La Roxolana - Haydn

La Roxolana - Haydn ©Mark Power - Magnum
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Du crépuscule du style baroque à l'aube du romantisme

Posséder une intégrale des symphonies de Joseph Haydn (1732-1809) interprétées par le même chef, est le rêve de tous les admirateurs de ce compositeur. Ce corpus de 107 œuvres composées de 1755 à 1795 couvre quarante années de sa vie et possède de ce fait une diversité stylistique étonnante. Tandis que les premières symphonies possèdent des traits encore baroques, on voit poindre l'aube du romantisme dans les dernières.

Le projet Haydn 2032 a débuté en 2014. Il visait à enregistrer toutes les symphonies dans un laps de temps relativement long, limité par la date 2032 (trois centième anniversaire de la naissance de Joseph Haydn). En 2020, après six ans de fonctionnement, huit volumes, soit 24 symphonies, ont été publiés. Ce projet se distingue des intégrales actuellement disponibles (Adam Fischer, Antal Dorati, Dennis Russell Davies). Les symphonies ne paraissent pas dans l'ordre du catalogue Hoboken (Fischer, Dorati) ou dans l'ordre chronologique (Davies). On constate en effet que les trois symphonies présentes dans chaque volume appartiennent à des époques différentes de la vie du compositeur et qu'elles possèdent une parenté thématique. En outre les symphonies de Haydn sont juxtaposées à une œuvre d'un autre compositeur. L'invité est généralement un contemporain: Wolfgang Mozart (1756-1791), Christoph Willibald Gluck (1714-1787), Domenico Cimarosa (1748-1801), Johann Martin Kraus (1756-1792), Wilhelm Friedmann Bach (1710-1784) mais pas toujours. Le projet artistique se veut historiquement informé (orchestre de petite taille, instruments d'époque ou copies d'époque, cors et trompettes naturels). Si cette entreprise va à son terme, elle donnera naissance à la deuxième réalisation complète dans cette optique. Dennis Russell Davies à la tête du Stuttgarter Kammerorchester a publié les 107 symphonies dans un ordre très proche de l'ordre chronologique. Christopher Hogwood avait réussi à enregistrer avec l'Academy of Ancient Music plus des trois quarts des symphonies mais son magnifique projet fut interrompu par la mort. On souhaite ardemment à Giovanni Antonini et Il Giardino Armonico de mener à bien ce projet ambitieux et passionnant.

Dans ce volume 8 figurent trois symphonies de Haydn, la n° 28 en la majeur (1765), la n° 43 en mi bémol majeur dite Mercure (1771) et la n° 63 en do majeur dite La Roxolana (1779). Ici la parenté thématique est évidente car ces trois symphonies sont, soit inspirées de musiques de scène, soit reprennent carrément des mouvements entiers de comédies musicales données à Eisenstadt ou bien Eszterhàza par des troupes théâtrales itinérantes. A ces œuvres symphoniques sont associées les Danses Roumaines SZ 68 de Bela Bartok (1881-1945) et la Sonata Jucunda, œuvre d'un anonyme du 17ème siècle inspirée par la musique populaire de Moravie. Ce couplage est pertinent car les trois symphonies de Haydn possèdent des passages inspirés par le folklore d'Europe Centrale ou la musique populaire en général.

Le choix de l'aimable symphonie n° 63 en do majeur La Roxolana de 1779 (Hob I:63) était idéal pour débuter ce programme. Le premier mouvement allegro n'est autre que la sinfonia qui ouvrait Il Mondo della Luna, un dramma giocoso composé en 1777. Haydn ''sauva'' ainsi quelques perles (la sinfonia, l'air de Flaminia du premier acte et l'air d'Ernesto du second) du naufrage d'un opéra splendide qui lui avait coûté un travail intense et qui ne fit l'objet que d'une seule représentation à Eszterhàza. Le souvenir de ce brillant dramma giocoso plane sur ce premier mouvement à l'éclat tout particulier. L'allegretto o piu tosto allegro, intitulé La Roxolana, en do mineur provient d'un ballet écrit par Haydn qui devait terminer la pièce Soliman II et les trois Sultanes donnée par la troupe de Karl Wahr. Le thème au parfum exotique est d'une élégance teintée de mélancolie, la première variation en majeur est une marche joyeuse, ensuite les variations mineures alternent avec les majeures. La dernière variation est confiée aux vents et la marche devient triomphale pour se terminer abruptement. On peut voir dans cette conclusion l'avènement d'une nouvelle sultane en la personne de Roxolana. Le menuet, coloré par des cors très entreprenants, a un caractère champêtre. Des rythmes lombards lui apportent beaucoup de piquant et nuancent sa robustesse d'une certaine élégance. Dans le laendler qui suit, on entend un charmant solo de hautbois accompagné par le basson. Le hautboïste varie ses reprises avec des ornements raffinés. Le remarquable presto final de structure sonate est joyeux, extraverti et d'une grande richesse mélodique avec trois thèmes fleurant bon l'opéra bouffe et évoquant La Vera Costanza que Haydn était en train d'achever. Le magnifique développement construit sur le thème initial, anticipe ceux des grandes symphonies futures. La réexposition est semblable à l'exposition mis à part un nouveau développement lors du retour du premier thème. Il Giardino Armonico rend pleinement justice à cette pétillante symphonie.

La symphonie n° 43 en mi bémol majeur (Hob I:43) a été appelée Mercure on ne sait trop pourquoi. Composée en 1770-1 en même temps que la n° 42 en ré majeur, elle ouvre une série de symphonies de vastes proportions, beaucoup plus ambitieuses que les précédentes, dont le chef-d’œuvre sera la sublime symphonie n° 44 en mi mineur dite Funèbre (1771), une des plus belles symphonies jamais écrites au 18ème siècle, idéal symphonique qui sera poursuivi en 1772 par trois remarquables œuvres, les symphonies n° 45 (Adieux), 46 et 47, véritable trilogie animée par un même souffle créateur.

La symphonie Mercure n'est pas d'un abord immédiat et ne se laisse pas facilement apprivoiser. Ses deux premiers mouvements se déroulent dans un climat en demi teintes et dans une pénombre relative. L'allegro initial est une structure sonate très élaborée à deux thèmes. Le premier d'entre eux, remarquablement long et très doux, contraste avec le second beaucoup plus véhément. Le développement assez court est basé principalement sur le premier thème puis sur un motif en imitations présent à la fin de l'exposition. Trait d'humour génial, Haydn s'y prend à trois fois pour amener la rentrée: dans deux tentatives avortées, le premier thème reparaît dans deux tonalités différentes, lors de la troisième tentative, il retrouve enfin la tonique et la réexposition peut commencer et se dérouler jusqu'à la fin du morceau. L'adagio en la bémol majeur avec sourdines est écrit principalement pour les cordes et approfondit l'atmosphère du premier mouvement. Comme dans plusieurs symphonies de l'époque Sturm und Drang (n° 42, 43, 54), on y respire un air raréfié: passages monodiques, unissons, points d'orgue, accompagnements évanescents, atmosphère admirablement rendue par Il Giardino Armonico. Les deux derniers mouvements sont plus extravertis notamment le fougueux menuet et son mystérieux trio au thème enjôleur qui débute en do mineur, module dans diverses tonalités pour finir en mi bémol majeur. Dans le finale allegro qui commence curieusement par une interrogation piano à laquelle répond forte une joyeuse ritournelle, on remarque, à la fin de l'exposition, les contre-temps assénés par les basses et les vents comme des coups de boutoir ainsi qu'une merveilleuse coda très développée qui donne à la conclusion une profondeur insoupçonnée.

Composées pour le piano en 1915, orchestrées en 1917, les six Danses folkloriques roumaines SZ.68 reflètent parfaitement la passion de Bela Bartok (1881-1945) pour les musiques populaires de son pays et des pays limitrophes. Dans cette quête de mélodies effectuée de porte à porte chez les paysans, devenue une recherche d'ethnomusicologie, il a rapidement élargi son champ d'action en s'intéressant aux musiques de Transylvanie, région passée de la Hongrie à la Roumanie après la guerre de 1914-18 puis à d'autres musiques bulgares, voire turques ou arabes. Ces superbes danses peuvent constituer une porte d'entrée à la musique beaucoup plus cérébrale et agressive (Allegro barbaro, deuxième quatuor à cordes, Le mandarin merveilleux, les deux sonates pour piano et violon) que Bartok avait publiée ou s'apprêtait à composer en cette période de sa vie.

Tirée d'un recueil daté de 1677, la Sonata jucunda (sonate joyeuse) d'auteur inconnu, en forme d'arche, comporte dix mouvements alternativement lents et rapides et s'apparente au Stylus Phantasticus pratiqué de l'Italie à l'Allemagne du nord en passant par la Bohème et la Moravie. Dans cette œuvre de style très libre et composite, le compositeur introduit des thèmes Hanak (provenant de Hanà en Moravie) ou des tournures orientales et pratique ouvertement un mélange des genres réjouissant. Glissandi, flattements, quarts de tons prolifèrent sous les doigts habiles des instrumentistes du Giardino Armonico. On sent que les musiciens sont heureux de se lâcher un peu dans ces deux œuvres débordant quelque peu du cadre académique fixé par le projet.

La symphonie n° 28 en la majeur (Hob I:28) est petite par sa taille mais grande par son contenu. Elle débute par un surprenant allegro di molto. Ce mouvement développe une énergie incroyable; farouchement mono-thématique et presque féroce, il se distingue aussi par son audace rythmique. Il est écrit à trois temps avec la noire comme unité de mesure (3/4) mais à l'oreille sonne à deux temps avec la croche comme unité de mesure (6/8) pendant une bonne part de l'exposition. Parfois les deux rythmes se superposent et on pourrait presque parler de polyrythmie. Ce mouvement frénétique se poursuit sans aucune baisse de tension, jusqu'à la dernière note. Le mouvement lent Poco adagio est écrit pour cordes seules avec sourdines. Il se déroule pianissimo presque tout le temps et consiste en un duo entre deux personnages (Fiametta et Bernardone) qui chuchotent, le premier énonce un thème chantant et lié auquel répond le second par un autre thème très différent en valeurs pointées staccato. Ce dialogue va se poursuivre avec humour tout le long du morceau. Ces personnages sont les protagonistes de la musique de scène de la pièce Die Insul der gesunden Vernunft (L'île de la saine raison), représentée à Eisenstadt le 7 mai 1765. Dans le menuetto, le jeune Haydn, déjà facétieux, use d'un procédé appelé bariolage, consistant à jouer la même note (un mi 4) alternativement sur deux cordes dont l'une à vide. Le son qui en résulte, à la limite de la justesse, ne manque pas de saveur et de pittoresque. Dans le trio en la mineur, pour les cordes seules, l'ambitus de la partie de violon ne dépasse par un intervalle de quinte diminuée. Ce trio possède un net parfum d'Europe Centrale comme celui de la symphonie n° 29 de la même année. Marc Vignal cite à leur propos Gustav Mahler (1860-1911) (in Marc Vignal, Joseph Haydn, Fayard 1988, p 845-9). Le presto final, est une sorte de tarentelle endiablée dans laquelle on retrouve, un peu édulcoré, le caractère du premier mouvement. Dans le seconde partie, lors de la reprise du thème initial, on remarque un solo de cor très hardi. Haydn utilise souvent les cors dans l'aigu et leur sonorité est assez agressive dans ce registre. Il va sans dire que ces partitions deviennent particulièrement périlleuses avec des cors naturels et leur exécution est un véritable exploit. Il Giardino Armonico porte à l'incandescence toute cette symphonie et offre une conclusion vibrante à ce programme.

Ce disque est un des plus homogènes parmi ceux déjà publiés. L'esprit de Haydn, son humour parfois ravageur et son humanité planent au dessus des œuvres enregistrées. Au delà de la perfection technique, des attaques impeccables des cordes, des bois et des cors d'Il Giardino Armonico, on a le sentiment que Giovanni Antonini endosse le costume de Haydn, s'approprie sa musique et trouve tout naturellement le tempo giusto et les accents les plus sincères et expressifs. A l'écoute de cette musique, nous sommes transportés chez Nicolas le Magnifique dans le cadre prestigieux du château d'Eszterhàza.



Publié le 30 avr. 2020 par Pierre Benveniste