Ich schlief, da traümte mir - Dragosits

Ich schlief, da traümte mir - Dragosits ©Museum für Kunst und Gewerbe Hamburg, Torsten Kollmer et Maria Thrun
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Rêves nocturnes d’Anne Marie Dragosits

Pour son nouvel enregistrement, la claveciniste Anne Marie Dragosits se laisse porter par ses nuits et ses rêves, tantôt agités tantôt tendres voire mélancoliques. Elle conçoit ainsi un programme d’œuvres du XVIIIe siècle, représentatives du style galant qui fait office de transition entre le Baroque et le classicisme. Chacune des œuvres interprétées, souvent extraites d’une suite d’une partita ou d’un recueil, illustre un moment, un rêve voire une émotion de la musicienne lors de ses nuits. Il est certain que, comme elle, ce temps universel qu’est le sommeil et la plongée dans le monde mystérieux des rêves a fasciné nombre d’artistes, notamment les compositeurs du XVIIIe siècle qui manifestent leur besoin d’exprimer leurs ressentis les plus personnels et profonds.

Le début de ce voyage nocturne est d’abord un peu troublant. Sans doute Hypnos, dieu du sommeil, n’est-il pas encore accompagné de Hesychia, l’esprit de la paix et du calme, avec ce premier extrait des Petites pièces de Carl Philipp Emanuel Bach, La Stahl. Ce titre pouvant évoquer une voleuse (en allemand) semble caractériser une petite œuvre espiègle et tendrement surprenante, avec quelques contrastes d’intentions et des temps de silence évocateurs. Anne Marie Dragosits semble rechercher une certaine théâtralité dans son interprétation, prenant volontiers quelques libertés avec les mesures, sans pour autant proposer une version soit vraiment malicieuse, soit pleinement charmeuse. Le trait mélodique monodique et ascendant, qui termine la première partie, manque d’un élan dans sa conduite qui permettrait de bien la comprendre et manifeste ce léger flou d’intentions. Le cantique An den Schlaf (Sommeil bien-aimé, ami de mon cœur) arrangé par C.P.E. Bach fait appel à Léthé, esprit de l’oubli, afin de s’éloigner des douleurs et des chagrins et d’embrasser les souvenirs plus doux et mélancoliques suggérés par La mémoire raisonnée (ou Les langueurs tendres) extrait des Petites pièces. Là encore, si la claveciniste se montre bien consciente des lignes mélodiques, facilement identifiables, on aurait pu y souhaiter plus de souplesse voire de liberté dans les phrasés. Les dialogues, comme des soupirs, de La mémoire raisonnée sont certes jolis, ils auraient assurément convaincu encore davantage avec un tempo avançant un peu plus.

Les entraînantes notes répétées et affirmées du Réveille, composé par le fils aîné Wilhelm Friedemann Bach, montre qu’Anne Marie Dragosits est tout à fait capable de proposer des phrases à la conduite élancée. La prise de liberté est peut-être parfois audacieuse mais elle est justifiée par la musicalité allègre de ce joyeux réveil. La nuit n’étant néanmoins pas terminée, le sommeil menace toujours, illustré par l’extrait Sommeille de la suite Febrarius de Christoph Graupner. Celui-ci permet d’apprécier les surprenants changements de timbre lors des reprises, faisant audacieusement dialoguer les traits mélodiques sublimés par des ornements. Par un jeu faussement hésitant, l’interprétation en devient touchante. C’est également l’occasion de découvrir une facette du bel instrument de 1728 réalisé par Christian Zell et conservé au Musée des Arts décoratifs de Hambourg. Non seulement le décor de ce clavecin – dont on peut admirer quelques détails sur la pochette du CD et dans le livret (malheureusement sans couleurs) – est remarquable, sa restauration de 1973 permet d’en apprécier les sonorités, à la résonance pleine avantageant la brillance des aigus sans être métallique. La coulisse de luth est tout à fait intrigante, offrant un agréable registre nasal. En attendant de pouvoir se rendormir, la musicienne invite l’auditeur à contempler le ciel étoilé en écoutant trois danses de la suite Uranie de Johann Kaspar Fischer. La toccata et la sarabande ne sont sans doute pas des chefs-d’œuvre, certes jolis mais sans pour autant véritablement séduire malgré la noblesse que tente d’y apporter Anne Marie Dragosits. Toutefois, la passacaglia fait entendre un contrepoint plus riche et une harmonie plus dense que la claveciniste saisit pleinement pour en offrir une interprétation tout à fait attirante. Elle y démontre une aisance et une agilité digitale sûre et même d’un certain caractère, notamment lors de variations virtuoses et emportées.

Attendant toujours de pouvoir succomber à Hypnos et encerclé par l’obscurité, l’auditeur ne peut fuir ses idées noires que peut évoquer le choral Komm süβer Tod (Viens, douce mort) de Jean-Sébastien Bach, introduit par l’agité et même effervescent Praeludium en do mineur BWV 921, dont les graves bien présents apportent une certaine tendresse. On se lamente alors avant de recouvrer la raison et de se réjouir, malgré le souvenir des souffrances passées, de la vie présente avec la Suonata quarta Hiskia agonizzante e risanato de Johann Kuhnau. Cette sonate illustrant avec un intéressant figuralisme l’histoire du roi Ezéchias. Jouant sur les contrastes que permettent les deux claviers du clavecin, Anne Marie Dragosits offre des moments de fierté et de noblesse, parfois de malice, alternés de moments de doute. Cette musique à programme est suffisamment imagée pour que l’imagination de l’auditeur soit agréablement stimulée. Après le choral Wie schön leucht’ uns der Morgenstern (Comme brille l’étoile du matin) de Johann Balthasar Kehl, on retrouve le ciel étoilé propice au rêve d’amour. C.P.E. Bach nous y invite justement avec ses variations sur Ich schlief, da träumte mir (Je dormais en rêvant), poème anonyme qui inspira nombre des compositeurs de son entourage. Le tempo allant mais sans exagération choisi permet d’en apprécier les jeux et l’élégance, notamment lors de la variation en mineur, ondoyante.

Anne Marie Dragosits a raison de considérer la Fantasia en do mineur de W.F. Bach comme étant « le point culminant de cette nuit mouvementée », étant également l’œuvre la plus intéressante de son enregistrement. A l’image d’un rêve agité, alternant des moments d’une grande douceur avec d’autres lumineusement mouvementés, cette fantaisie est riche en émotions variées. Toutes sont saisissantes sous les doigts agiles et sans hésitation de la claveciniste. On y distingue une belle et fluide éloquence tout comme un caractère affirmé et non moins sensible. On peut particulièrement y apprécier la rondeur des sonorités de l’instrument de Christian Zell dont les registres caractérisés offrent une palette de timbres et de nuances très riche. Mais c’est avec le joli et calme Sommeille extrait de la Partita VII de Graupner que l’on perçoit déjà le début du jour, comme si, bien qu’il faille quitter les bras de Morphée, on y resterait pourtant bien un peu plus longtemps…



Publié le 24 nov. 2021 par Emmanuel Deroeux