Isbé - Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville

Isbé - Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville ©Glossa - Isbé - Mondonville
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C’est avec une pointe de diplomatie que le Mercure de France (mai 1742) rend compte de l’accueil mitigé réservé par le public parisien à Isbé, Pastorale héroïque, représentée par l’Académie Royale de Musique, pour la première fois le mardi 10 avril 1742. Il lui consacre douze pages dont voici les premières lignes : « Ce ballet a éprouvé bien des contradictions (= oppositions) pour les paroles et pour la musique ; mais cette première critique a fait place à un jugement moins rigoureux, de sorte qu’on l’a vu avec quelque satisfaction ». Notons malicieusement les formules comme moins rigoureux et quelque satisfaction, polies mais si peu enthousiastes !

Lorsqu’il tente d’élargir son répertoire à l’art lyrique, Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville est déjà une personnalité bien en vue dans le monde musical parisien. Entré comme violon de la Chambre et de la Chapelle du Roi en avril 1739, « ses succès au Concert Spirituel ne se comptent plus »… et « sa notoriété devient de plus en plus grande, au point que l’Académie Française décide le 31 mars (1742) de faire chanter « ses plus beaux motets » à la Saint-Louis » (Roberte MachardJean-Joseph Cassanéa de Mondonville, virtuose, compositeur et chef d’orchestre – 1980). Apprécié par le couple royal (la Reine a demandé qu’Isbé soit représentée à Versailles juste après sa création à Paris), il convenait de ménager ce musicien en pleine ascension.

Pourtant les critiques seront vives et surtout publiques. Ainsi Jean-Louis-Ignace La Serre (1662-1756) publie-t-il un virulent Avis à Monsieur M*** sur son opéra d’Isbé dans lequel il suggère que Mondonville se serait fourvoyé en tentant de s’essayer au théâtre lyrique : « du Concert Spirituel à l’Opéra le trajet est immense » assène-t-il. C’est d’ailleurs à un double titre qu’il s’autorise à publier ce libelle: celui de censeur royal et celui d’auteur dramatique. Il s’estime d’autant plus autorisé que, entre autres livrets de tragédies lyriques, il est lui-même l’auteur d’une Pastorale héroïque mise en musique par François Rebel (1701-1775) pour la fête des ambassadeurs plénipotentiaires d’Espagne à l’occasion de la naissance de Monseigneur le Dauphin (janvier 1730). Un auteur anonyme lui répondra point par point, sur un ton sarcastique, par un Avis en réponse aux avis de Monsieur de *** sur l’opéra d’Isbé. Nous reviendrons ponctuellement sur les propos échangés.

Comment Mondonville a-t-il accédé au livret rédigé par Henri-François de La Rivière (1642-1738) ? Nous l’ignorons. Ce marquis, ancien Brigadier des Armées du Roi, n’est certes pas inconnu du grand public. En effet, son mariage clandestin avec Louise-Françoise de Bussy (1642-1716), fille du célèbre comte Roger de Bussy-Rabutin (1618-1693) avait donné lieu à des péripéties rocambolesques, enlèvements et « procès très vif, qui a fait beaucoup de bruit dans le monde, où chacune des parties s’est appliquée à se déshonorer mutuellement et qui fut enfin suivi d’une haine irréconciliable » (propos liminaires aux Lettres choisies de Monsieur de La Rivière, gendre de M. le Comte de Bussy-Rabutin – 1751). Isbé ne figure pas sur la liste de ses publications dressée en annexe de ces Lettres choisies. Mais ces correspondances éclairent les péripéties de son histoire d’amour tourmentée et suggèrent les enseignements que l’auteur du livret a pu tirer des folies qui ont inspiré sa passion amoureuse et des « chagrins d’amour » qui l’ont rongé lorsqu’elle a cessé d’être réciproque. Rejeté par celle qui l’avait pourtant aimé, le vieux marquis s’est retiré du monde pour s’adonner à l’écriture : « galant homme, homme d’esprit et de goût, il s’en tint aux amusements littéraires » écrit l’une de ses épistolières. Devenu moraliste par dépit amoureux, il médite désormais sur « l’amour, qui gâte assez souvent les hommes… (et qui) lui avait appris à séparer les plaisirs des vices : sa galanterie a augmenté sa douceur et sa délicatesse naturelle ». Sans aucun doute, sa correspondance fournit la matière première pour composer le texte du Prologue d’Isbé.

Le marquis de La Rivière est décédé depuis près de quatre ans lorsque son texte est chanté sur la scène de l’Académie Royale de Musique. Une aubaine pour le musicien car l’absence physique du librettiste lui permet de donner libre cours à son génie créatif, peut-être pour donner plus d’éclat à des paroles jugées « très médiocres » par le marquis Antoine Paulmy d’Argenson (1722-1787) (cité par Roberte Machard). Pour composer la première pièce lyrique de sa carrière, Mondonville choisit un genre musical moins austère que la tragédie lyrique : la pastorale héroïque. A cette époque, ce genre répond à une définition que nous empruntons à Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) : «Pastorale : Opéra champêtre dont les personnages sont des bergers et dont la musique doit être assortie à la simplicité de goût et de mœurs qu’on leur suppose » (Dictionnaire de Musique-1768). Au demeurant, une pastorale est qualifiée d’héroïque lorsqu’elle fait intervenir des personnages de la mythologie gréco-romaine. Bien d’autres avant lui y avaient creusé leur sillon. Parmi eux, le très lulliste André-Cardinal Destouches (1672-1749), avec sa célèbre Issé (1697). Une version remaniée de cette pièce venait d’être jouée au Palais Royal (1741). Il est probable que Mondonville se soit inspiré de cette pastorale que d’aucuns ont considéré comme « le modèle absolu du genre ». Mais il a également mobilisé toute sa science musicale et sa créativité afin de se donner toutes les chances de réussir ce premier essai. Science que La Serre estimera inadaptée au genre de la Pastorale : « Vous n’avez jamais étudié que Corelli, Haendel et Vivaldi. Quels modèles pour une Pastorale dont la musique doit être simple, aisée, tendre et coulante… En vous formant la main, vous vous êtes gâté le goût », juge-il. Pour lui, la musique de Mondonville serait trop riche pour un genre voué à la simplicité. Richesse qui a d’ailleurs frappé György Vashegyi lui-même quand, lors de la présentation du coffret, le 17 février 2017 à l’Institut culturel hongrois, il déclare : « Il faudrait douze Mondonville dans l’orchestre, tant la partition cache de difficultés ».

Isbé est une Pastorale héroïque en cinq actes précédés d’un Prologue. Elle s’annonce par une courte OUVERTURE répondant aux canons de l’ouverture « à la française » (trois mouvements : lent/rapide/brève reprise lente). Pourtant, La Serre estime qu’elle ressemble davantage « à une Sonate, dont les caprices tristes et sombres n’ont rien de piquant que leur singularité ». En fait, ce trait vise davantage le virtuose du violon que sa musique. Certes, les deux mouvements principaux adoptent la rythmique d’une Allemande puis d’une Gigue. En revanche, si le mouvement lent peut également évoquer l’allure majestueuse d’une entrée princière, le mouvement rapide qui le suit est joliment enlevé par le pupitre des violons, bien loin de toute morosité. La courte séquence conclusive est plus plaintive. Mais n’annonce-t-elle pas déjà la mauvaise nouvelle dont le Prologue va nous entretenir ?

Ce PROLOGUE allégorique constitue « une sorte de petit opéra qui précède le grand, l’annonce et lui sert d’introduction. Comme le sujet des Prologues est ordinairement élevé, merveilleux, ampoulé, magnifique et plein de louanges, la musique en doit être brillante, harmonieuse et plus imposante que tendre et pathétique » (Rousseau - Dictionnaire de Musique). Celui de Mondonville correspond assez bien aux qualités énumérées par Rousseau. Le sage La Rivière y dresse le tableau moral de son temps : la Volupté, suivante de l’Amour, se plaint de la domination de la Mode qui a fini par les chasser des cœurs. Pour le spectateur du XVIIIème siècle, Amour et Volupté forment un couple aimable dans lequel les désirs se joignent aux plaisirs. En revanche, la Mode est capricieuse et fugitive. Elle finira pourtant par triompher.

Depuis le jardin des Tuileries, la Volupté appelle l’Amour à reprendre ses droits sur les cœurs des sujets du roi de France. Furtivement, elle adresse une discrète révérence au roi Louis XV, le désignant comme le « plus puissant des rois ». Mais c’est à ces quatre mots seulement que se résument maintenant les longs hommages adressés au souverain dans les opéras de Jean-Baptiste Lully (1632-1687). Encouragée par un refrain chanté par un chœur exclusivement féminin, Chantal Santon-Jeffery qui prête sa voix à la Volupté, veut convaincre l’Amour de reprendre le pouvoir sur le monde. Ses trois récitatifs mêlent la grâce à l’engagement. Elle convainc dans les aigus grâce à la perfection de sa diction. Son troisième récitatif va même se transformer en un charmant duo lorsque le chant du rossignol, joliment interprété par la flûte, signale l’arrivée de l’Amour. Dans le dialogue qui suit, nous sommes frappés par la concordance du timbre des deux cantatrices. Le choix des interprètes par György Vashegyi mérite ici d’être salué car, de notre point de vue, on ne pouvait mieux signifier la proximité de l’Amour et de la Volupté qu’en associant Chantal Santon-Jeffery à Rachel Redmond. Dans leur dialogue, la Volupté appelle sa maîtresse à se venger de l’imposture qui a mené la Mode aux commandes des cœurs. L’Amour promet de rétablir ses lois et lance deux petits Airs pour les Plaisirs destinés à les présenter sous leur meilleur jour. Pourtant, si le premier est plaisant, une angoisse sourde se laisse deviner sous l’accélération des coups d’archets du second. Même si nous sommes loin des « habits de deuil » dont La Serre veut accoutrer l’Amour et la Volupté, la tonalité de ces pièces présage, pour l’Amour, un règne de courte durée. Dans la leçon qu’il dispense, l’Amour invite la « belle jeunesse » à considérer que les amants heureux sont surtout ceux qui éprouvent « le plaisir d’espérer de l’être ». Mais déjà un chœur exclusivement masculin exprime son scepticisme, dans une parfaite homophonie vocale et instrumentale: « c’est en vain tu veux rendre tous les cœurs contents », ironise-t-il. En fait, la nymphe Mode apparaît, emportée par des bourrasques violonistiques entre lesquelles se faufilent quelques notes d’une bourrée endiablée. La Volupté s’enfuit ; l’Amour tente de dissuader la Mode de faire « régner les plaisirs turbulents ». Mais celle-ci, certaine de son autorité sur les cœurs depuis qu’ « on est heureux sans crainte/ (qu’) on se quitte sans peine/ et libre de regrets, de soins et de soupirs » invite l’Amour à partager son empire sur les humains. Incarnée par Blandine Folio Peres, son discours est porté par une voix claire mais au vibrato quelque peu dérangeant, contrastant, en tout état de cause, avec la ferme tenue vocale de ses interlocutrices.

Avant de connaître la décision de l’Amour, le Prologue est suspendu pour laisser place à une PANTOMIME. L’air, en forme de rondo, est emporté par le sautillement et les glissements des cordes auxquelles le fond de l’orchestre offre un appui solide pour rebondir. Mais dans la séquence de la Pantomime, la musique cède le premier rôle à la gestuelle à laquelle elle offre un cadre autant qu’un fond sonore. Dans ses Lettres sur la danse et sur les ballets (1760), Jean-Georges Noverre en rappelle les exigences : dans « la pantomime, cet art qui fit jadis les délices d’Athènes et de Rome, »… « le cri de la nature (= le son), ou les mouvements vrais de l’action pantomime doivent également toucher : le premier attaque le cœur par l’ouïe, le dernier par la vue ; ils feront l’un et l’autre impression aussi forte, si cependant les images de la pantomime sont aussi vives, aussi frappantes et aussi animées que celles du discours ». Cette séquence n’a manifestement pas atteint le public de la première car le Mercure de France ne lui accorde pas la moindre attention. Quant à La Serre, il estime qu’il ne comporte « ni invention, ni saillie… C’est une rapsodie des pantomimes italiens ». La Querelle des Bouffons ne montre-t-elle pas déjà le bout de son nez ?

Le Prologue reprend par un Air gai dans lequel les vents s’accordent avec les cordes pour lancer un mouvement alerte, également en forme de rondo. Les violons galopent et les vents glissent pour former, ensemble, une ronde déchaînée. L’Amour y met fin pour annoncer sa décision : elle abandonne les humains à leur sort. Aussitôt, la Mode lance un vibrant cri de victoire, grimpant jusqu’à des aigus impressionnants. Elle est rejointe par un chœur dans lequel les voix féminines s’associent maintenant aux voix masculines pour célébrer le triomphe de « l’inconstance du goût » sur l’Amour, « tyran des cœurs ». Ce chœur concluant le Prologue est, à bien des égards, taillé sur le même patron que les grands Motets qui ont permis à Mondonville d’accéder à la notoriété. Une musique magnifique pour donner tout son éclat à une conclusion tout en pessimisme, fruit de l’expérience personnelle du librettiste.

La reprise de l’Ouverture laisse à peine le temps pour se transporter dans un paysage imaginaire mais familier aux lecteurs de l’Astrée d’Honoré d’Urfé (1567-1625) : les rives du Lignon, cette rivière qui prend sa source en Forez. Comme dans le célèbre roman pastoral, l’action se déroule en Gaule, probablement au Vème siècle après Jésus-Christ comme dans l’Astrée, dans un territoire peuplé de bergers qui auraient tout pour être heureux « si Amour leur eut aussi permis de conserver leur félicité » (L’Astrée – 1632).

La bergère Isbé aime secrètement le berger Coridon (dénommé Alcidon dans la version entendue par le correspondant du Mercure de France). Celui-ci ne fait pas mystère de son amour pour Isbé. Ils participent, avec d’autres bergers, à la fête durant laquelle sera décerné le prix de l’Amour. Isbé et Coridon sont finalement couronnés. Ainsi peut se résumer, à grands traits, l’intrigue développée dans l’ACTE PREMIER. Celui-ci se déroule en deux temps.

Dans les deux premières scènes, nous faisons connaissance des deux personnages centraux : Isbé et Coridon. Katherine Watson interprète une Isbé tourmentée, torturée par le conflit intérieur qui oppose son amour sincère à la volonté de le garder secret. La scène s’ouvre par un récitatif dans lequel les instruments dictent la ligne mélodique. Celle-ci portera ensuite la voix pure et assurée d’Isbé. Cette méditation sur les « désirs toujours détruits, et toujours renaissants » est suspendue par une ritournelle plaisante conduite par les bassons pour figurer le lever du jour. Puis, accompagnés d’un sobre continuo, Isbé et Coridon engagent un dialogue assurément mondain, entre un galant homme épris et une femme toute en retenue. Reinoud Van Mechelen interprète un Coridon découragé, dont le chant s’éclaire à peine lorsqu’il sublime une Isbé « plus belle que la fleur des champs ». Sa diction est remarquable et sa voix réveille fidèlement les émotions que lui dicte le livret.

Un Air gai invite à une danse sage pour ouvrir la compétition destinée à attribuer le prix de l’Amour. Une bergère (Rachel Redmond, sur un registre cristallin) rend ensuite un ravissant hommage aux vertus de l’Amour tandis que, dans une paisible et tendre polyphonie, le chœur reprend point par point chacune des qualités qu’elle vient d’énoncer. Trois formes de sentiments amoureux entrent maintenant en lice: la passion fusionnelle de Clymène et Tircis (un attendrissant duo) ; le dépit amoureux de Charite (une plainte agitée par l’irritation et des vocalises en forme de lamentations) ; la crainte de n’être pas aimé dans deux courts récitatifs interprétés respectivement par Isbé et Coridon. « Par ordre d’Adamas », Iphis préside ces jeux. D’une belle voix grave et impérieuse, Alain Buet formule son verdict à l’issue de chaque démonstration. Clymène et Tircis sont écartés car « lorsque l’amour est sans alarme… les plaisirs perdent leurs charmes ». De même, Charite n’est pas retenue : il lui appartient d’abord de « rappeler l’ingrat… à reprendre sa chaîne ». En revanche, Isbé et Coridon sont désignés comme vainqueurs car « si l’amour ne causait point de peine, on mépriserait ses plaisirs ». Cette proclamation est suivie d’une fête lancée par un chœur solennel digne d’un grand motet. Il est suivi de deux menuets entraînants durant lesquels on imagine tous les participants entrer dans la danse. L’ambiance est alors à la joie, au point d’inspirer à Charite une aria chantant les beautés de la nature : « Venez petits oiseaux ». Etant suivie de trois tambourins et d’une reprise du chœur solennel, on peine toutefois à saisir la cohérence de cette inclusion. Au point que le Mercure de France renie en bloc le personnage de Charite dont, selon lui, « l’auteur aurait bien pu se passer ». Pourtant, La Serre, généralement avare de compliments, estime que cette « ariette des petits oiseaux, quoique un peu imitée, est gracieuse ». « Imitée » de l’ariette de la scène finale d’Hippolytte et Aricie (1733) dans laquelle une bergère, là encore, admire un « Rossignol amoureux » ? En tout état de cause, elle donne à Chantal Santon-Jeffery l’occasion de faire briller les mille facettes de son admirable voix. Quant à ses adorables Tambourins, ils paraissent extraits de la même veine que ceux dont Jean-Philippe Rameau (1683-1769) gratifie ses pièces lyriques telles que les Indes Galantes (1735), Castor et Pollux (1737), Les fêtes d’Hébé (1739) ou encore Dardanus (1739). Rameau inspirateur de Mondonville ? En tout état de cause, il a sur Mondonville le privilège de l’antériorité.

L’Acte premier s’achève dans la joie, les danses et les chœurs triomphants. L’ACTE SECOND voit se nouer le drame psychologique qui tourmentera Adamas, grand-prêtre et chef des druides, jusqu’au dénouement. Chargé de remettre le prix à Isbé et Coridon, il est frappé par la beauté de la bergère. Il consulte l’Oracle et comprend qu’il peut espérer la conquérir.

Un air de mélancolie imprègne la symphonie d’ouverture. D’une voix grave, claire et posée, Thomas Dolié/Adamas en explique la raison : « la jeune Isbé m’inspire une vive tendresse (mais) la raison me défend l’espoir d’en être aimé ». Iphis rend compte à Adamas des résultats du concours : Coridon s’estime amoureux d’une ingrate alors qu’Isbé « semble encore n’avoir point fait de choix ». Belle opportunité qu’Adamas s’empresse de saisir. Il interroge Isbé sur ses intentions : « Peut-être attendez-vous qu’un illustre hyménée » se déclare ? Dans un paisible air champêtre traversé par le hautbois, Isbé déclare se satisfaire du « repos d’une innocente vie » consacrée au « soin de mes troupeaux ». Adamas s’isole pour consulter les Oracles. Un court Prélude cérémonieux lance plusieurs gammes brisées ascendantes comme pour ouvrir le chemin vers les dieux, « confidents des secrets du sort mystérieux ». Adamas interroge maintenant les divinités. Le contradicteur anonyme de La Serre a retenu ici deux airs remarquables : le monologue d’Adamas « Arbres dont les rameaux » puis le chœur « C’est Adamas qui vous appelle ». Thomas Dolié interprète le premier avec force et engagement ; le chœur insuffle au second une énergie puissante, emportée par les violons et ponctuée impétueusement par les autres instruments guidés par les percussions. La scène finale de cet Acte porte manifestement les couleurs du maître Rameau. Elle débute par le trio des Hamadryades qui renvoie, à bien des égards, au fameux trio des Parques des scènes 4 et 5 de l’Acte II d’Hippolyte et Aricie. Suivie par un Air pour les divinités des bois, elle semble droit sortie des Tambourins des Indes galantes. Quant au magnifique chœur « Chantons, dansons », nous lui voyons des analogies avec le chœur des Phrygiens du troisième Acte de Dardanus. Cette séquence ramiste s’achève par une Loure joliment rythmée et guidée par le hautbois. Le message des Hamadryades paraît clair à Adamas qui n’en attendait pas moins : il faut céder à la puissance de l’Amour « puisqu’il règne sur votre cœur ». La répétition d’un nouveau Tambourin semble l’emporter vers « un sort heureux (qui va) finir mon tourment ».

L’ACTE TROISIEME est celui de toutes les ambiguïtés : Isbé prend conscience de la sincérité de l’affection que lui porte Coridon tandis qu’Adamas se sent conforté par l’Oracle dans ses chances de succès auprès d’Isbé. Quant à Charite, elle imagine tirer profit du désespoir amoureux du berger qu’elle pense délaissé par sa belle.

Une fête se prépare. Isbé pressent qu’elle annonce un événement grave : « pompeux apprêts, que votre aspect m’étonne ». Coridon lui apprend qu’elle est organisée par Adamas pour plaire à la bergère. Le berger lui réitère la déclaration de son amour ; elle se montre rassurante mais le quitte soudainement pour cacher son trouble. Coridon interprète son départ comme un refus au moment où Charite le rejoint. Sous les traits d’archets saccadés suggérant le trouble qu’elle envisage d’instiller dans le cœur de Coridon, elle lui explique qu’il est inutile de persister : « vous aimez sans espoir une ingrate bergère ». Mais il quitte soudain la séductrice « en gardant les bienséances qu’un galant homme doit aux belles, même les plus volages », précise le Mercure de France. Sa tentative de séduction vouée à l’échec, Charite reste seule. Elle entonne un air tout en vocalises, livrant désormais au hasard la rencontre d’un nouvel amant. Déjà la fête commence au rythme d’un Air gai. Le chœur le prolonge par un hymne à l’Amour sautillant, ponctué par un tambourin à cymbalettes. Un Air gracieux le suit, sur la même tonalité. Entraîné par l’ambiance festive, Adamas déclare son amour à Isbé et propose de l’épouser. La bergère « répond à l’offre d’Adamas avec beaucoup de circonspection et de décence », explique le Mercure de France. Porté par un chœur ardant, Adamas l’encourage à lui répondre favorablement : « Triomphez, et souffrez l’éclat qui vous étonne ». Mondonville insère alors un Air lent « Les sons harmoniques » suivi d’un Air gai qui pourraient constituer un exercice d’application des théories de Rameau exposées dans sa Génération harmonique (1737). Le compositeur développe, en parallèle, deux lignes mélodiques : l’une, conduite par les cordes, assure la basse ; l’autre, menée par les flûtes, occupe les aigus. Mais, outre l’intérêt expérimental sur la propriété des sons, cette courte séquence offre surtout un temps de réflexion aux protagonistes. Chacun d’eux interviendra pour conclure ce troisième Acte : Charite confie son sort à l’éternelle renaissance de l’Amour ; Adamas invite Isbé à accepter son offre ; Isbé réclame un délai de réflexion avant de célébrer leur union. Le chœur met un terme aux échanges en enviant le sort de la bergère.

La dramatisation s’accentue dans l’ACTE QUATRIEME. Isbé décline l’offre d’Adamas et déclare son amour pour Coridon. Mais celui-ci tient à ce que son amante accède au sommet de la hiérarchie sociale en épousant le chef des druides. Elle s’en offusque mais n’accepte finalement pas le secours que lui offre la magicienne Céphise pour convaincre Coridon.

Comme l’exprime l’ouverture instrumentale, l’atmosphère est lourde en ce début du quatrième acte. Inspirée par une flûte aérienne, Isbé est déterminée à se déclarer en faveur de Coridon, devenu « le roi de mon cœur ». D’abord surpris pas sa déclaration, Coridon l’engage à répondre favorablement à Adamas. A sa manière, il veut prouver ainsi à Isbé combien il l’aime. L’incompréhension les sépare maintenant et chacun d’eux entend mourir par amour pour l’autre. Iphis propose insidieusement d’intercéder auprès de Coridon, pourvu qu’il se taise pour ne pas alarmer Adamas. A peine est-il parti que la magicienne Céphise s’approche, comme portée par un flot ondulant de croches. Elle propose ses services d’une voix que Blandine Folio Peres fait vibrer jusqu’à nuire quelque peu à sa diction. Les Zéphyrs virevoltent délicieusement au son des violons. Ils sont rejoints dans le second air, par la flûte. Le contradicteur de La Serre souligne, là encore, la beauté de ces passages. L’agilité du chœur qui suit est admirable et le crescendo magnifiquement mené s’achève dans un cri farouche. Aussitôt, un Air gracieux fait oublier ce final abrupt. Les violons et les flûtes s’y amusent paisiblement. Ces différents intermèdes destinés aux Zéphirs sont aériens, souples et élégants. L’air « Commandez aux tendres Zéphirs » des Boréades (1763) de Rameau pourrait avoir été inspiré par la partition de Mondonville, le maître puisant alors dans les partitions de son élève. Mais il ne s’agit, bien entendu, que d’une hypothèse. Le charme semble à son comble lorsque Céphise propose aux Zéphyrs de rompre la chaîne qui attache Isbé à Coridon. Mais, dans un dernier sursaut, Isbé s’y oppose et demande que ce soit la chaîne qui la lie à Adamas qui soit rompue. Céphise enrage et décide d’abandonner Isbé à son sort, suivie par un chœur exprimant l’irritation, aiguisée par des violons en pleine agitation.

L’ACTE CINQUIEME est celui du dénouement. Le Mercure de France le jugera long et ne retiendra vraiment que la « fête des plus gracieuse par où la Pastorale finit ». Isbée annonce sa décision de renoncer à épouser Adamas. La fête est interrompue par un orage et l’échec d’un sacrifice annonce un coup de théâtre. Autant de présages qui font finalement comprendre à Adamas qu’il est victime de sa passion. La raison l’invite à y renoncer. La vertu finira par l’emporter. Isbé peut alors épouser Coridon.

Des dissonances parsèment l’ouverture instrumentale. Une façon d’exprimer l’angoisse sourde qui s’insinue dans cette atmosphère qui devait être à la fête. Déjà les sacrificateurs et les peuples s’avancent dans une marche moins martiale que festive, malgré les percussions. Adamas s’apprête à sacrifier une victime « pour célébrer l’éclat de ce grand jour ». Le chœur appelle à célébrer la fête sur une mélodie qui caracole joyeusement. Il tend ensuite le relais à un Air lent et piqué annonçant aux dieux l’imminence du sacrifice qui pourrait être humain si l’on en croit le témoignage de Lucain sur les victimes habituellement destinées au Jupiter-Thamaris gaulois. Ce sacrifice est interrompu par un violent orage accompagné d’un tremblement de terre figuré dans une symphonie descriptive d’un beau réalisme. Le chœur effrayé craint l’abandon des dieux. Adamas les rassure et entreprend de procéder au sacrifice. Celui-ci va également échouer : le sang de la victime refuse de couler. Coridon propose d’être immolé par amour d’Isbé. Celle-ci veut l’en dissuader mais dévoile par là son amour pour le berger. La colère d’Adamas explose : « un amour méprisé s’abandonne à la rage ». Dans un air fiévreux, il libère son courroux, encouragé par des violons démontés. Adamas revient à la raison, redevenant comme « ces bons vieux gaulois … (qui) cherchaient l’entrée du Temple de l’Amour par celui de l’honneur ; celui de l’honneur par celui de la vertu » (L’Astrée). Il admet avoir mal interprété l’oracle et invite les deux bergers à s’unir : « amants, soyez heureux ». Dans un chœur qui trouverait sa place dans un grand motet, le peuple se réjouit de cette issue favorable. Les musiques de fête résonnent à nouveau, avec notamment un paisible Prélude champêtre pour les bergers. Deux duos délicats scellent l’union des amants. Dans le second, ils échangent un « Je n’aimerai que vous » répété à satiété tandis que le chœur admire, dans un long murmure en fond sonore, le tableau charmant que composent les amants enfin unis. Ce long passage est tout simplement attendrissant et sa beauté harmonique suscite l’émotion. Cette Pastorale s’achève sur des notes apaisée, dans la tendresse partagée qu’expriment avec talent les notes de la partition et la qualité des interprètes. La Serre ne s’y était pas trompé lorsqu’il constate que « la tempête, la ritournelle du cinquième acte et le dernier air accompagné du bas chœur, sont des morceaux travaillés et dignes du successeur de Campra et de Lalandes ». Il se garde cependant de souligner que ces chants croisés semblent taillés selon le même patron que le Trio avec chœur en rondeau Par un sommeil agréable de Dardanus (Acte IV, scène 2) ou, plus encore, la scène finale de L’incoronazione di Poppea (1642) de Claudio Monteverdi (1567-1747), « mais en moins immoral », tient à préciser Benoît Dratwicki, le directeur artistique du Centre de Musique Baroque de Versailles, lors de la présentation d’Isbé, le 17 février dernier.

Ce coffret mérite quantité d’hommages. Nous destinons le premier à György Vashegyi. D’abord, pour le travail important réalisé sur une partition incomplète et dont le caractère unique ne permettait pas d’identifier les erreurs (nombreuses à l’époque) qui pouvaient s’être glissées lors de l’impression. Au cours de la présentation du coffret, il a révélé que la partition restaurée comparée à la partition originale a doublé de volume. Ce travail d’orfèvre passe trop souvent inaperçu. Raison de plus pour le saluer. Ensuite, le rédacteur du livret accompagnant les CD appelle toute notre gratitude. Son contenu constitue une excellente introduction à l’œuvre. Laissant à notre lecteur le soin de le découvrir, nous nous sommes efforcés de le compléter par des explorations personnelles. Enfin, le choix des interprètes et la direction d’ensemble a produit un disque dont on ne se lasse pas. Certes, le livret est bavard et l’intrigue plutôt ténue. Mais la musique de Mondonville fait oublier ce que, hormis les adeptes de la littérature galante, nous considérons comme des faiblesses littéraires. Son inventivité, notamment dans les intermèdes instrumentaux, séduit dès la première écoute. Mais c’est aux interprètes que nous le devons car les notes sont matière morte si des voix et des sons ne leur redonnent vie. Nous avons déjà salué les solistes choisis en relation avec le Centre de Musique Baroque de Versailles. Il convient maintenant d’adresser notre gratitude aux membres du Purcell Choir. Ils sont tous hongrois. Et pourtant ils chantent un français irréprochable. Nous saluons les efforts auxquels ils ont consenti pour parvenir à ce degré de maîtrise de notre diction. Quant à l’Orfeo Orchestra, nous attendons d’ores et déjà ses prochaines productions. La maîtrise instrumentale, l’art des nuances et la cohérence d’ensemble nous ont convaincu, tant pour assurer aux solistes un support efficace que pour faire rayonner les différentes facettes de la partition. Un dernier hommage pour la Müpa de Budapest dont le travail de réflexion et de création contribue si efficacement à la diffusion de la musique baroque française.



Publié le 12 mars 2017 par Michel BOESCH