD 1 plage 8).

Pour compléter cet enregistrement, les musiciens ont inséré, à la fin de chaque journée, quatre pièces instrumentales de compositeurs de l'époque, tous très peu servis par le CD : Nicolas Hotman (1613 - 1663) ou Ennemond Gaultier (1675 – 1651).

En conclusion, un enregistrement nouveau d'une composition originale et injustement boudée. Sa grande beauté, sobre met parfaitement en lumière ce chant virtuose et dramatique, à la fois complexe et d'un abord certainement difficile, mais dont l'écoute ne lasse jamais ni ne laisse indifférent.



Publié le 18 mai 2018 par Robert Sabatier