Jephté - Montéclair

Jephté - Montéclair ©Jázon Kováts
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Montéclair entre héritage et innovation

L’histoire de Jephté est à l’origine de splendides créations musicales dont les plus connues sont assurément celles de Carissimi et de Haendel. Le répertoire baroque français ne négligea pas cette page biblique, que ce soient Jean-Baptiste Moreau pour la pièce de Boyer en 1692 ou Élisabeth Jacquet de La Guerre pour une magnifique cantate à deux voix de dessus naguère enregistrée par la regrettée Sophie Boulin et Isabelle Poulenard. Mais c’est assurément Michel Pignolet de Montéclair qui lui consacra l’œuvre la plus ambitieuse, sa tragédie tirée de l’Écriture Sainte constituant un cas unique d’opéra biblique représenté à l’Académie Royale de Musique. Son très grand succès ne se démentit point, de sa création en 1732 (même si la partition était sans doute antérieure d’au moins une dizaine d’années) jusqu’à 1761, son sujet en faisant une pièce de choix autorisant des reprises en temps de Carême, tout autant que de nombreuses parodies.

Curieusement, cette singularité n’a guère alimenté la production discographique. Il fallut en effet attendre 1992 pour que William Christie nous en révélât les beautés et vingt-huit ans se sont écoulés depuis pour que l’équipe hongroise réunie autour du généreux György Vashegyi, décidément pleine d’enthousiasme pour notre répertoire (voir ses enregistrements de Naïs - compte-rendu dans ces colonnes, des Indes Galantes et d’Hypermnestre) nous livre enfin une version à la mesure du chef-d’œuvre de Montéclair. Formé à la maîtrise de la cathédrale de Langres (Haute-Marne), celui-ci gagna la capitale l’année de la mort de Lully et se fit une place appréciable, grâce à ses cantates françaises et italiennes, sa musique de chambre, mais aussi ses qualités de pédagogue (il se chargea notamment de l’éducation musicale des filles de Couperin). En outre, il entra, en 1699, à l’Académie Royale de Musique comme « basse de violon à l’octave », c’est-à-dire joueur de contrebasse, ce qui lui donna l’occasion de connaître l’intégralité du répertoire de Lully et de ses successeurs de fond en comble, étant donné l’omniprésence de la basse continue dans ces ouvrages. Pourtant, Montéclair n’aborde la scène comme compositeur qu’à deux reprises et tardivement : en 1716 pour les Fêtes de l’été et en 1732 avec Jephté. Perfectionniste, il ne cesse de peaufiner sa partition jusqu’à cette version définitive de 1737, à l’acte V plus ramassé dramatiquement. Infatigable librettiste, Simon-Joseph Pellegrin lui fournit un livret globalement bien conçu, combinant deux intrigues, l’une religieuse aux actes I et III, l’autre amoureuse aux actes II et IV pour se dénouer ensemble au cinquième. En outre, au prologue voyant la Vérité et les Vertus triompher des divinités païennes correspond l’irruption de l’ange exterminateur à l’acte V réduisant Ammon et sa suite en poudre. Loin de s’illustrer comme un imitateur servile de ses prédécesseurs ou de ses contemporains, Montéclair élabore une partition qui rend autant hommage qu’elle innove et ce n’est pas par hasard que le Mercure en vint à écrire que « Jephté procura Hippolyte et Aricie ». Énumérer l’ensemble des beautés de l’œuvre est hors de propos ici, tant celles-ci sont nombreuses, aussi me bornerai-je à en évoquer les pages les plus saisissantes de mon point de vue.

Si la version Christie semble rétrospectivement assez parisienne (de par ses effectifs et son ton), celle de Vashegyi est résolument versaillaise : opulente, somptueuse, en un mot « royale », ce qui semble faire écho à la dédicace de Montéclair de sa tragédie à sa souveraine, Marie Leczinska. Elle est en outre animée d’un dramatisme puissant, vivifiant l’œuvre de l’intérieur, ce qui manquait parfois à sa devancière. Le continuo est particulièrement moteur et les nombreuses ritournelles et petits préludes mettant à l’honneur les basses par des traits animés semblent constituer une marque de fabrique de Montéclair, étant donné son instrument et son expérience de continuiste. L’orchestre sonne ici magnifiquement : l’Ouverture, la Marche des guerriers, les Bruits de trompettes et une multitude de danses démontrent la maîtrise de l’Orfeo Orchestra, aussi bien dans la richesse de son articulation que dans la beauté des timbres des instruments, charnus et colorés.

Si les récitatifs simples peuvent parfois paraître un peu froids et convenus, en revanche ceux accompagnés de l’orchestre s’affirment comme pages parmi les plus remarquables de la partition, l’une des plus impressionnantes étant certainement celle du serment de Jephté à l’acte I, lorsque les eaux du Jourdain se séparent. Quasi picturale, la musique joue de surcroît sur des effets de stéréophonie, indiquant précisément le positionnement dans l’espace des basses qui se trouvent à gauche ou à droite dans l’orchestre. Les chœurs, fort nombreux, jouent sur différents registres avec une grande maîtrise. Montéclair n’hésite pas à parfois ôter tout soutien instrumental pour faire éclater celui-ci quelques mesures plus loin. Certaines pages recourant à ces mesures a capella acquièrent une atmosphère religieuse très judicieusement introduite (apparition de l’Arche d’Alliance à l’acte I, Ô Gloire, ô force d’Israël). Ailleurs, le compositeur fait montre de sa science contrapuntique et harmonique. Jamais le fameux Tout tremble devant le Seigneur n’est apparu si grandiose. Avec sa basse martelée, ses tremblements, ses chromatismes et les voix de Jephté et Phinée qui dominent l’ensemble, nous est alors offert un moment à lui seul inoubliable. Véritable apothéose, Pour le vainqueur, signalons notre zèle, mobilise un double-chœur entrecoupé d’épisodes concertants aux cordes que rehaussent les éclats des trompettes, timbales et hautbois. Mais Montéclair peut aussi renoncer à toute complexité pour parodier par exemple certaines danses en privilégiant une immédiateté dont on comprend aisément le succès auprès du public (Nous vivons dans l’innocence à l’acte IV, où le métier de faiseur de cantiques de Pellegrin est indéniable). Partout le Purcell Choir s’y révèle magistral : le son est puissant, charnu, la diction claire et l’engagement palpable.

Les danses sont très souvent heureuses, notamment dans leurs contours mélodiques et l’on ne sera guère étonné de savoir celles-ci objets de parodies au XVIIIe siècle. Les rigaudons du Prologue appartiennent à cette veine débouchant sur une version chantée que le chœur amplifie (Riez sans cesse). Les tambourins du divertissement de l’acte II traduisent parfaitement l’euphorie de la fille de Jephté accourant au-devant de son père. Ceux-ci bondissent et portent en eux une joie contagieuse. En réplique, au quatrième acte, un divertissement de nature pastorale, comparé à l’époque à celui de l’acte IV du Roland de Lully (1685), renouvelle le genre, en mobilisant de savoureuses musettes. Montéclair anticipe de deux ans sur les Ballets de Village de Bodin de Boismortier (1734), ses pastourelles en annonçant très nettement la délicieuse rusticité. Mais c’est assurément la chaconne de l’acte III qui offre l’exemple le plus accompli sur le plan des pages chorégraphiques. Son motif mélodique initial, sa basse (un tétracorde descendant analogue : ré, do, si bémol, la) comme sa tonalité (ré mineur) s’affichent comme une réminiscence de la passacaille d’Acis et Galatée de Lully (1686). Pourtant, en son centre, l’irruption des trompettes et timbales semble annoncer l’emploi similaire de ces instruments dans les Indes Galantes (4e entrée des Sauvages). Néanmoins, le développement vocal (excellent Clément Debieuvre, qui comme Hébreu, entonne le chant que le chœur amplifie en rondeau, Que nos chants dans les airs retentissent) s’offre bel et bien comme un hommage au Surintendant.

Sur le plan de la distribution, c’est la satisfaction qui domine partout, des petits rôles, tous fort bien servis (Katia Velletaz, qui n’en cumule pas moi de six, tous avec excellence, qu’Adriána Kakafszky ou encore le remarquable David Witczak, déjà rencontré avec bonheur notamment chez Charpentier et Lully (voir les comptes-rendus Les Arts Florissans et George Dandin) jusqu’aux rôles-clés de la tragédie.

Si l’Ammon de Zachary Wilder peine à nous toucher, cela n’incombe guère à cet excellent chanteur mais bien au caractère conféré au personnage par Pellegrin. Contrairement aux rôles tendres ou légers qui lui sont habituellement confiés, celui d’Ammon voit cet excellent ténor s’illustrer par une certaine agressivité, sollicitant des aigus parfois un peu tendus (Mais l’esclavage, la mort même, n’ont rien de si cruel que l’absence de ce que j’aime), néanmoins parfaitement crédibles dramatiquement parlant. Le Phinée de Thomas Dolié est excellent (il aurait d’ailleurs fait un merveilleux Jephté à n’en point douter). Son chant est plein d’autorité, servi par une projection et une diction remarquables. Si le divertissement de l’acte I, introduit par un extraordinaire duo de basses (avec Jephté, sur un accompagnement rageur Viens, répands le trouble et l’effroi), en fait un grand prêtre rempli de charisme, le récitatif accompagné Jephté, si tu veux qu’on te craigne, avec ses formules pointées, lui confère une aura quasi haendélienne, très impressionnante. L’Almasie de Judith Van Wanroij sonne vrai, rendant chacune de ses interventions déchirantes, tant pour les reproches adressés à son époux dont le serment est porteur de conséquences funestes que pour les tourments qui la déchirent au sujet de la mort promise à sa fille. Parmi les moments les plus beaux, relevons le récit accompagné À peine de ses voiles sombres mais aussi les duos : avec Jephté Redoutable Dieu des vengeances, plein de fougue ou avec Iphise Seigneur, tout mortel qui t’offense, notamment avec cette imitation si bienvenue sur Ressouviens-toi, de la clémence. Chantal Santon Jeffery campe une Iphise infiniment touchante par sa pureté et son sens du devoir. Montéclair lui réserve des pages splendides, tel ce début de l’acte IV avec ce si original quintette de flûtes à bec (réunissant toute la famille des dessus, hautes-contre, tailles, quintes et basses), Ruisseaux qui serpentez sur ces fertiles bords, ou encore Apprends que pour sentir, nimbé de ses huit parties de cordes réelles.

Le Jephté de Tassis Christoyannis ne s’est imposé à moi que progressivement. Il faut dire que le merveilleux Jacques Bona l’avait paré du velours noir de sa voix. Or, l’entrée en scène du baryton grec semble un peu terne de prime abord (Rivages du Jourdain où le ciel m’a fait naître). Mais ces réserves doivent être vite écartées car, scène après scène, celui-ci s’impose avec une réelle crédibilité. J’ai déjà souligné plus haut le caractère terrifiant de son serment. Encore plus étonnant est la manière dont il paraît lui-même halluciné dans Que vois-je ? Quel heureux présage ?, page extraordinaire. S’appuyant sur un accompagnement aux formules stéréotypées de triolets, Aux yeux d’un Dieu terrible semble anticiper - quoiqu’au travers d’une atmosphère bien différente- sur le Puisque Pluton est inflexible du Thésée d’Hippolyte et Aricie. Dans la prière où Jephté se compare à Abraham (Seigneur, un tendre père à tes ordres soumis), Tassis Christoyannis sait trouver des accents touchants, au service d’une musique splendide aux puissants ressorts expressifs (basse chromatique, modulation de mi mineur à sol mineur notamment).

On l’aura compris, ce Jephté s’impose désormais comme essentiel pour se faire l’idée la plus juste du chef-d’œuvre de Montéclair. Puissance dramatique, ambition des moyens, magnificence du geste, tout se conjugue ici pour une vision saisissante de cette tragédie biblique parée d’une musique d’une extrême richesse. Sachons-gré à György Vashegyi d’explorer avec autant de curiosité que de goût notre patrimoine : il en a saisi le faste et le souffle. Souhaitons-lui de poursuivre, avec autant de plaisir, ce chemin parsemé de bien des découvertes ou redécouvertes heureuses.



Publié le 25 déc. 2020 par Stefan Wandriesse