Dardanus - Rameau

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Vingt fois sur le métier il remit son ouvrage…

« Qu’un auteur, à la représentation d’une pièce nouvelle, soit applaudi du public enchanté de l’ouvrage, rien n’est moins étonnant, ni plus naturel. Mais que la dernière représentation d’un ouvrage repris et qui a été joué un grand nombre de fois, ce public, en voyant l’auteur dans sa loge, se tourne vers lui et lui adresse ses applaudissements avec transport, c’est ce qui n’est guère arrivé qu’au célèbre Rameau, à la fin de son opéra Dardanus, qui a été donné pour la dernière fois le dimanche 9 novembre » (Mercure de France, décembre 1760). Ce même Dardanus dont un joyau ennobli la gerbe musicale confectionnée par ses confrères pour le service funèbre organisé en sa mémoire, le 27 septembre 1764 : « un grand nombre d’assistants (ne purent) retenir leurs larmes au Kyrie Eleison de cette messe adapté à la musique expressive des plus beaux endroits des œuvres de M. Rameau ». Le correspondant du Mercure de France (octobre 1764) se souvenant ici du pleur des bassons, dans l’air Lieux funestes (Dardanus, Acte IV, 1), qui a transcendé ledit Kyrie de Jean Gilles (1668-1705).

L’enthousiasme dont témoignent les spectateurs de 1760 ne doit pas cacher qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Dardanus constitue même, nous semble-t-il, un archétype de ce qu’une œuvre doit au travail et au temps. Au travail, car, de réécritures en arrangements, Jean-Philippe Rameau (1683-1764), n’a cessé d’affiner et de ciseler son ouvrage. Appliquant consciencieusement à la partition les prescriptions que Nicolas Boileau (1636-1711) adresse au poète : « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : Polissez-le sans cesse et le repolissez ; Ajoutez quelquefois, et souvent effacez » (L’Art poétique, Chant 1, 1674). Le travail étant le moteur de cette mutation, c’est à vitesse lente qu’elle parvient à s’ajuster au niveau du dénominateur commun des goûts du public. Cheminement par étapes que résume Paul-Marie Masson (1882-1954) : « Telles sont les principales phases historiques de la carrière de Dardanus. Commencée dans la lutte, poursuivie par un labeur incessant, elle aboutit à un succès incontesté, qui se prolongera après la mort de Rameau » (Les deux versions du Dardanus de Rameau, Acta Musicologica, juillet 1954).

La discographie actuelle reflète d’ailleurs les trois moments clés de la métamorphose de la partition. Si Les Musiciens du Louvre de Marc Minkowski (Archiv, 1998) s’en tiennent, pour l’essentiel, à la version de novembre 1739, L’Ensemble Pygmalion de Raphaël Pichon (Alpha, 2012) trouve plutôt son inspiration dans sa réduction de 1760. Quant à l’enregistrement dont nous gratifient aujourd’hui le Purcell Choir et l’Orfeo Orchestra, sous la baguette perspicace de György Vashegyi et les heureux auspices du Centre de Musique Baroque de Versailles (CMBV), elle restitue « la version de mai 1744… à deux exceptions près : le Prologue qui avait été fortement écourté en mai 1744 est donné ici comme il a été donné en avril 1744 ; en outre, le cinquième acte inclut la majeure partie du divertissement d’avril 1744 que Rameau supprima en mai » (notice du coffret par Denis Herlin).

La partition reconfigurée en avril puis en mai 1744 fut longtemps insaisissable. « Il est regrettable que cette seconde version beaucoup plus humaine que la première, soit encore difficilement accessible », regrettait Paul-Marie Masson. Elle est enfin disponible, grâce à la publication, en 2016, de la série IV, 8 de l’Opera omnia de Rameau dans la collection Bärenreiter Urtext. A ce propos, rendons hommage à ces érudits de l’ombre qui offrent les chances d’une seconde vie aux œuvres ensevelies. En l’occurrence, à trois membres du Centre National de Recherche Scientifique (CNRS), Sylvie Bouissou (l’une des biographes de Rameau), avec le concours de Denis Herlin et de Cécile Davy-Rigaux. Et exprimons toute notre reconnaissance à György Vashegyi qui, le premier, a animé ces pages restaurées.

Manifestement, Dardanus est une production composite en mue permanente. Une musique vivante dont le métabolisme nous échappe. D’ailleurs, aucun des enregistrements que nous venons de citer ne livre une version figée ni totalement « pure ». Car, une fois le millésime retenu, viennent s’y greffer des fractions de moutures prélevées dans d’autres variantes. Pour en saisir la quintessence, interrogeons les origines.

C’est en 1733, dans la force de l’âge, que Rameau tente de s’imposer dans l’univers du théâtre lyrique. Un théâtre sur lequel planent toujours les ombres tutélaires de Philippe Quinault (1635-1688) pour les textes et Jean-Baptiste Lully (1632-1687) pour la musique. Lorsque l’Académie royale de Musique inscrit Dardanus au programme, Rameau compte déjà à son actif deux tragédies lyriques (Hippolyte et Aricie en 1733 et Castor et Pollux en 1737) et deux opéras ballets (Les Indes Galantes en 1735 et les Fêtes d’Hébé). Des Fêtes d’Hébé ou les Talens lyriques qui, depuis leur création le 21 mai 1739, triomphent.

Encouragé par le succès, Rameau bouscule peu à peu l’équilibre interne de l’opéra conventionnel. En réaction, il suscite l’exaspération des partisans les plus conservateurs, particulièrement les admirateurs de Lully. Les répétitions publiques de Dardanus débutent donc dans un bouillon de culture en ébullition. Pour identifier les ressorts qui animent cette querelle esthétique en ces mois de novembre et décembre 1739, délectons-nous d’abord du treizième chapitre des Bijoux indiscrets (1748) de Denis Diderot (1713-1784). Nous y assistons au duel qui oppose Utmiutsol (Lully) à Uremifasolasiututut (Rameau), « musiciens célèbres, dont l’un commençait à vieillir et l’autre ne faisait que naître… Ces deux auteurs originaux avaient chacun leurs partisans : les ignorants et les barbons tenaient tous pour Utmiutsol ; la jeunesse et les virtuoses étaient pour Uremifasolasiututut ; et les gens de goût… faisaient grand cas de tous les deux ». Il faut absolument lire cette page plaisamment juste qui nous fait revivre la bataille de Dardanus sur la scène (imaginaire) de l’Opéra de Bazan (Paris).

Plus sérieusement, nous renvoyons au formidable travail de collecte d’informations réalisé par Charles Malherbe (1853-1911), archiviste-bibliothécaire de la Bibliothèque de l’Opéra de Paris. Le résultat de ses recherches a été publié dans La Revue Musicale, en avril 1903 (Tome 3, n°4). Pour l’essentiel, voici le récit des événements tels qu’il nous permet de le reconstituer.

La 10 novembre 1739, à l’issue de la première répétition générale, « on dit des merveilles » de l’opéra. Mais, le 14 novembre, un autre son de cloche laisse entendre que l’on « ne sait pas s’il aura grand succès, vu qu’aux répétitions, il n’a pas fait un effet décidé ». De toute évidence, les nouvelles à la main (gazettes manuscrites colportant avis et rumeurs) du 18 novembre annoncent les débuts d’une guerre de positions. D’un côté, « une confédération de plus de mille « Ramoneurs » (= partisans de Rameau comme les désignent les lullistes) qui ont résolu, pour soutenir Dardanus jusqu’à Pâques, de ne pas manquer une seule fois d’aller aux représentations ». En face, les « Lullistes » forment « une cabale opposée qui veut, dit-on, le faire tomber ».

Le jour de la première, « la salle ne pouvait en contenir davantage, et il y en a plus de renvoyés que d’admis ». Pourtant, « on a été étonné qu’à la fin il n’ait pas été si applaudi et si claqué qu’on pensait ». La seconde représentation ne tient pas ses promesses. Notamment en termes de recettes « lors qu’assez souvent la seconde représentation est plus forte que la première ». Même « des « Ramoneurs » de bonne foi conviennent que cette pièce ne remplit pas leurs attentes ». Malgré cela, ils veulent « faire tous leurs efforts pour soutenir Dardanus en y allant chaque fois ». Le 22 novembre, les ramistes désespèrent et les lullistes exultent. Certes, la fréquentation varie selon les jours. Ainsi, le Mercure de France (décembre 1739) observe-t-il que « cet opéra continue d’attirer beaucoup de spectateurs, malgré les contradictions qu’il a essuyées dès sa naissance ». Mais l’opinion publique s’échauffe. Et, après dix jours de représentation, « les fabricants de parodies, de couplets satiriques et d’estampes » entrent en action. Rameau s’évertue à remanier sa pièce. Mais la réputation de l’opéra « diminue tous les jours aussi bien que les recettes. Les personnes qui arrivent de province avaient déjà appris en chemin son sort et sont davantage prévenus contre » (29 novembre).


Estampe, 1739 (BNF, Gallica)

Survient un coup de théâtre. La danseuse Barbara Campanini, dite la Barberina (1719-1799), coqueluche du public parisien, est surprise par son protecteur et amant, le prince Victor-Amédée de Savoie-Carignan (1691-1741), dans les bras d’un lord anglais. Comme le prince exerce alors les fonctions d’inspecteur général de l’Académie Royale de Musique, la danseuse menace d’abandonner son rôle dans la pièce et de partir pour Londres. Le 3 décembre, un accord est trouvé. Rameau s’empresse de composer une entrée nouvelle à son intention afin de relancer l’intérêt du public pour son opéra. Le 6 décembre encore, « les auteurs de Dardanus travaillent jour et nuit à le raccommoder ; ils font un cinquième acte tout neuf ». Et le gazetier de conjecturer : « Ils auront de la peine à en faire un bon opéra, mais il sera soutenu par Mlle Barbarinne, qui y a exécuté vendredi un air fait exprès pour elle qui est un chef d’œuvre de difficulté, tant pour l’exécution de l’orchestre que pour la danse ». Afin de préserver Dardanus tout en équilibrant les comptes, il est décidé de reprendre, en alternance, les Talens lyriques. Pourtant, le 18 décembre, de fâcheux pronostics pèsent sur la pièce : « le goût est décidé que le public aime mieux à l’opéra les ballets que les tragédies et Dardanus est écrasé par les Talens bien qu’il soit du même musicien ». Le 24 janvier 1740, le rideau se ferme une dernière fois sur Dardanus, après vingt-six représentations. Un résultat honorable, mais loin de l’objectif de tenir jusqu’à Pâques.

Que pouvait-on bien reprocher à cet opéra ?

Les imperfections du livret, d’abord. Notamment l’inintelligibilité des enchaînements (pourquoi Dardanus est-il en prison ?) et l’invraisemblance des situations (Dardanus endormi près du monstre). Ce qui en fait une proie rêvée pour les parodies. Simon Henri Dubuisson ( ?-1767), commissaire au Châtelet et amateur des arts et des lettres, synthétise l’avis général du public dans la lettre qu’il adresse à Joseph de Seytres, marquis de Caumont (1688-1745), le 30 novembre 1739 : « le poème n’en vaut rien, quoique le sujet soit heureux et les paroles bien tournées ». Pourtant, bien que jeune, Charles-Antoine Leclerc de La Bruère (1714-1754) n’est plus un inconnu. N’est-il pas l’auteur du livret du ballet Les voyages de l’Amour (1736) mis en musique par Joseph Bodin de Boismortier (1689-1755) - également enregistré par György Vashegyi (Glossa, 2019) ? Le Mercure de France (mai 1736) était alors plutôt élogieux : « Tout le monde a rendu justice à la beauté de la versification ; les vrais connaisseurs l’ont trouvée des plus lyriques qu’on ait entendues sur le Théâtre de l’Opéra ». Mais il avertit l’auteur que ces mêmes connaisseurs « auraient voulu que de si aimables vers fussent animés par un peu plus d’action ».

A-t-il tiré les enseignements de cette première expérience ? Par précaution, le jeune librettiste sollicite les conseils de son entourage. En premier lieu, ceux de ses intimes, raconte Jean-Benjamin de La Borde (1734-1794) : « Il rassembla un jour plusieurs de ses amis, pour leur lire son opéra de Dardanus qu’il destinait au grand Rameau. Peut-être la manière dont il fit cette lecture, ne prévint-elle pas en faveur de l’ouvrage ; peut-être aussi avait-on bu un peu plus qu’il ne fallait au dîné qui avait précédé la séance. L’ouvrage fut jugé si mauvais, qu’il fut condamné au feu et la sentence exécutée sur le champ. Heureusement pour nous que Crébillon le fils, l’un des convives plus de sang-froid que les autres, sauva des flammes ce beau poème qui tient le premier rang après ceux de Quinault » (Essai sur la musique ancienne et moderne, Tome 4, 1780). Il soumet également son texte à un autre librettiste de Rameau : Voltaire (1694-1778). Celui-ci adresse ses compliments à « l’élève d’Apollon et de Minerve » : « c’est un des jeunes gens de Paris, dont j’ai la meilleure opinion. Il devrait m’envoyer sa tragédie » confesse-t-il à Berger, secrétaire du prince de Carignan (lettre du 10 avril 1738). Dans sa correspondance adressée le 10 décembre 1738 à Nicolas-Claude Thieriot (1697-1772), il annonce qu’il vient de renvoyer le texte de Dardanus « avec mes apostilles ». Annotations aujourd’hui perdues mais qui devaient être sévères si l’on en croit le début du courrier : « Je me venge de vos critiques sur notre ami La Bruyère (sic) ». De cette convergence d’avis naît un livret dans lequel l’action le dispute au merveilleux, mêlant allègrement héros antiques et magiciens, songes, lévitation et combats de monstres. Un merveilleux « qui, peut-être, n’y est que trop prodigué », concède son auteur dans la préface du texte publié en 1739.

Sans cesse remanié aux lendemains de la création, en grande partie réécrit pour la reprise d’avril 1744, le texte finit par devenir un texte d’anthologie si l’on en croit le Mercure de France du 21 janvier 1786 : « Dardanus est le meilleur Poème, le mieux écrit de ce siècle ». Pour autant, il était nécessaire de l’ajuster aux goûts du temps. Tâche confiée au librettiste Nicolas-François Guichard (1752-1814) qui « réajuste » le texte tandis que Antonio Sacchini (1730-1786) le « remet en musique », selon les propos du correspondant du Mercure de France (21 janvier 1786). En fin de compte, le texte de La Bruère n’aura jamais connu le repos !

La partition et son interprétation n’échappent pas à la critique. Celle-ci prend même un tour partisan. Dès les répétitions, un gazetier juge que la musique est « trop chargée de travail, de difficile exécution et ne fera fortune entière que parmi les Ramoneurs outrés (= « qui dépassent les limites de la raison » selon la définition du terme « outré » du Dictionnaire de l’Académie Françoise, 1787) ». Au lendemain de la première, un autre se réjouit qu’elle ait été « très bien exécutée. En général, on y a été frappé de beaucoup d’harmonie, mais il est si chargé de musique que les musiciens de l’orchestre, pendant trois heures entières, n’ont pas le temps d’éternuer ». Plus critique, au sortir de l’une de ces répétitions, Jean-Baptiste Rousseau (1669-1741) écrit au fils du grand Racine (Louis Racine, 1692-1763) pour blâmer la musique de Rameau qu’il qualifie de « distillateur d’accords baroques » (il s’agit probablement de la première mise en relation littéraire entre les termes « musique » et « baroque »). Il le prie, par conséquent, de « n’écorcher pas davantage/ Les oreilles des gens de bien » (Lettre du 17 novembre 1739). Pour autant, la partition conserve ses adeptes car, alors même que la désaffection se fait sentir, un gazetier « découvre dans la musique des beautés qui avaient échappées » (25 novembre 1739). En réalité, les adversaires de la musique de Dardanus sont surtout des adversaires de Rameau.

Rameau sort meurtri de cette campagne de dénigrement. De ce fait, sa production opératique marquera un coup d’arrêt. Pour autant, les lullistes ont-ils gagné ? Ce serait ignorer que le renoncement n’entre pas dans le tempérament du compositeur. Une nouvelle fois, Dardanus est remis sur le métier et subit de profondes transformations. Si le Prologue et les deux premiers actes sont retravaillés, les trois autres actes sont radicalement réécrits. Bien plus qu’une nouvelle version, le librettiste et le musicien « en firent un ouvrage presque nouveau », analyse Antoine de Léris (1723-1795) dans son Dictionnaire portatif des théâtres (1754). Ce que confirme la page titre de la partition publiée en 1744 : Dardanus, Nouvelle tragédie mise en musique par M. Rameau et représentée pour la première fois par l’Académie Royale de Musique le 17 avril 1744 (en réalité, le 23 avril, à la suite d’un retard).


Frontispice de la partition d’avril 1744 (BNF, Gallica)

Cette singularité rencontre apparemment l’indifférence des contemporains si l’on en croit l’avis laconique publié par le Mercure de France (avril 1744). Sept pauvres lignes qui renvoient paresseusement le lecteur au compte rendu publié en décembre 1739, pourtant obsolète. La direction de l’Académie royale de Musique ne s’implique pas davantage. En effet, la nouvelle pièce doit se satisfaire des costumes et décors en magasin. Un lecteur critique du Mercure de France y fait publier une lettre dans laquelle il condamne l’indifférence de l’un et la mesquinerie de l’autre. Pour ce qui le concerne, il reste confiant, assurant que « les deux tiers de Dardanus réussiront toujours, même avec les vieux habits du temps de Lully » (août 1745).

En réalité, le parti pris esthétique est totalement différent. Le merveilleux et le spectaculaire ont cédé la place à l’intention dramatique. Les atmosphères sont plus sombres et la violence affleure. Les personnages gagnent en épaisseur et les passions humaines tirent les fils de l’intrigue. Dardanus quitte l’univers des contes pour rejoindre celui de la tragédie classique sans pour autant renier sa filiation à la tragédie lyrique. Un genre musical dont nous retiendrons la définition générique qu’en donne Louis de Cahusac (1706-1759) : « La tragédie lyrique doit avoir des divertissements de danse et de chant, que le fonds de l’action amène » (article « Danse » in l’Encyclopédie de Diderot). Danses et ballets, chœurs et récitatifs, décors et pièces à machines. Voilà de quels bois est fait Dardanus.

Le socle sur lequel La Bruère échafaude son intrigue se résume à trois vers prélevés dans le Livre VIII (134-136) de l’Eneide de Virgile : « Dardanus, fils de Jupiter et d’Electre, vint s’établir en Phrygie et y bâtit la ville de Troie, de concert avec Teucer dont il épousa la fille ». Virgile n’en dira pas davantage. D’ailleurs, même les érudits les plus éminents, tel l’orientaliste Etienne Fourmont (1683-1745), ne disposent que de bribes, au demeurant contradictoires, sur les conditions de la fondation de la cité. Selon certaines sources antiques, Teucer régnait déjà à l’arrivée de Dardanus ; pour d’autres, c’est exactement l’inverse (Réflexions sur l’origine, l’histoire et la succession des anciens peuples, 1747). La Bruère choisit le terme de l’alternative le plus fertile en situations dramatiques. « On a supposé, pour donner plus d’étendue à l’action, qu’il fut obligé, pour fonder sa colonie, de faire la guerre à Teucer, établi avant lui dans le pays », écrit-il dans sa préface de 1739. Par ailleurs, poursuit-il, la filiation divine de Dardanus « a donné lieu au merveilleux qui a formé l’intrigue de ce poème ». Un merveilleux que le livret d’avril, puis de mai 1744 édulcore afin de privilégier la dimension humaine du récit.

Celui-ci débute par un Prologue affirmant que l’amour s’endort s’il n’est taquiné par la jalousie. De même, le sentiment amoureux se dissimule dans chaque recoin des cinq actes de la pièce. Ainsi, comprenons-nous un peu mieux la sévérité de Voltaire à l’encontre du manuscrit de La Bruère. Car, pour le philosophe-librettiste qui travaille alors, avec Rameau, au scénario de Samson (finalement interdit par la censure), l’amour n’a pas sa place dans une tragédie. A peine tolère-t-il qu’il y figure « comme un divertissement » (lettre à Thieriot, 2 février 1736). C’est le héros, en proie à son destin, qui doit intéresser le public.

Dardanus est donc une histoire d’amour mâtinée d’un drame de la jalousie. Le héros est pris dans les mailles d’un triangle amoureux. Iphise, l’enjeu central de la pièce, présente les caractéristiques du héros tragique amoureux soumis au dilemme cornélien : choisir entre son amour pour Dardanus et le devoir moral qui lui impose d’épouser Anténor. Pour autant, cette nouvelle Chimène n’obtient pas le rôle-titre. Le véritable protagoniste est Dardanus, prototype du héros tragique au sens cornélien du terme : une « haute figure du juste qui demeure obstinément vertueux dans la persécution et échappe in extremis au piège tendu par les méchants », synthétise Pierre Pasquier (Le héros tragique cornélien dans le Discours de 1660 – Littératures classiques, 1998). Par antithèse, Anténor incarne l’image du méchant, le contre-exemple de l’honnête homme. Si le premier suscite la pitié, le second doit exciter la terreur.

Pour les spécialistes, tel Pascal Denécheau (Dardanus, Avant Scène Opéra n° 286, 2015), ce schéma triangulaire est reconnaissable dès l’Ouverture instrumentale. Une ouverture « à la française » en deux mouvements (au lieu des trois – lent/vif/lent – instaurés par Lully). Le mouvement lent, animé par « ses rythmes pointés traditionnellement associés à la noblesse, (nous plonge) dans l’atmosphère de la tragédie où vont paraître des personnages de haut rang ». Dans notre enregistrement, György Vashegyi ajoute une dimension supplémentaire en ciselant un délicat jeu d’écho. Comme pour matérialiser le chemin que les amants auront à parcourir avant de convoler. Le fugato de la seconde section déchaîne un flot de gammes tourbillonnantes et de notes répétées figurant les pulsations de l’amour passion qui enfièvre Dardanus. Cette effervescence est suspendue, à trois reprises, par « une brève formule mélodique (confiée au hautbois et aux violons), … probable évocation des plaintes et des soupirs de la malheureuse Iphise ». Pascal Denécheau observe enfin que « les gammes et arpèges permettent au compositeur de moduler rapidement, passant du ton initial (la majeur) à ceux de do dièse majeur (associé à la déclaration d’amour de Dardanus), si majeur (utilisé pour l’aveu d’Iphise) puis fa dièse mineur (tonalité que Rameau associe à la jalousie) », celle qui mine Anténor. Par-delà ce symbolisme musical, l’Orfeo Orchestra déploie des mélodies puissamment enivrantes en conjuguant la précision, le raffinement et l’expressivité. Un véritable régal pour les oreilles.

Loin des louanges royales de la tradition lulliste, le Prologue nous convie au Palais de Cythère. Vénus nous y accueille au son d’une touchante ariette Régnez, Plaisirs, régnez autour de laquelle s’enroule une avenante guirlande de ritournelles. Par deux vocalises aériennes, Chantal Santon Jeffery enjoint les plaisirs à « régner » et à « briller ». Cependant, loin de s’abandonner au marivaudage, son discours de sagesse est empreint d’une touche de mélancolie habilement suggérée par la cantatrice. Car, prévient-elle, les plaisirs ne durent qu’un printemps. Malgré cela, les Jeux et les Plaisirs se laissent emporter par l’air sémillant que soufflent les flûtes et les violons. Mais la Jalousie et sa suite brisent ces rythmes plaisants et greffent leurs sonorités piquantes sur ces harmonies gracieuses. L’Amour doit réagir. D’abord sur un ton comminatoire, puis sur une ligne de basse furibonde, Judith van Wanroij bannit avec véhémence ce « tyran des tendres cœurs » et sa suite maligne. Sur une tonalité moins vindicative, le duo en imitation de l’Amour et de Vénus, suivi d’une reprise du texte par le chœur, ordonnent aux Plaisirs d’enchaîner la Jalousie et sa funeste cohorte pour « qu’une paix profonde/Règne à jamais dans ces beaux lieux ». Rameau caractérise ce retour à l’ordre par deux procédés d’écriture : les vocalises qui surlignent le mot « règne » et la cohésion d’un chœur à l’unisson.

Dans une courte séquence instrumentale d’une trentaine de secondes, nous assistons à l’endormissement des Plaisirs. Un condensé expressif finement taillé. D’abord, la griserie stimulée par les cymbalettes. Puis, une première suspension figurant un bâillement. Enfin, l’assoupissement lorsque le rythme s’alanguit et les sonorités gagnent en rondeur. Jusqu’au long silence marquant la prostration des Plaisirs. Vénus ne tarderait pas les imiter si elle n’était alarmée par le calme inhabituel qui gagne Cythère. D’abord, elle ne trouve guère d’instruments pour l’accompagner et doit débuter son récitatif a cappella. Les violons finissent par la rejoindre pour promulguer son acte de libération de Jalousie. Dans cet air, la musique de Rameau exprime astucieusement l’embarras de Vénus au moment de livrer Cythère à la rivale de son fils, Amour. Les cordes palpitent ; la voix tressaute ; le tempo est nerveux. Sans attendre, Jalousie et sa suite s’emparent du Palais. Le chœur dansant des furies se déchaîne dans le bouillonnement millimétré des lignes mélodiques. Jalousie prend possession des lieux dans une tempête de doubles croches. Ebouriffant.

C’en est trop pour Vénus. Dans un récitatif mêlant une impétuosité martelée par des accords et une volonté d’accommodement épaulée par un paisible continuo, elle soutient qu’Amour et Jalousie agiront désormais en complémentarité. Elle fixe même les contours de leur relation future dans une aimable ariette inondée de lumière par les flûtes : N’entrez dans les cœurs amoureux/ Que pour y réveiller l’empressement de plaire. L’accord semble conclu car Jalousie quitte le Palais.

La première scène du Prologue se ferme ainsi sur un diptyque en forme de parenthèse allégorique. L’incidence de la jalousie y est comparée à l’action du vent : violent, il sème la mort ; modéré il mène au port. Une image contrastée qui ne pouvait qu’inspirer Rameau. Ainsi, l’air Quand l’aquilon fougueux s’ouvre sur une impressionnante aria di tempesta que le compositeur développera ensuite dans l’orage de Platée (1745). Les violons déversent des rafales de croches tandis que Chantal Santon Jeffery foudroie les équipages. Dans ce morceau de bravoure, elle mobilise avec brio la large gamme de sa tessiture. Bien plus encore. Hormis la prouesse technique de la chute, en doubles croches, de plus d’une octave entre l’aigu et le grave, elle imprime une tonalité théâtrale à son expression. Notamment dans le sépulcral « la mort » qui clôt ce premier tableau. Soulignons également l’attention permanente qu’elle porte à la lisibilité mélodique et l’intelligibilité du texte. Quant au second panneau, il glisse sur des flots paisibles, jusqu’à destination. Dans sa partition, Rameau indique d’ailleurs que cette partie doit être interprétée sur un mode « gracieux ». Le calme revenu et Amour étant conforté dans son pouvoir sur les humains, le temps est venu de célébrer sa puissance.

La seconde scène du Prologue est donc consacrée aux divertissements. Des épisodes chorégraphiques (danses et pantomimes aux gestes évidemment absents de notre version de concert) y alternent avec des récitatifs. La partie s’ouvre sur une « marche pour les Peuples de différentes nations » notée « gay » (très joyeuse) dans la partition. Le chœur dépose un compliment adressé à Cupidon sur la ligne mélodique préalablement exposée par ce passage instrumental. Une louange en forme d’allégeance tant le mot « triomphe » est souligné par des répétitions étincelantes de vocalises. Ensuite, un air instrumental invite les danseurs au repos et au silence. Car Vénus s’apprête à reprendre la parole. Loin de la « puissance » que venait de revendiquer Cupidon, elle rend hommage à l’amour tendre, celui qui rend heureux les rois puissants autant que les modestes bergers. Puis, dans le prolongement d’un aimable menuet, elle admet que l’amour ne va jamais sans peines. Peines que deux alertes tambourins tentent néanmoins de faire oublier.

Mais l’heure de la représentation approche. Dans une forme de boniment policé, Amour décrit le protagoniste de la pièce : « un favori de Mars, enchaîné dans ma cour ». Dardanus amoureux sera le héros d’une histoire dans laquelle les armes et la passion se disputeront la victoire.

La reprise de l’Ouverture instrumentale accompagne le lever de rideau. Iphise s’est réfugiée dans la nécropole où reposent les guerriers vaincus par Dardanus. Son récitatif d’invocation, habité par les sonorités plaintives des flûtes et des violons et tourmenté par un tempo heurté, ausculte les termes de son terrible dilemme. Ecartelée entre l’amour qui l’enchaîne au chef des armées ennemies et son devoir patriotique qui lui dicte de le condamner. Enhardie par une ritournelle aux allures martiales, elle en appelle aux mânes des combattants morts. Mais en vain. Ils ne font qu’accentuer « le spectacle de (la) gloire » qui auréole le chef ennemi. Avec beaucoup de justesse, Judith van Wanroij émaille ce monologue de toutes les caractéristiques de la tourmente amoureuse : les pleurs et les cris, la colère et l’accablement.

L’intrigue est lancée lorsque le roi Teucer annonce à sa fille que le prince Anténor va lui permettre de remporter la victoire. Pour seule récompense, il demande sa main. Dans ce court récitatif, Rameau glisse quelques procédés expressifs astucieux. Comme la ligne mélodique descendante qui montre « Dardanus… tomber sous nos coups ». Ou la tonalité triomphale saluant par anticipation « l’éclat de nos exploits ». Et déjà Anténor et sa suite sont annoncés par une sorte de fanfare bourrue jouée par un unisson des graves. Pascal Denéchau y distingue l’emblème du futur époux, « un être grossier caractérisé par les rythmes pesants de la musique ».

Celui-ci ne doute pas d’un succès rapide. Même si Iphise l’alerte sur l’ascendance divine de son adversaire. Qu’importe. Teucer veut sceller les fiançailles en prenant à témoin les guerriers ensevelis dans la nécropole. Dans un impressionnant duo de basses, Teucer et Anténor scellent leur pacte. Rameau fournit des indications de dynamismes à la partie instrumentale. Elles permettent de distinguer les différents temps de la rhétorique musicale telle qu’il l’imaginait. Le début du duo affiche un caractère « doux », sans doute pour affirmer la nature sacrée de la double invocation des dieux et des mânes des guerriers. De même, l’écriture homorythmique de ce premier passage symbolise leur union par serment. Le mouvement se poursuit sur une allure « vite et fort » pour proclamer que toute rupture du pacte provoquerait « des remords dévorants ». De même, les lignes vocales adoptent une forme fugato afin d’illustrer le spectre de la désunion. Enfin, c’est « légèrement » que le roi et le prince appellent à célébrer leur serment « par des jeux éclatants ». Cette fois, l’écriture en imitation invite les différents peuples à rejoindre le lieu des festivités. Ce qu’un chœur grandiose officialise en amplifiant l’invitation de ses chefs. La réussite de ce duo tient, en grande partie, au talent de ses interprètes. Lors de la création, au grand dam de Rameau, les deux basses tailles n’étaient pas à la hauteur des exigences de la partition : « on se rejette contre l’exécution qui pèche véritablement beaucoup du côté des basses » écrit un gazetier au lendemain de la première. Au contraire, Thomas Dolié et Tassis Christoyannis tissent un air à maille serrée et aux reflets argentins. Avec fougue, mais au détriment, peut-être, des nuances que voulait le compositeur.

Tandis que, pensive, Iphise, décide de consulter le magicien Isménor (scène 4), l’armée et le peuple s’adonnent à la danse et aux réjouissances (scène 3). L’entrée des guerriers se signale par une agilité majestueuse. Leur pas est guidé par les violons alors que les percussions soulignent ponctuellement leur vocation combattante. Deux rigaudons animés par les hautbois et les violons unissent le peuple phrygien à ses soldats dans la même conviction d’une victoire prochaine. Une victoire qu’une Phrygienne exalte déjà, tantôt avec fougue, tantôt avec grâce. Dans cette atmosphère de frénésie guerrière, un quatuor puis un chœur appellent « aux armes ». Ce passage sonne comme un hymne de ralliement effréné dans lequel ces deux mots pèsent davantage que le texte du livret, tant ils submergent chacune des lignes de chant. Exalté, Anténor promet la gloire ainsi que la vengeance.

« Vivement », comme le recommande Rameau, l’ouverture instrumentale de l’Acte II nous plonge dans une atmosphère sombre déchirée par la fébrilité du tempo, le mordant des dissonances et le rugissement de la plaque à tonnerre. Nous pénétrons dans la grotte d’Isménor. Le magicien y vante la toute-puissance de son art. Un art qui « m’égale aux dieux », assure-t-il. Son autoportrait s’affiche sur une large tessiture, du grave caverneux à l’aigu perçant, pour symboliser le fait que son pouvoir s’exerce autant sur les enfers que sur la terre et les cieux. Thomas Dolié dessine avec doigté, dans cette ligne de chant exigeante, les contours d’une âme omnipotente.

Bravant le risque d’être arrêté, Dardanus sollicite l’aide d’Isménor. Celui-ci, prêtre de Jupiter, se montre accueillant envers le fils de ce dieu. Dardanus lui confesse son amour pour Iphise. Dans un dialogue bienveillant, ils tentent de trouver la meilleure façon de permettre au guerrier d’apercevoir la fille de Teucer lors de l’entretien qu’elle a sollicité auprès du magicien. Les discours de Thomas Dolié et de Cyrille Dubois débordent d’humanité tant les chanteurs parviennent à camper la psychologie de leurs personnages. Le premier incarne un conseiller obligeant. Le second s’accorde avec le portrait d’un héros pétri d’amour. Particulièrement dans l’air Vous la vîtes soumise au pouvoir de mes armes dans lequel le tempo triomphant du guerrier s’adoucit au fur et à mesure qu’il évoque son espoir d’être aimé.

Le rituel magique va débuter. Isménor convoque ses assistants, plongeant jusqu’aux tréfonds des graves pour ne pas oublier ceux qui peuplent les enfers. Ceux-ci affluent. Le chœur des magiciens fait écho à ses paroles. Rameau décrit cette troupe indisciplinée par des lignes mélodiques qui se distendent avant de se contrarier. Une troupe dont la vulgarité est révélée par la tonalité gouailleuse affublant le terme « Enfers ». Après le chant, la danse. Une danse sur un air pesant autour duquel sifflent les trilles des violons. Aux invocations d’Isménor, le soleil cède la place à la lune. Sur une scène plongée dans une semi-obscurité, le ballet des magiciens retrouve de la souplesse tandis que l’enchanteur poursuit ses incantations. Le charme opère. Ismenor remet à Dardanus une baguette magique qui lui attribue ses propres traits. Dans cet air à forte tonalité expressive, possible réminiscence des madrigalismes, le terme « cri » s’élance vers les aigus tandis que la voix plonge dans les graves pour atteindre les « sombres séjours ». De même, « frémir de servir l’Amour » agite les instruments de frissons du désir alors que le finale est prononcé sur le mode de la proclamation (« Tel est du sort l’irrévocable loi »). Sur ce même ton injonctif, le chœur homophone commande d’abord à Dardanus de se soumettre à cette loi. Faute de quoi il tomberait dans « des gouffres profonds ». La peinture musicale de sa chute donne lieu à un déploiement menaçant de doubles croches dans la partie instrumentale et des strettes acérées projetées par les voix. Belle prouesse.

Anténor se présente, annoncé par les mêmes accords lourds qu’à l’Acte précédent. Sous les traits d’Isménor, Dardanus écoute sa demande. Dans un quasi monologue, l’allié de Teucer ne doute pas que ses exploits lui permettront de gagner la main d’Iphise. En revanche, il souhaite en savoir davantage sur son rival dont il devine l’existence. La mise en musique du discours d’Anténor, parfaitement dramatisée par Tassis Christoyannis, souligne les sentiments contradictoires qui le tiraillent. D’abord, la gêne qu’il ressent à consulter un magicien est traduite par un tempo lent et un soutien instrumental retenu. Ensuite, son sentiment de puissance lui donne l’assurance de vaincre sans mal son adversaire. Cette fois, le rythme vif émoustille un accompagnement triomphateur. Enfin, l’inquiétude qui l’agite dans l’attente de la confirmation d’un rival alimente un tempo nerveux et une harmonie crispée.

Un prélude tout en légèreté prévient de l’arrivée imminente d’Iphise. Après son entretien avec Anténor, Dardanus est désespéré. Mais il adoptera d’abord le ton assuré du magicien dont il a revêtu les apparences. Iphise flatte son « art terrible » que le continuo illustre par le renforcement du registre des graves et une tentative d’ « ébranler l’univers » par une salve de croches foudroyante. Mais saura-t-il résoudre son dilemme amoureux ? Peu à peu, Iphise dévoile à un Dardanus fiévreux, le nom de celui qu’elle aime mais auquel elle doit renoncer, par devoir. Au comble de l’émotion, Dardanus laisse échapper sa baguette magique et reprend son apparence véritable. Dans cette scène de dévoilement à forte densité dramatique, l’air d’Iphise D’un penchant si fatal nous semble caractériser l’équation impossible qu’elle doit résoudre. Judith van Wanroij y dépose des émotions sur chaque mot, avec une telle délicatesse que nous en ressentons les effets. D’abord, le rythme est sous tension : il faut haïr qui l’on aime. Ensuite, les caresses mélodiques réconfortent l’amour malheureux. Mais le sens du devoir d’Iphise sera le plus fort. Elle s’enfuit.

A l’ouverture de l’Acte III, Dardanus est en prison. Pourtant, Anténor enrage. Son dépit gravit une douloureuse ligne chromatique. Jusqu’à ce cri déchirant arraché à son cœur. Car Dardanus est captif mais Iphise l’aime encore. Sa colère redouble lorsque son confident, Arcas, l’informe que Teucer refuse de sacrifier le prisonnier. Opportunément, un chœur de séditieux approche du palais pour exiger l’exécution de Dardanus. Avec perspicacité, l’écriture musicale de Rameau met ici en musique les ressorts d’une foule en colère. D’entrée, l’homophonie souligne ce qui la cimente. L’écriture en imitation matérialise ensuite les effets d’entraînement qui orientent les individualités vers un but commun. Enfin, le bouillonnement des croches et les salves de notes répétées dans la partie instrumentale résonnent comme les cris d’une populace. Ce mouvement d’horlogerie s’emballe avant d’être suspendu à l’apparition de Teucer. A la foule hystérique, il oppose le langage de l’honneur. Son discours est porté par trois sentiments successifs. D’abord, sur un ton souverain, à peine soutenu par quelques accords sentencieux, il interroge la foule : « que ne l’immoliez-vous pas au milieu des combats ? ». La colère anime maintenant sa condamnation de la lâcheté de cette meute qui exige la mort d’un prisonnier sans défense. D’ailleurs, le déchaînement des violons traduit l’intensité de son courroux. Sur un tempo majestueux, il renvoie enfin les manifestants et les appelle à « des sentiments généreux ».

Anténor a tout entendu. Il va profiter de l’agitation sociale pour préparer l’assassinat de Dardanus. Dans l’intervalle, le peuple danse. Sur un air joyeux mené par les violons et picoté par les cymbalettes, le chœur l’invite à fêter l’emprisonnement d’un adversaire tant redouté (un vestige de la partition de 1739). Suivent une loure pataude conduite par les hautbois. Puis deux rigaudons folâtres que l’orchestre au complet fait se trémousser. Au beau milieu de ce divertissement, une Phrygienne invoque les Amours. Ebouriffée par un plaisant allegro, la ligne de chant laisse flotter ses rubans de vocalises tandis que les vifs arpèges des violons badinent en compagnie d’une bande de putti rieurs. Chantal Santon Jeffery teinte cette ariette en rondeau de coloris singuliers selon qu’ils exaltent les plaisirs ou qu’ils esquissent, sur une tonalité plus didactique, les enjeux de la séduction. Deux sages menuets lui ménagent un instant de respiration avant l’air Volez, Plaisirs, volez. Celui-ci évoque ces délicieuses romances qui charment alors les salons mondains. Deux tambourins annoncent la fin des festivités. Le premier offrant au chœur final son socle musical.

Au début du quatrième Acte, nous rejoignons la prison au fond de laquelle se morfond Dardanus. Dans un long monologue attristé par les pleurs des bassons et des cordes, il gémit dans ces Lieux funestes qui, à eux seuls, feraient la notoriété de Dardanus. La musique accommode avec élégance les deux couleurs de la détresse amoureuse. D’abord, l’accablement que traduisent les longues tenues de note plaintives ainsi que les projections vocales dans les aigus pour crier le « désespoir » et « l’horreur » qu’engendre sa chute. Ensuite la mélancolie, à l’évocation de l’amour perdu. Sur une tonalité élégiaque, la ligne de chant mêle la chaleur qui se dégage d’un amour non éteint et la consternation que suscite la victoire de son rival. Cyrille Dubois produit ici l’un des plus beaux chants d’amour désespéré. Car il nous va droit au cœur.

Un prélude instrumental enjoué contraste avec le lyrisme torturé du prisonnier. Car Isménor et sa suite font leur apparition. Le magicien invite le captif à invoquer l’indulgence de l’Amour, plus puissant que « les dieux et les destins ». Pour placer cette prière sous des auspices favorables, il va « parer de mille attraits » les « tristes lieux » qui retiennent Dardanus. Thomas Dolié réunit avec adresse le grave du cachot « ténébreux » et l’aigu « des airs » desquels vont descendre les Esprits. Dans nos oreilles se forme une chaîne sonore magique transformant peu à peu la prison en un lieu sacré. Aussitôt, sur un tapis sonore lumineux et velouté, les Esprits apparaissent. Le rituel d’invocation peut commencer. D’abord en duo, puis rejoints par le chœur des Esprits, Isménor et Dardanus implorent l’Amour : Viens écouter nos vœux, vole dans ce séjour. Mêlant inspiration sacrée et profane, Rameau tresse un saisissant double duo : celui que tissent le magicien et l’amant ; celui que sublime le chœur qui les accompagne ponctuellement. Ensuite, un air instrumental offre un temps de prière silencieuse avant qu’un passepied aux accents aériens ne suggère l’approche d’Amour. Dardanus l’interpelle : « Amour, Amour, quand tu veux nous surprendre ». Les flûtes guillerettes virevoltent tandis que les Esprits lancent deux gavottes en rondeau. Une atmosphère heureuse règne tandis qu’une symphonie « douce et tendre » embaume l’atmosphère de la cellule. Et toujours ces flûtes enchantées qui accompagnent l’hommage qu’Isménor rend à Cupidon. Avant de confirmer que ce dieu a entendu l’appel du prisonnier. Puis, enfiévré par un feu divin qu’attisent les traits fulgurants des violons, il prononce l’oracle : Dardanus sera libéré mais son libérateur sera condamné. Héros chevaleresque, le prisonnier rejette « ce secours odieux ». Le magicien lui rappelle que c’est aux mortels d’obéir aux décrets divins. Puis il disparaît, replongeant la cellule dans l’obscurité et Dardanus dans sa détresse. Resté digne, celui-ci invite, dans un récitatif implorant, tout libérateur potentiel à ne pas s’approcher de lui.

Or, une ritournelle esquisse des bruits de pas. Ceux d’Iphise qui « vient briser votre chaîne cruelle ». Les trois dernières scènes sont de nature intensément dramatique. La princesse, accompagnée d’un garde, veut faire évader Dardanus. Mais celui-ci refuse, lui révélant les termes de l’oracle. Iphise accepte de se sacrifier. Dardanus s’y oppose. Dans un duo, chacun déclare vouloir mourir pour que l’autre vive. Dardanus arrache l’épée au garde pour mettre fin à ses jours. Au loin, la plaque-tonnerre propage un « bruit de guerre » tandis que l’orchestre imite les trompettes sonnant la charge. Anténor paraît. Il est blessé. Il va libérer Dardanus. Mais c’est pour mieux le supprimer car il a posté des hommes armés en embuscade. Il propose cependant de l’accompagner pour lui permettre d’éviter le piège. Mais il meurt de ses blessures. Dardanus s’arme puis court à la bataille, se laissant guider par les « bruits de combats ».

« Bruits » que Rameau veut que le spectateur perçoive durant la totalité de l’entracte. Ceux que nous fait entendre György Vashegyi correspondent-ils à « la symphonie de combat entre le quatrième et le cinquième Acte (qui a produit) l’effet admirable et les applaudissements », selon le correspondant du Mercure de France (août 1760) ?

A l’ouverture du cinquième Acte, nous nous trouvons dans le vestibule du palais de Teucer. Iphise implore les dieux de protéger Dardanus tandis que la bataille fait rage. Ses échos mêlent le tonnerre à la nuée de flèches que projettent les archets. Un bruitage suggestif réverbéré par une batterie de violons d’une remarquable vivacité et d’une parfaite cohésion. Un véritable morceau de bravoure interprété aux instruments.

Iphise craignait pour son amant. Elle redoute maintenant un destin fatal pour son père. Avec un « Ciel » longuement tenu, elle implore la protection des dieux. Et lorsque paraît Dardanus, elle en déduit que son père est mourant. Le guerrier l’assure qu’il est sauf. Nous pénétrons à nouveau au cœur du drame cornélien. Mais, cette fois, dans sa version filiale. Iphise explique à Dardanus que, Teucer vaincu, il ne lui reste plus qu’elle. Elle devra donc l’accompagner dans sa disgrâce. Cette longue explication s’achève par un tendre duo qui permet aux deux amants de partager, dans les mêmes termes, le regret de ne pouvoir vivre leur amour.

Annoncé par une ritournelle vindicative, Teucer est présenté à son vainqueur. Dans ce face-à-face mettant aux prises le vainqueur et le vaincu, la musique de Rameau épouse les contours de deux courbes d’intensité qui finiront par se rejoindre. D’une part, la colère qui échauffe Teucer fait tressaillir sa ligne de chant. Sa fierté est offensée par la générosité dont fait preuve son triomphateur. D’autre part, la commisération adoucit le chant de Dardanus. Il offre à Teucer de remonter sur son trône et se met à son service. Notons que, à ce moment précis, le récit de La Bruère rejoint celui de Virgile. Les courbes s’inversent lorsque, sur une tonalité empreinte d’humilité, Teucer demande, pour seule faveur, la liberté pour sa fille et la mort pour lui. En revanche, devant l’obstination du roi, l’irritation enflamme maintenant le propos de Dardanus. Finalement, c’est Iphise qui parviendra à les réconcilier. Teucer rougit « d’avoir pu (se) défendre » tandis que le couple s’élève vers le bonheur dans un ravissant duo. Une « symphonie gracieuse » réchauffe l’atmosphère de son souffle réconfortant. Le climat est désormais favorable à la célébration de la réconciliation.

Saluée par le trio qui entend « le bruit flatteur de leurs ailes », Vénus et sa suite s’éclipsent du Prologue pour présider les festivités. Dans l’air Plaisirs, chantez ce jour heureux, Vénus appelle le peuple de Phrygie à se rassembler autour des fiancés. A l’intérieur de son bouquet de vocalises, Chantal Santon Jeffery borde trois mots de liserés de croches : « chantez », « victoire » et « gloire ». Réalisant ainsi un curieux rapprochement entre le rituel de la séduction et la stratégie militaire. Analogie confirmée par la Marche des Phrygiens et Phrygiennes qui s’avance d’un ton décidé scandé par les percussions. Puis, dans un étincelant mouvement concertant, Teucer, Dardanus, le chœur et le pupitre des violons tissent un hymne joyeux à « la Reine de Cythère ». Un hommage que prolonge Dardanus dans un propos étonnant dans lequel il hiérarchise l’Hymen et l’Amour. Le premier n’étant « que le dieu de la fête » tandis que le second est « le dieu des plaisirs ». S’agit-il d’un instantané témoignant de la liberté des mœurs qui, depuis la Régence de Philippe d’Orléans (1673-1723), s’est diffusée dans les milieux de la ville et de la Cour ?

Deux sages Menuets pour les Grâces, les Jeux et les Plaisirs ouvrent le bal. Un bal auquel Vénus convie les Bergers, invités inopinés distraits de la partition d’avril 1744. Aussitôt sur scène, ils dansent une gentille musette qui dessine la ligne mélodique sur laquelle le chœur célèbre ensuite « la mère d’amour ». Vénus a beau leur rappeler que « ce n’est qu’aux amants heureux que la nature paraît belle », une contredanse pimpante fédère les Grâces, les Jeux, les Plaisirs, les Bergers et les Bergères. Conquis par l’enthousiasme des danseurs, le chœur appelle les « tendres Amours » à faire « briller les plus beaux jours ». La partition annonce qu’un « divertissement général termine l’opéra ». De cette suite de danses, nous n’entendrons que la chaconne finale.

Une chaconne qui depuis Lully, remplace les chœurs conclusifs des premiers opéras. S’agit-il ici d’une concession faite au camp des lullistes ? Pourquoi pas si l’on se souvient que Lully en avait fait la « pièce maîtresse de ses opéras » (Philippe Beaussant, Rameau de A à Z, Fayard, 1983). Au demeurant, cette chaconne compte parmi les quelques fragments de l’opéra qui ont traversé le temps, jusqu’à son exhumation dans sa version de concert, le 26 avril 1907, au Théâtre municipal de Dijon, sous la direction de Vincent d’Indy (1851-1931). Jacques Rivière (1886-1925) en publie un compte rendu dans une revue de la Schola Cantorum. Il y déclare notamment : « Les sentiments que porte cette musique ont l’élan pur et direct des larmes qu’on ne peut empêcher…. Si vous en doutez, il ne faut qu’écouter l’admirable chaconne finale ». Après avoir entendu l’interprétation qu’en donne György Vashegyi, le doute n’est plus permis : cette chaconne est un morceau d’anthologie.

Au terme de ces près de trois heures d’écoute, notre oreille est rassasiée de beaux sons. Des sons finement taillés et délicatement polis. Certes, les yeux n’ont pas participé à la fête alors que, à l’époque de Rameau, l’opéra est un spectacle éminemment visuel. De ce point de vue, le défi reste à relever.

En revanche, l’immense mérite du Purcell Choir et de l’Orfeo Orchestra est d’avoir offert, à une version longtemps oubliée, l’occasion de retrouver une vie et des couleurs. Et quelle vie ! La vie des sons au gré des sentiments qu’ils animent. La vie des sentiments que les interprètes dessinent d’un trait léger et nuancé. La vie des personnages qu’ils incarnent avec un souci de réalisme, dans leurs peines et dans leurs excès. Tout, ici, est vivant. Et si l’on écoute cette version de concert les yeux fermés, un théâtre de passions et de caractères s’anime. Mais sans jamais sombrer dans le tragique tant les épisodes chorégraphiques dont nous ne captons que les sons ménagent des moments de respiration. Car cet opéra entend divertir avant toute chose.

Force est de reconnaître que cet objectif est pleinement atteint. Grâce aux solistes dont la diction porte le timbre du CMBV. Aussi, dans les morceaux de bravoure comme dans les plus modestes dialogues chantés, trouvent-ils le ton juste et le rythme qui convient à la situation. Grâce au chœur qui, nous ne le dirons jamais assez, prononce un français irréprochable alors que probablement peu d’entre eux ne le parlent couramment. Ce collectif vocal, dans lequel tous ne forment plus qu’un, pétrit une pâte sonore tellement homogène qu’elle ne redoute aucune difficulté. Et l’écriture de Rameau en regorge. Grâce aux instruments, enfin. Leur musique coule, fluide, généreuse et délicate. Toujours raffinée et parfois virtuose, la voix des instruments nous séduit par son expressivité. Précieux auxiliaires des chanteurs, ils engendrent des effets d’entraînement dans les parties chorégraphiques.

En définitive, un alignement de talents dont les enregistrements, de plus en plus nombreux, font figure de référence dans le répertoire opératique du Siècle des Lumières français. Sous la direction d’un découvreur engagé et infatigable : György Vashegyi.



Publié le 29 oct. 2021 par Michel Boesch