Beyond the limits - Gli Incogniti

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Un musicien accompli

La vie de Carl Philipp Emmanuel Bach (1714-1788) se déroule dans une période de transition entre le baroque et le classicisme. Son style va continuellement osciller entre l'Empfindsamkeit ou style sensible et des retours au style de son père, Jean Sébastien Bach (1685-1750). Les sonates pour viole de gambe et clavier sont un bon exemple de ces variations stylistiques. Les deux premières en do majeur Wq 136 et ré majeur Wq 137 datant de 1744, sont homophones et galantes avec une basse de viole qui chante tout le temps tandis que le clavicorde se contente de quelques accords. Par contre la troisième en sol mineur Wq 88 de 1759, écrite en contrepoint à trois voix, est polyphonique, sévère et très baroque d'esprit.

Les six sinfonie Wq 182 créées en 1773, doivent être classées parmi les œuvres les plus innovantes du compositeur. Les commentateurs ont beaucoup insisté sur le fait que Carl Philipp Emmanuel Bach avait eu carte blanche de la part de son mécène et commanditaire Gottfried van Swieten (1733-1803) pour composer une œuvre originale. A l'écoute de ces sinfonie, on peut dire que le Bach de Hambourg s'en est donné à cœur joie et a accumulé toutes sortes d'innovations qui font de ces symphonies des œuvres expérimentales mais également des chefs-d’œuvre absolus. A cette époque le genre de la symphonie était florissant et le style Sturm und Drang fleurissait sous la plume de nombreux compositeurs parmi lesquels Joseph Haydn (1732-1809). Toutes ces symphonies étaient caractérisées par de grands gestes dramatiques, de vastes intervalles, de vifs contrastes dynamiques. Les sinfonie Wq 182 du Bach de Hambourg relèvent également de cette mouvance avec des particularités: elles sont écrites pour cordes et continuo et contiennent des audaces harmoniques sans équivalent dans les œuvres contemporaines.

Le plan de ces six sinfonie est immuable. Le premier mouvement, un allegro sans barres de reprises et quasiment durchcomponiert s’enchaîne à un mouvement lent très bref d'une grande profondeur. Le dernier mouvement, souvent le plus développé des trois, est en deux parties séparées par des barres de reprise. La première partie a valeur d'exposition. La deuxième partie s'ouvre avec un développement sur le thème initial. La forme de ce mouvement est proche de la structure sonate pratiquée par Haydn à la même époque. Dans ce CD, les six symphonies n'ont pas été présentées dans l'ordre présumé de composition pour une raison que j'ignore. C'est dommage car ces œuvres n'ont pas été numérotées au hasard. Il y a un crescendo dans l'intensité des affects exprimés. L'ordre d'origine a été rétabli dans ce qui suit.

La lumineuse sinfonia n° 1 en sol majeur débute forte par un thème ensoleillé dans un tempo très vif (allegro di molto). La réponse en canon du magnifique violone, des suaves violoncelles, altos et seconds violons de l'ensemble Gli Incogniti nous plonge dans le bonheur. Le poco adagio qui suit est mélancolique et assombri par de nombreuses modulations vers des tonalités éloignées ainsi que par de vifs contrastes entre unissons menaçants du tutti et réponses plaintives piano. Le presto final est bien moins serein que le premier mouvement avec des accords sabrés fortissimo par les cordes aiguës au dessus de basses grondantes.

La sinfonia n° 2 en si bémol majeur débute avec un thème farouche et une suite très modulante. Une certaine inquiétude réside dans ce mouvements très instable. Le poco adagio est en ré majeur, tonalité très éloignée du ton principal. Ce mouvement d'un grand charme mélodique est le seul à ne pas faire appel au continuo. Les basses (excellents violoncelles et violone) jouent en pizzicato d'où une grande transparence et un net caractère de musique de chambre. Le presto final est très véhément. Il débute bizarrement à la sous dominante (mi bémol majeur) et l'auditeur non averti est déstabilisé. Tout ce mouvement, sorte de moto perpetuo, est interprété avec une virtuosité époustouflante par les violonistes des Incogniti qui se jouent de ses doubles croches acrobatiques.

La sinfonia n° 3 en do majeur débute avec fracas. Le torrent de doubles croches de ce mouvement ne semble jamais s'arrêter. Le sublime adagio qui suit, est un des sommets des six sinfonie. Le contraste entre les accords de septième diminuée arrachées par l'orchestre fortissimo et la plainte douloureuse des violons pianissimo est sans équivalent dans la musique de cette époque. Cet adagio est tellement modulant et bourré de chromatismes qu'on ne peut lui attribuer une tonalité. Les Incogniti lui rendent pleinement justice par leur interprétation à fleur de peau. L'allegretto final est un mouvement sans histoires centré sur la beauté mélodique.

Le début de la sinfonia n° 4 en la majeur est féerique avec des arpèges aériens des violons qui rivalisent de légèreté. Ici encore des unissons menaçants alternent avec des passages doux et mélodieux au milieu de modulations continues. Largo ed innocentemente, cette dénomination du mouvement lent est tout un programme. Une phrase triste débute en fa majeur, tonalité très éloignée de celle du premier mouvement, aux violons et reparaîtra sous des coloris très variés. L'ambiance est parfois paisible mais le plus souvent tourmentée. L'interprétation des Incogniti met en valeur toute la profondeur de cet admirable morceau. Le dernier mouvement allegro assai est le sommet de la sinfonia. Un thème agressif débute aux violons dans la tonalité improbable de fa dièse majeur au dessus d'un piétinement sauvage des basses. Le finale de la septième symphonie en la majeur de Ludwig van Beethoven (1770-1827) se profile à l'horizon de ce splendide mouvement.

La sombre tonalité de si mineur confère à la sinfonia n° 5 une énorme tension. Le premier mouvement est marqué par une alternance de thèmes élégiaques et dramatiques. Au centre du mouvement des accords fortissimo très dissonants mettent un comble à la tension. Le larghetto en ré majeur apporte une détente relative. L'extraordinaire presto dépasse en noirceur et fureur tout ce qui précède. Il commence par de terribles accords fortissimo suivis par des arpèges descendants des violons qui parcourent tout le mouvement. Le second sujet débute comme un fugato mais très vite le contrepoint cesse, les arpèges du début reprennent et déferlent tout au long du mouvement. Un unisson final scelle l'unité d'airain de cette sinfonia, la plus concentrée et la plus intense du lot.

La sinfonia n° 6, écrite dans la sensuelle tonalité de mi majeur, débute dans une animation sereine mais des nuages apparaissent bientôt. Exprimer par des mots la fantaisie et l'invention de ce mouvement est une tache impossible. Le poco andante en fa dièse mineur débute mystérieusement par un unisson pianissimo. Tout au long du morceau l'unisson menaçant alterne avec des passages très expressifs de caractère chambriste. L'audace de l'harmonie et des modulations est absolument confondante. Le génial dernier mouvement ne débute pas dans le ton du morceau (mi majeur) mais au relatif mineur (do dièse mineur) comme Beethoven le fera maintes fois plus tard. Ce mouvement très développé est parcouru de rythmes pointés agressifs et des motifs obsessionnels à la manière d'un scherzo de Beethoven et les Incogniti l'interprètent avec précision et brio. Par sa signification musicale et ses dimensions, il méritait de clore le cycle tout entier.

Amandine Beyer connaît bien Carl Philipp Emmanuel Bach, elle a enregistré avec Edna Stern plusieurs sonates pour violon et clavier de ce compositeur qui m'avaient enthousiasmé. Avec les Incogniti elle montre la plus pénétrante compréhension de cette musique tour à tour apollinienne et dionysiaque mais aussi nous remue jusqu'à la moelle dans certains passages bouleversants. Avec Amandine Beyer, tous les musiciens sont à louer car cet ensemble sonne merveilleusement et fait preuve de la précision la plus rigoureuse sans rien sacrifier à l'émotion.

Voilà donc un enregistrement sensationnel qui rend justice à un compositeur que sa position dans l'histoire entre Jean Sébastien Bach d'une part et Haydn et Mozart d'autre part, a empêché (à tort) de faire partie de la cour des plus grands.



Publié le 29 avr. 2021 par Pierre Benveniste