Il trionfo della morte - Bonaventura Aliotti - Les Traversées Baroques

Il trionfo della morte - Bonaventura Aliotti - Les Traversées Baroques ©Adam et Eve au paradis (vers 1620), Guido Reni (1575-1642) © Musée des Beaux-Arts de Dijon, France
Afficher les détails

Corps à corps avec la mort …


« Je suis l’importune et la cruelle, que vous appelez sourde et aveugle, ô vous pour qui il fait nuit avant le soir. […] Or, pendant qu’il vous est le plus doux de vivre, je dirige ma course vers vous, avant que la Fortune n’ait mêlé quelque amertume à votre joie », In Les Triomphes, I, Le Triomphe de la mort (recueil de poèmes en chapitres, dont le dernier a été composé en 1374) du poète et humaniste florentin Francesco Petrarca, dit Pétrarque (1304-1374).
N’est-il pas combat plus implacable que celui livré contre la dame vêtue de noir ?

La Mort, en tant qu’entité mystique, revêt un visage terrifiant. De son voile funeste, elle drape l’existence même de l’humain en lui enlevant tout signe de vie. Visage, ô combien, effrayant ! Mais lorsqu’elle s’enveloppe d’une dimension artistique (peinture, musique, …), elle illumine son funèbre faciès perdant ainsi son pouvoir dantesque. Nous sommes, si vous acceptez le propos, comme fascinés…


il-trionfo-della-morte-cd
Sophonisbe prenant le poison ou La Mort de Sophonisbe (vers 1670) – Mattia Preti (1613-1699) – Huile sur toile © Musée des Beaux-Arts de Lyon, France

Regardons la manière dont le peintre italien Mattia Preti, dit aussi il Cavaliere Calabrese (1613-1699) met en scène la mort, ici comme acte ultime d’un amour impossible. Dans son tableau Sophonisbe prenant le poison ou La Mort de Sophonisbe (vers 1670), le peintre représente la princesse Sophonisbe aux pieds de laquelle se trouve, en contrebas, son amant Massinissa, roi Numide berbère. Femme d’honneur et de courage tout autant que de détermination et de sang-froid, Sophonisbe se sacrifie ne pouvant vivre leur amour. Assise en hauteur, elle attire irrémédiablement notre regard. La mort est, ici, symbolisée par la pâleur de son visage exsangue, pâleur qui tranche littéralement avec le drapé sombre de la tenture. La mort s’empare de son corps après qu’elle ait bu la coupe de poison offerte par son amant. Sa main gauche enserre son cœur… Serait-ce le dernier geste d’amour avant le trépas ? La présence d’un putto (un angelot nu) guide notre réflexion. Le ciel aux teintes obscures de gris, de cendres et de noir apparaît comme l’antichambre des Ténèbres. A l’arrière plan, une femme, aux contours flous dans les mêmes tons de couleur, semble l’attendre. Elle tient dans sa main droite une couronne. Celle de la princesse mourante ?

Dans le courant musical, l’une des plus belles incarnations de la Mort est celle faite par Bonaventura Aliotti (ca. 1640- ca. 1690), également connu sous le nom de il Padre Palermino, dans son oratorio Il trionfo della morte per il peccato d’Adamo (Le triomphe de la mort par le péché d’Adam), composé en 1677.
Fidèles au calendrier initialement prévu malgré les temps incertains, Les Traversées Baroques révèlent un pur chef-d’œuvre en gravant au disque cet oratorio. L’enregistrement fait suite à la série de concerts donnés à Moyenmoutier (Vosges) en juillet 2019 dans le cadre du Festival des trois abbayes (première recréation mondiale de l’œuvre), à Sarrebourg (Moselle) en juillet 2019 lors du Festival des Rencontres de Saint Ulrich et à Dijon (Côte-d’Or) à l’auditorium de l’Opéra de Dijon en novembre 2019. Cette dernière représentation a fait l’objet d’un compte-rendu de notre confrère Pierre Benveniste.
Leurs multiples compétences sont reconnues et saluées à maintes reprises par la critique internationale.

Les Traversées Baroques, notamment Judith Pacquier (directrice artistique) et Etienne Meyer (directeur musical), ont cherché une œuvre (oratorio ou opéra) adaptable à l’effectif habituel de l’Ensemble et de fait ne nécessitant pas une mise en espace « lourde ». Autre intention : celle d’égalité entres les parties vocales et instrumentales. Après maintes recherches, leur choix s’est tout naturellement porté sur l’oratorio Il trionfo della morte d’Aliotti.
D’après l’exemplaire conservé aux archives de Modène (Italie), Judith Pacquier et Etienne Meyer ont effectué un travail conséquent de lecture, d’appropriation et d’adaptation allant même jusqu’à corriger les erreurs faites par le copiste du livret. Ils ont opéré avec minutie sur la colorisation des parties instrumentales (parties à quatre et à cinq). Cette méticulosité apporte incontestablement des nuances diaprées, parfaitement restituées par le dispositif instrumental et vocal. Signalons également que le label Accent leur a laissé l’opportunité de choisir l’illustration de la jaquette du coffret. Ils ont opté pour cette huile sur toile Adam et Eve au paradis, peinte vers 1620, de Guido Reni (1575-1642), présente dans les collections du Musée des Beaux-Arts de Dijon.

L’oratorio d’Aliotti s’inscrit bien au-delà d’un simple commentaire de textes sacrés entrecoupés de brèves pièces polyphoniques. Il s’affilie à un discours où la rhétorique, mise en musique, sert l’église de la Contre-réforme. Par ailleurs, Aliotti relève un tour de force. S’inspirant du sujet biblique du péché originel (Livre de la Genèse), il ajoute des personnages allégoriques : la Passion, la Raison et la Mort. Aliotti « opératise » d’une certaine manière l’oratorio. Cet ajout, mûrement réfléchi, peut être qualifié de « fronde ». L’opéra, genre proscrit, fait son entrée à l’église... Les limites entre l’oratorio et l’opéra sont ténues tellement leurs frontières sont proches. Dans son Dictionnaire de musique (1703), Sébastien de Brossard (1655-1730) définit l’oratorio comme « une espèce d’opéra spirituel, ou un tissu de dialogues, de récits, de duos, de trios, de ritournelles, de grands chœurs, etc. , dont le sujet est pris ou de l'Écriture ou l'histoire de quelque Saint ou Sainte. Ou bien c'est une Allégorie sur quelqu’un des mystères de la Religion ou quelque point de Morale, etc. La Musique en doit être enrichie de tout ce que l'art a de plus fin et de plus recherché. Les paroles sont presque toujours Latines et tirées pour l'ordinaire de l'Écriture Sainte. Il y en a beaucoup dont les paroles sont en Italien et l'on pourrait en faire en Français. »

Il trionfo della morte en reprend en partie les termes. Le péché originel s’accomplit par deux personnages principaux, Adam et Eve, soumis à la tentation, à la passion dévorante de l’amour. Puis ils sont confrontés à la mort ! Ames tourmentées qui se nourrissent des paroles de la Passion, de la Raison et de la Mort. Mais ce nectar mystique les enlise dans les marais du doute… Aliotti leur confère également une dimension humaine où la souffrance s’imbrique dans l’incomplétude de l’être humain par les sentiments, la culpabilité, la faute, le jugement, ...

Adam et Eve s’aiment d’un profond amour que rien ne peut dissoudre. La Raison met Adam en garde : l’amour terrien est le père des remords. Elle lui demande donc de s’éloigner d’Eve et de rester fidèle à son créateur. La Mort, qui rôde sans pouvoir entrer dans le jardin, s’associe à Lucifer dans le but de régner sur le monde. La Passion, aliénée jusque-là par la Raison, se rebelle également. Lucifer se rend auprès d’Eve pour la tenter. Elle croque le fruit défendu, use de ses charmes pour faire vaciller Adam qui finit par céder… (extrait du livret accompagnant le coffret).

L’écoute des disques ouvre les portes du paradis perdu, le mythique Jardin d’Eden où Adam et Eve ont commis le péché originel…
Un sentiment d’unité se dégage par le caractère fluide et continu du propos. Malgré leur brièveté, les pièces vocales et instrumentales s’articulent de manière naturelle. L’idée de mouvement est renforcée par de succincts da capo (reprise du morceau depuis le début) et un tempo mouvant, changeant. Perception d’autant plus ressentie grâce à la kyrielle d’airs et de chœurs.
Prémédités par Judith Pacquier et Etienne Meyer, les enchaînements dramatiques, plus ou moins courts, participent pleinement à l’homogénéité du discours. Choix affirmé dans les deux disques du coffret par l’absence de coupure entre les pistes. L’harmonie uniforme qui en découle, ne s’échoue pas pour autant dans une monotonie pesante. Bien au contraire ! Le propos est constamment renouvelé. Les mots prennent tout leur sens grâce à une parfaite déclamation. Chaque artiste vocal accentue ses paroles sur les valeurs mélodiques et rythmiques de la musique. Respect de la prosodie (ensemble des règles permettant d'établir une correspondance juste entre les syllabes accentuées ou atones des paroles et les temps forts ou faibles de la musique.)
Les Traversées Baroques cultivent un sens théâtral tout au long de l’œuvre. Même si la musique est impalpable, elle permet de communiquer l’indicible. Le son est invisible… Il demeure tout autant insaisissable et mystérieux que la mort ne l’est ! Pourtant, l’Ensemble sait parfaitement véhiculer l’émotion…

Cette trame émotionnelle est sublimée par le choix de la distribution (vocale et instrumentale). Confortant ainsi la décision prise par Judith Pacquier et Etienne Meyer en faveur du présent oratorio ! L’effectif, réuni au disque, s’approprie pleinement chaque méandre de l’œuvre.
Le plateau vocal est particulièrement éblouissant. Sous les traits de Capucine Keller, le personnage d’Eve (Eva) reflète une dimension céleste. Il s’agit d’une « reprise » de rôle. Souffrante lors des concerts, elle avait été remplacée brillamment par la soprano espagnole Lucia Martin-Cartón. Dès sa première intervention (Vita si son del tuo cuoreOui, je suis la Vie de ton cœur, piste 5 cd 1), la pureté de sa voix s’impose délicieusement. Comment ne pas céder à la tentation ? Comment ne pas mordre à pleine dent dans le fruit défendu ? D’un timbre cristallin, elle construit et produit un son virginal. Portons attention au « i », lettre si redoutée dans le registre aigu. Mal préparé, il peut être acide voire agressif. Ici, Capucine Keller lui confère une douceur angélique. Se fiant juste à notre oreille, nous concevons le façonnage du moule. Chaque mot s’appuie sur une recherche intelligente du son. Relevons également le phrasé délicat de Matthias Spaeter (théorbe) qui enjolive le chant, sur lequel se pose les notes veloutées voire poudrées de Laurent Stewart (orgue positif). La fraîcheur vocale nous cueille littéralement sur Dolce amore, il moi cuoreMon doux amour, mon cœur (p. 7 cd 1). Le soutien des phrases est alimenté par une respiration souple et constante. Le léger voile qui se déploie de temps à autre, apporte une couleur dramatique au personnage d’Eve. Nous en apprécions l’utilisation parcimonieuse. D’aucuns pourraient penser à une fuite d’air. Nous en réfutons la simple évocation ! Quelles vocalises agiles agrémentant le Che vaghezza ! Che bellezza !Quelle grâce ! Quelle beauté! (p. 8 cd1). Le coup de grâce ou coup fatal (excusez l’expression !) s’accomplit par l’écoute du second disque, en particulier la piste 2 (Già del Pomo vietato. Il soave liquore gustaiDu fruit défendu. J’ai déjà goûté la suave liqueur) et la piste 3 (Dolce Amor, caro consorteDoux Amor, cher conjoint). Capucine Keller y déploie toutes les couleurs de sa voix puissante. Richesse qui ne connaît presqu’aucune limite ! Nous perdons toute consistance humaine par son chant incarné Discioglietevi, dileguatevi, mesti lumiDissolvez-vous, libérez-vous, tristes yeux (p. 12 cd 2). De nouveau, la soprano drape sa voix du voile vaporeux à l’image de celui qui envahit nos yeux de mortels… Le lamento (chant de tristesse et de déploration) s’expose par un mouvement chromatique descendant en mode mineur. Appréhendons entièrement l’altération qui en résulte. La réalisation de la basse obstinée (ou basse contrainte) est confiée au consort de violes et au théorbe qui répètent inlassablement le motif musical.

Le rôle d’Adam (Adamo) est attribué à Vincent Bouchot. A l’énoncé du Qual torbido fantasmaQuel sombre fantôme (p. 2 cd 1), nous percevons instantanément la rondeur vocale. Sa voix mixte, s’étendant du registre de ténor à celui de baryton, s’empare entièrement de la complexité du personnage d’Adam. D’une parfaite prononciation italienne, il scande Mà che dissi, mie care pupille!Mais qu’est-ce que je dis, mes chères pupilles ! (p. 6 cd 1) où le basson de Monika Fischaleck affirme sa présence dans un leitmotiv hypnotisant. Il porte son personnage au firmament de l’interprétation en employant un ton juste, jamais surfait. Nous buvons ses paroles Qual’infida speranzaQuel faux espoir (p. 4 cd 2), Eva frena gli accentiEve, arrête tes accents (p. 6 cd 2) dans lesquelles la souplesse vocale colorise chacune de ses intentions. Aucune rébellion n’est possible lorsqu’il lance de manière vaincue Più non si può resistere, nò, nòOn ne peut plus résister, non, non (p .13 cd 2). Soulignons la joliesse des violons baroques (Jasmine Eudeline, Saskia Birchler) et des flûtes à bec (Judith Pacquier, Liselotte Emery) reprenant in fine le thème. Mesurons le soin apporté à la structuration des consonnes à la piste 14 (cd 2) : Son già pronto a tuoi voleri. Non pianger, nòJe me rends à ta volonté. Ne pleure-pas, non. Quelles soient occlusives ou constrictives, les consonnes rebondissent sur l’écoulement du flux d’air phonatoire. Les notes piquées ou détachées du clavecin et du basson en amplifient le ressenti.
Si nous devions résumer en quelques mots son interprétation, nous dirions, sans flagornerie, qu’il sort de sa légendaire retenue à laquelle il nous a habitués. Ce pour notre plus grand bonheur ! Vincent Bouchot dispose d’un haut degré de compréhension : l’intelligence artistique du texte…

Si nous avons atteint la félicité avec Capucine Keller et Vincent Bouchot, nous plongeons dans une douce ataraxie (quiétude absolue de l’âme) grâce à la Raison (Ragione), un des trois personnages allégoriques tenu par Anne Magouët. Comme à son accoutumée, la soprano investit pleinement son rôle jusqu’à faire corps avec celui-ci. De manière innée, elle s’en approprie avec une apparente facilité toutes les facettes. Incarnation du lyrisme théâtral…
Dans sa mise en garde adressée à Adam (Adam, basta, non più. Troppo t’inoltri negli amorosi accentiAdam, ça suffit, arrête ! Tu vas trop loin avec tes mots d’amour, p. 9 cd 1), elle fait preuve d’une force placide, une main de velours dans un gant de fer. Nous apprécions les nuances qu’elle arbore lors de sa déclamation, tout en recevant l’appui des notes et accords de l’orgue. Marquant comme une césure dans le rythme, Renda fallaciTes espoirs fallacieux se pigmente d’effets « vocalistiques ». La phrase conclusive de l’air Sogliono ancor i sogni esser veraciQuelque fois, les rêves peuvent être vrais, atteste de sa qualité vocale. Elle nous fait grâce de notes tenues et d’aigus finement exécutés. Saluons les phrasés du théorbe et des cordes qui rendent réel ce rêve !
La piste suivante (Sono idee d’un cor presago spesso i sogni di qua giù - Souvent les rêves d’ici-bas sont les idées d’un cœur prévoyant) dresse le portrait d’entrelacs trillés lors du dialogue avec le basson, les cornets, les violons et l’orgue.
Que cela soit dans le registre haut aux aigus éclatants ou dans le médium, sa voix ample rayonne. L’exemple parfait : Senza Dio ch’è il vero SoleSans Dieu, qui est le vrai Soleil (p. 13 cd 1). L’aisance vocale assure son propos. Sur la ligne des autres parties (violons, violes, théorbe, …), le violoncelle d’Etienne Mangot affirme sa présence en exploitant tous les registres de l’instrument. Il sonne avec autorité et fermeté.
Artiste aboutie, Anne Magouët brille derechef dans les deux derniers airs du rôle : Che fai, misero Adamo ?Que fais-tu, pauvre Adam ? (p. 8 cd 2) et Che non puole, che non faQue ne peut-elle faire (p. 9 cd 2).

Autre artiste, dont le talent n’est plus à démontrer, la basse noble Renaud Delaigue qui se voit confier deux rôles : Lucifer (Lucifero) et Dieu (Iddio).
En prince des Enfers, il excelle dans l’incarnation du personnage. Assuré dans sa « majesté ténébreuse », il assoit ses graves sur de solides appuis : maîtrise de la respiration, gestion du souffle, construction du son, ... Le soutien est dynamique (Che bei discorsi, AmiciQuel beau discours, mes amis et Dunque un uomo caducoDonc un Homme caduque, p. 17 & 19 cd 1). Aucune fêlure n’est perceptible – même en tendant l’oreille – lors du passage du registre médium au grave ou à l’inverse, notamment lorsque son organe se déchaîne : Furie terribiliTerribles Furies (p. 20 cd 1). Embrassant le style agité « monteverdien » (stille concitato), il lance une cascade de notes rapides et répétées, symbole de son courroux. Nous savourons chacun de ses mots dont la projection est assurée par une parfaite diction. Il offre une série nourrie de vocalises dans Si dilegui il Cielo in lampoQue le Ciel disparaisse dans un éclair (p. 21 cd 1).
En Dieu (Iddio), Renaud Delaigue subjugue… Possédant une technique hors pair, il teinte son second rôle d’une autre couleur. Adam rubelle indegno - Adam, indigne rebelle (p. 17 cd 2) lance-t-il souverainement ! Il est divin (pardon pour le mot !) lorsqu’il évoque sa clémence même dans la vengeance (Anco frà le vendette, la mia clemenza imperaMême dans la vengeance, ma Clémence domine; p. 28 cd 2).
Sa double prestation démontre son aptitude vocale : il module sa tessiture en fonction du personnage interprété. Le chanteur leur attribue deux timbres différents permettant de les distinguer précisément.

Initialement dévolu à Renaud Delaigue (série de concerts), la Passion (Senso) est confiée au disque à une autre basse, Emmanuel Vistorky. Malgré un rôle peu développé dans le livret, il se saisit de chaque prise de chant pour affirmer sa voix. Aussi bien dans le duo avec la Mort (Nel terren Paradiso / Morte dove raggiri il piede inquieto ?Dans le Paradis terrestre / Oh, la Mort ! Où diriges-tu ton pied agité ? p. 16 cd 1) que celui entretenu avec la Raison (Sì, sì resisterò / No, no, t’opprimeròOui, oui, je résisterai / Non, non, Je t’opprimerai !, p. 30 cd 1) que dans son solo (Deh cingetemi la tempiaDe grâce, couronnez-moi, p. 24 cd2). Il convainc vocalement au moyen d’un argument principal : les magnifiques couleurs aux teintes mordorées. Soyons attentifs à la justesse du ton employé lors d’Al suon di più TrombeAu son des trompettes (p. 1 cd 2). Les cornets sonnant telles des trompettes, attribuent un caractère martial au duo formé avec la Mort. Prenons garde aux salves des violons qui décochent à la vitesse de la lumière… Sa sensualité vocale est triomphale; il développe d’amples médiums dont la portée ne connaît que les limites de notre perception. Il est LA révélation de l’album ! Jusque lors, il nous était parfaitement inconnu…
A cette fabuleuse distribution, il ne manque que la Mort. Pour Arthur Schopenhauer (1788-1860), in Le Monde comme volonté et comme représentationDie Welt als Wille und Vorstellung publié en 1818-19, « la mort est le moment de l’affranchissement d’une individualité étroite et uniforme […] La liberté véritable et primitive reparaît à ce moment qui, au sens indiqué, peut être regardé comme une restitutio in integrum. » (traduire par une restitution intégrale). C’est dans cette conception que l’alto masculin, Paulin Bündgen, se glisse dans les habits de la Faucheuse. Ses larges possibilités de caractérisation vocale en font un artiste pleinement accompli. Dosant subtilement les affects ainsi que les effets, il expose des aigus bigarrés et des médiums maîtrisés. Il se risque jusqu’à d’augustes graves, dont la profondeur s’apprécie pleinement aux vues de sa tessiture ou de sa zone de confort... Lors des duos (précités) avec Emmanuel Vistorky, il apporte une certaine douceur malgré son funeste personnage… Notons les nuances pures et claires en particulier dans Mà che val la mia possanzaMais que vaut ma puissance ? (p. 15 cd 1) et Hora sì del mondo interoMaintenant oui, que du monde entier (p. 23 cd 2).

Reprenant en partie le même plateau vocal (Anne Magouët, Paulin Bündgen, Vincent Bouchot et Renaud Delaigue) auquel s’est ajoutée la belle soprano Lise Viricel, le chœur est tout simplement FABULEUX ! Tantôt voué aux Vertus (Chi a gli amor nacque del CieloCelui qui est né pour aimer le Ciel, p. 11 cd 1), tantôt aux Démons (Furie ferociFuries cruelles, p. 31 cd1) et tantôt aux Anges (Cadesti, oh Dio, cadesti infelice humanitàTu es déchue, oh mon Dieu, tu es déchue malheureuse humanité, p. 16 cd 2), il fait preuve d’homogénéité en acceptant la ligne directrice fixée soit par la partition, soit par le chef (Etienne Meyer). Aucune voix n’émet un quelconque désir de mettre en avant son « instrument ». En cela, la production sonore et musicale est absolument harmonieuse. Objectif pleinement atteint !
N’oublions pas les instrumentistes, non cités jusque lors, à savoir Christine Plubeau et Ronald Martin Alonso aux violes de gambe ainsi qu’Elodie Peudepièce au violone et à la contrebasse. Par leurs jeux délicats, ils ont su insérer leurs desseins dans la trame émotionnelle de l’oratorio. Preuve s’il en est de leur recherche et intelligence artistique…

Dans ce corps à corps, les Traversées Baroques ont affronté et défié la Mort. Etienne Meyer, en chef téméraire, leur a insufflé une vitale énergie : tempi variés, phrasés sculptés, nuances multicolores,… Il les a portées au pinacle artistique !
Les Traversées Baroques signent ici un enregistrement de haute qualité tant par la recherche méticuleuse et l’interprétation brillantissime. Ils révèlent la richesse musicale de l’oratorio Il trionfo della morte. Ce coffret double CD est un incontournable !
Bien que le triomphe de la mort soit implacable, remémorons-nous une pensée de Baruch Spinoza (1632-1677), «L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation, non de la mort, mais de la vie », in L’Ethique, Livre IV (œuvre posthume publiée en 1677).
Bien au-delà du combat macabre, livrons combat pour la Vie !



Publié le 27 avr. 2020 par Jean-Stéphane Sourd Durand