Circé - Desmarest

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Circé, « petite sœur » d’Armide ?

La période qui s’étend de la mort de Lully (1687) à l’entrée en scène de Rameau (1733) s’avère encore assez méconnue sur le plan des œuvres qui furent composées et représentées à l’Académie Royale de Musique. Certes quelques-unes d’entre-elles sont désormais reconnues pour leurs grandes qualités : Médée de Charpentier (1693 – voir la chronique de la récente représentation), L’Europe galante de Campra (1697 - voir la chronique de l’enregistrement), Ulysse de Rebel (1703), Alcyone de Marais (1706), Callirhoé de Destouches (1712), Hypermnestre de Gervais (1716 – voir la chronique de l’enregistrement) ont fait l’objet d’enregistrements remarquables. Mais certains compositeurs attendent toujours leur sortie du purgatoire : Collasse dont le Thétis et Pélée obtint un très grand succès ou Mouret dont Les Fêtes de Thalie manquent toujours à l’appel, de même que son Ariane (1717) ou son Pirithoüs (1723). On annonce Polydore de Stuck (1720) qui doit sortir prochainement, nouvelle réjouissante, tant cette fin de règne de Louis XIV et cette période de la Régence s’avèrent fécondes.

Le cas de Desmarest est particulièrement étrange. Après une exhumation en 2007 de son Vénus et Adonis (1697) dans une version tronquée de son prologue (sous la direction de Christophe Rousset), on ne trouve plus rien, ses Grands motets ayant été préférés à Didon (1693) ou Théagène et Chariclée (1695). Et l’équipe réunie ici autour de Sébastien d’Hérin, Caroline Mutel et leurs Nouveaux Caractères a dû faire preuve d’une grande patience et d’une bonne dose d’optimisme, la période de pandémie ayant ajourné la concrétisation de ce projet avant que cette Circé ne paraisse enfin en première mondiale dans l’ambitieuse collection de Château de Versailles Spectacles, véritable manifeste patrimonial, qui, mois après mois, remet sur le métier des œuvres déjà connues mais éclairées d’un jour nouveau ou proposant de véritables découvertes comme ici.

Je ne reviendrai ni sur la vie de Desmarest ni sur le synopsis de cette tragédie, mon confrère Bruno Maury ayant signé celui qui figure ici au sein du livret et également témoigné de son intérêt pour l’œuvre lors de sa recréation en concert à Versailles en janvier 2022 (voir le compte-rendu). Je ferai en revanche mention de l’analyse passionnante dressée par Jérôme de La Gorce dans Henry Desmarest (1661-1741), Exils d’un musicien dans l’Europe du Grand Siècle (Mardaga, 2005, sous la direction de Jean Duron – auteur d’érudites contributions au sein de la notice du livret) de cette Circé, qui ne peut renier son héritage lullyste, très conséquent par bien des aspects de cette belle partition. Desmarest, dédiant son ouvrage au Roy dit très explicitement se faire « malgré l’envie une étude d’entrer dans le goût d’un homme qui a été le plus habile et le plus célèbre de son temps et que [Sa] Majesté a honoré de son approbation ».

Citons ainsi quelques exemples où Desmarets s’inscrit dans le sillage de celui qui fut son maître. Ainsi l’Ouverture, dans son volet inaugural, rappelle malgré la tonalité de mi mineur, celle de Psyché de Lully. Le divertissement de l’Acte I avec l’air en rondeau de l’Amant fortuné présente des similitudes tant mélodiques qu’harmoniques avec la Passacaille d’Armide. La scène du Sommeil à l’Acte IV s’affirme bien évidemment comme un hommage à celui, ô combien célèbre et à juste titre, d’Atys dont elle reprend, sous une forme un peu plus condensée la structure globale : un préambule rêveur en ut mineur (mais à trois temps plus conforme aux modèles ultramontains) puis une entrée des Songes funestes en majeur qui débouche sur un chœur réservé aux seules voix masculines. Nombre d’airs ou de danses (le duo des Nymphes en menuet ou les bourrées du Prologue, apparition de l’Ombre à l’Acte IV qui rappelle celle d’Ardancanile dans Amadis…) citent plus ou moins volontairement maintes tournures du Florentin qu’il est judicieux d’imiter si l’on veut alors s’assurer un succès, le public restant extrêmement marqué par la stature du fondateur de la tragédie en musique.

Il ne faudrait pas considérer Desmarest comme un pâle imitateur de Lully. Il sait cultiver l’art des grands monologues qu’accompagnent les cordes au complet, conférant une belle ampleur à nombre de pages, chacun des principaux protagonistes se voyant doté d’un récit de ce style où prévaut la déclamation. On relèvera ainsi Ah que l’amour aurait de charmes (Circé), L’inhumaine me fuit (Elphénor), Ah c’est trop retenir mes pleurs (Astérie) ou Faudra-t-il toujours me contraindre ? (Ulysse). D’autres formes sont parfois adoptées, s’appuyant sur un orchestre que les vents colorent tantôt de façon pastorale, comme dans l’air en chaconne d’Éolie Désirs, transports, cruelle impatience (qui étoffe le modèle de celle de Galatée chez Lully), tantôt de façon infernale Sombres marais du Styx). Mais c’est avant tout dans les duos qu’on cherchera le charme mélodique, Desmarest réservant de nombreux épisodes d’un tour souvent très heureux : Non, il n’est point d’amant qui puisse/ soit aimé si tendrement (Ulysse, Circé) ; Désirs de se venger, inutile fureur (les mêmes) ; Amour, que tes plaisirs sont doux (Astérie, Polite) ; Que ma joie est extrême (les mêmes) ; Quand on aime tendrement, Le dépit et la colère ne durent guère (Ulysse, Éolie) ou le duo final des mêmes Vous m’aimez, je vous aime, je vous aime, Que notre sort est doux qui rappelle celui de Bellérophon (Que tout parle à l’envi de notre amour extrême).

Si l’on perçoit parfois un manque de souffle, cela tient plus à la librettiste Madame de Saintonge (n’est pas Quinault qui veut !) dont les vers sonnent un peu plats et donc l’action peine à trouver un équilibre pleinement satisfaisant. Les actes I et II sont essentiellement intimistes et il faut attendre l’acte III et ceux qui le suivent pour que le spectacle surgisse vraiment. Ainsi, qui a en tête Armide de Lully (de sept ans antérieure) ou Médée (quasi contemporaine et signée de Marc-Antoine Charpentier) sera parfois frustré. La Circé de Madame de Saintonge n’a pas la trempe de ses sœurs de scène. Elle n’émeut pas autant que la première et ne terrifie pas autant que la seconde. Certains des autres personnages attirent presque plus l’attention sur eux que le rôle-titre, en particulier Éolie et Elphénor, ce dernier étant doté du profil le plus tragique de l’œuvre. Reconnaissons une fois encore le mérite de cette collection Château de Versailles Spectacles d’avoir lutté contre vents et marées (la période de pandémie ayant ajourné à plusieurs reprises la réalisation de ce projet) pour nous présenter cette tragédie en musique dans les meilleurs conditions. Celle-ci nous était presque inconnue en totalité, hormis deux extraits, fort beaux d’ailleurs : l’air en chaconne cité plus haut et révélé par Véronique Gens dans un somptueux récital intitulé Passion (voir le compte-rendu) et l’air du Songe magnifié par un Reinoud van Mechelen en état de grâce dans son disque portrait du chanteur Dumesny. Si ces pages laissaient espérer une belle intégrale, celle-ci a le mérite de resituer ces pages dans leur contexte dramatique mais aussi d’en révéler la proximité musicale puisque ces deux pages sont très proches dans la partition et s’établissent toutes deux sur une basse de chaconne (tétracorde descendant). En outre, la dernière partie de l’air d’Éolie passe en mineur et annonce celui du Songe construit sur les mêmes fondements une sixte plus bas.

Si la version versaillaise en concert avait pu laisser transparaître ça-et-là quelques défauts (voir le compte-rendu), celle restituée ici les corrige pour offrir un résultat soigné et souvent raffiné. Sur le plan instrumental, les couleurs sont belles et les sonorités agréables. Aussi les compliments que j’adressais aux Nouveaux Caractères et leur chef Sébastien d’Hérin au sujet de L’Europe galante de Campra peuvent-ils être réitérés. Certes, la relative modestie des effectifs convoqués limite parfois l’impact de certaines pages qu’on aurait souhaitées plus incisives (Ouverture, Scène infernale) mais les options adoptées sont tout à fait défendables. Les danses sont la plupart du temps fort agréables et bien senties et l’environnement orchestral des airs et grands récits sert au mieux l’écriture fournie et riche de Desmarest. Le chœur, sans atteindre la perfection de celui de Namur (incontournable compagnon des Lully des Talens Lyriques de Christophe Rousset) se défend bien : intelligibilité, belles couleurs et une qualité de mise en place pour des pages privilégiant une certaine verticalité (Desmarest simplifie grandement son écriture ici par rapport à celle de ses Grands motets).

Les rôles secondaires n’appellent guère de reproches. Relevons toutefois celui de l’Amour où la voix d’une douceur enchanteresse de Cécile Granger fait merveille. Son air Je reçois votre hommage est véritablement attendrissant et constitue un vrai joyau au sein d’un divertissement, il est vrai, un peu convenu. Si Mathieu Montagne ne nous séduit pas vraiment en Amant fortuné, il sait en revanche nous envoûter en Songe. Quant à Marie Picaut (Une Nymphe), Pierre Derhet (Mercure) et Arnaud Richard (Un Dieu des Eaux/ Un Grand Prêtre/ Phobétor), ils endossent leurs modestes rôles avec métier. Romain Bockler incarne Polite et Phantase avec élégance tout comme Caroline Mutel, coresponsable de ce projet avec Sébastien d’Hérin, sait donner vie à Astérie tout autant qu’à Minerve avec une réelle présence et une implication indéniable. Ces qualités se retrouvent naturellement dans l’Ulysse de Mathias Vidal à qui ce répertoire est tellement familier qu’il en devient, partition après partition de plus en plus naturel, sachant associer à une vocalité aussi puissante que raffinée un sens du théâtre de chaque instant. Grands récits, airs, imprécations (Sombres marais du Styx) mais aussi de beaux duos permettent à Véronique Gens de camper une Circé crédible même si on l’a connue plus en forme vocalement et plus investie (voir le récital cité plus haut où elle est absolument admirable en tout point). Mais la faute en revient peut-être à Desmarest lui-même qui semble finalement s’être davantage intéressé à deux autres personnages. Le premier est celui d’Éolie que Cécile Achille endosse avec subtilité et élégance. Elle sait véritablement nous charmer et l’on comprend aisément qu’Ulysse puisse lui rendre les armes tant son chant et son jeu sont convaincants. Le deuxième est celui d’Elphénor, tragique entre tous et superbement défendu par un Nicolas Courjal impressionnant, autant par son sens inné de la déclamation que par son gabarit vocal (quels graves !) conférant une grandeur confondante à cet amoureux éconduit dont l’ombre revient lors de la scène infernale de l’acte IV pour révéler à Circé son infortune.

On pourra donc recommander cette version discographique qui, sans nous enthousiasmer tout à fait, nous laisse espérer qu’une telle incursion, globalement réussie, dans l’univers tragique de Desmarest sera suivie d’autres : Didon, Renaud ou la suite d’Armide mériteraient bien pareille résurrection tout comme l’Iphigénie en Tauride que Campra acheva.



Publié le 02 juin 2023 par Stefan Wandriesse