Berenice che fai ?
© Afficher les détails Masquer les détails Coffret avec livret et notice bilingue (français-anglais), un CD, durée totale : 66 minutes, 44 secondes. Aparté - 2017
Compositeurs
- Franz-Joseph Haydn (1732 - 1809) : Scena di Berenice, Hob.XXIVa:10
- Johann Christian Bach (1735 - 1782) : Catone in Utica
- Mariana von Martinez (1744 - 1812) : Scena di Berenice
- Antonio Mazzoni (1717 - 1785) : Antigono
- Wolfgang Amadeus Mozart (1756 - 1791) : A Berenice, K.70/61c
- Johann Adolf Hasse (1699 – 1783) : Antigono
Chanteurs/Interprètes
- Lea Desandre, mezzo-soprano
- Natalie Pérez, soprano
- Chantal Santon Jeffery, soprano
- Opera Fuoco :
- Violons : Katharina Wolff, Louella Alatiit, Cécile Garcia-Moeller, Jennifer Schiller, Rebecca Gormezano, Claire Jolivet, Sophie Iwamura, Nathalie Saint-Arroman
- Altos : Lika Laloum, Elizabeth Gex, David Glidden
- Violoncelles : Jérôme Huille, Ruth Phillips
- Contrebasse : Christian Stauder
- Clarinettes : Toni Salar-Verdu, Ana Meio
- Flûtes : Jean Bregnac, Olivier Riehl
- Hautbois : Guillaume Cuiller, Laura Duthuillé
- Basson : Nicolas André, Amélie Boulas
- Cors : Ulrich Hubner, Karen Hübner
- Clavecin : Clement Geoffroy
- Direction : David Stern
Pistes
- 1.Franz-Joseph Haydn (1732 - 1809) : Scena di Berenice, Hob.XXIVa:10 - Berenice, che fai recitativo
- 2.Non partir bell’idol mio aria
- 3.Johann Christian Bach (1735 - 1782) : Catone in Utica - Confusa, smarrita (III, 2) aria
- 4.Mariana Martinez (1744 - 1812) : Scena di Berenice - Berenice, che fai, recitativo
- 5.Non partir bell’idol mio aria
- 6.Antonio Mazzoni (1717 - 1785) : Antigono (Natalie Pérez) - Berenice, che fai, recitativo
- 7.Non partir bell’idol mio aria
- 8.Wolfgang Amadeus Mozart (1756 - 1791) : A Berenice, K.70/61c (Chantal Santon-Jeffery) - A Berenice, recitativo
- 9.Sol nascente aria
- 10.Johann Adolf Hasse (1699 – 1783) : Antigono - Sinfonia - Allegro di molto
- 11.Andantino
- 12.Allegro di molto
- 13.Scena di Berenice - Berenice, che fai, recitativo
- 14.Non partir bell’idol mio, aria
Les tourments de BéréniceConfronter plusieurs compositeurs sur un même texte, en l’occurrence la scène dramatique Berenice, che fai du librettiste Metastasio, poeta cesareo de la cour impériale de Vienne à partir de 1729, voici le pari tenté et réussi par Lea Desandre, Natalie Pérez, Chantal Santon-Jeffery, David Stern et Opera fuoco. Cette scène est tirée du livret Antigono, écrit en 1743, qui sera mis en musique par une quarantaine de compositeurs pendant plus d'un demi-siècle, dont Johann Adolf Hasse et Antonio Mazzoni. La scène isolée du contexte du livret a également tenté de nombreux compositeurs dont Joseph Haydn et Mariana von Martinez. Enfin Johann Christian Bach et Wolfgang Mozart ont également été sélectionnés pour avoir mis en musique des textes voisins de celui de Metastasio, ce qui porte à six, le nombre des compositeurs présents dans cet enregistrement. Dans cette scène, on est au cœur du livret d'Antigono : Berenice a décidé de se sacrifier pour sauver de la mort son amant Demetrio, elle épousera le roi de Macédoine Antigono.
Tandis que Joseph Haydn triomphe à Londres avec ses symphonies, et qu'il achève en 1795 la dernière des douze Londoniennes (la symphonie Hob I.104 en ré majeur), il veut montrer aussi au public anglais que l'opéra italien n'a pas de secrets pour lui. Même s'il ne l'a jamais exprimé publiquement et dans ses écrits, il est probablement mortifié que son opéra, composé en 1791 lors de son premier séjour à Londres, l'Anima del Filosofo, n'ait pu être représenté pour raisons administratives. C'est peut-être dans cette disposition d'esprit qu'il met en chantier la partition de la scène dramatique, Berenice , che fai,... Cette dernière, créée le 4 mai 1795, porte la marque du style du Haydn tardif, caractérisé par une concentration et une densité musicale extrêmes. On note dans le récitatif l'usage de l'enharmonie à deux reprises à des fins expressives et dramatiques dans deux modulations saisissantes (l'une passant de do dièse mineur à si bémol majeur, l'autre de mi majeur à mi bémol majeur) qui provoquent un changement d'éclairage fascinant. L'air Perché se tanti siete est écrit dans la tonalité de fa mineur, tonalité choisie généralement par Haydn pour exprimer le désespoir. Cette scène de Berenice est dans la suite directe des trois splendides airs d'Orfeo dans l'Anima del Filosofo. Le second, In un mar d'acerbe pene, également en fa mineur, (Orfeo, effondré, constate la mort d’Eurydice) faisait également usage de l'enharmonie et de modulations audacieuses. Lea Desandre, déjà auteur d'une magnifique prestation dans l'Erismena de Cavalli à Aix (voir le compte-rendu), est ici dans son élément où elle peut mettre le large ambitus de sa voix chaleureuse de mezzo -soprano comme résonateur des tourments qui affectent l'héroïne et peut-être également Joseph Haydn lui-même dont la vie, contrairement aux clichés en usage, ne fut pas un long fleuve tranquille.
Hormis évidemment le personnage de Berenice, toutes les scènes enregistrées ici possèdent en commun un lien subtil. Ainsi Mariana von Martinez (1744-1812), fille d'un riche diplomate napolitain, alors âgée de dix ans, fit la connaissance du jeune Haydn. Ce dernier était au service de Nicola Porpora, alors professeur de chant de la fillette. Il est établi qu'au cours des leçons de Porpora, Haydn, âgé de 22 ans, accompagnait au clavecin et que le maître napolitain appréciait tellement son serviteur qu'il s'absentait pendant la leçon de musique sachant que Haydn pouvait parfaitement assurer son enseignement à sa place. Joseph et Mariana n'appartenaient pas au même monde. Mariana habitait le troisième étage d'un vaste appartement où le poète Metastasio était hébergé et Joseph se contentait d'une chambre de bonne dans le toit. Mariana, en plus de chanter et jouer du clavecin, était une compositrice accomplie. Elle animait également un salon dans lequel ses œuvres et celles de ses contemporains étaient exécutés. La musique de Mariana von Martinez sera une découverte pour beaucoup d'amateurs. Typiquement Sturm und Drang, elle s'apparente par sa véhémence à nombre de musiques symphoniques composées dans les années 1770 à 1780 par Joseph Haydn en particulier et exprime bien mieux que d'autres parmi ses contemporains, la détresse et les souffrances d'une femme amoureuse. Chantal Santon-Jeffery en donne une version particulièrement engagée et passionnée.
Les liens entre Haydn et Mozart sont entrés dans la légende. Quand Wolfgang Mozart compose sa scène A Berenice K 70 en 1767, il est âgé de onze ans mais à cette époque son modèle n'est pas Joseph Haydn mais Johann Christian Bach. Le récitatif accompagné A Berenice et l'aria Sol nascente nous montrent un jeune Mozart désireux de montrer ce qu'il savait faire. Il accumule les difficultés les plus périlleuses : vocalises véloces et suraigus vertigineux qui ne laissent plus beaucoup de place à l'émotion. L'aria Sol nascente, de type napolitain avec da capo et de plan A,A1,B,A',A'1, montre bien l'incapacité de cette forme musicale à exprimer une action dramatique en évolution. Mozart reconnaîtra bientôt les limites de cette structure et dès son Lucio Silla de 1772, tentera en partie de s'en affranchir. Chantal Santon-Jeffery se joue des difficultés et nous régale de superbes vocalises, coloratures et de magnifiques suraigus.
L'aria de Johann Christian Bach (1735-1782) tirée de son pasticcio Catone in Utica, Confuta, smarrita, composé en 1764, évolue dans le même climat que la scène de Metastasio. Cet air est caractéristique du tempérament dramatique du Bach de Londres qu'Opera fuoco a magnifié dans l'opéra seria Zanaïda (1763) et qui aboutira à un accomplissement dans son génial Temistocle (1772), monté il y a quelques années par Christophe Rousset et les Talens lyriques. Ce compositeur sous-estimé est remarquable par son don mélodique exceptionnel toujours sous-tendu par une écriture serrée et une instrumentation audacieuse, qualités probablement héritées de son illustre père. Cet air tragique est très habilement orchestré et fait assez peu appel à la virtuosité, Nathalie Pérez en donne une version sensible et émouvante d'une voix au timbre très pur.
Antonio Mazzoni (1717-1785) est né à Bologne. Il fit l'essentiel de sa carrière en Italie en tant que compositeur d'opéras, sauf une escapade à Lisbonne en 1753 suite à une commande du souverain Joseph 1er du Portugal d'un opéra Antigono. Le séjour de Mazzoni fut brutalement interrompu en 1755 par le tremblement de terre du 1er novembre 1755 qui détruisit intégralement la ville. La scena di Berenice tirée d'Antigono montre que ce contemporain de Carl Philipp Emmanuel Bach dont la jeunesse a plongé dans le monde baroque, s'est très vite converti au style galant comme le montre cette scène. Les femmes étant interdites à cette époque sur la scène des théâtres du Portugal, le rôle de Berenice fut écrit pour un castrat. Le récitatif est remarquable par son caractère passionné mais l'air qui suit, axé sur la beauté mélodique, présente un caractère moins tendu et Natalie Pérez montre que sa voix peut facilement s'adapter aux changements d'humeur et aux difficultés techniques de ce rôle, notamment des vocalises à un tempo rapide.
La révélation de cet enregistrement est la scena di Berenice tirée d'Antigono de Johann Adolf Hasse (1699-1783). Antigono est composé en 1743 à partir d'un livret écrit la même année par Metastasio pour Hasse et à une époque où le style baroque triomphait encore chez les compositeurs français et la plupart des allemands. Curieusement cette œuvre de Hasse tourne le dos au style baroque et est déjà très moderne d'esprit. Cela est visible déjà dans l'alerte sinfonia qui ouvre l'opéra et dans laquelle les cors naturels nous invitent à une belle partie de chasse. Après un gracieux andantino qui anticipe les mouvements lents des symphonies antérieures à 1760, dédiées au comte Morzin de Haydn, le troisième mouvement est un allegro molto au rythme tourbillonnant et aux allures de...valse !. Dans le récitatif et l'aria qui suit, on admire la façon dont Hasse suit avec précision la poésie du texte de Metastasio, en outre, les affects sont rendus essentiellement par une harmonie audacieuse parée d'étonnants et vibrants chromatismes. Dans ce récitatif et air magnifiques, la voix de Lea Desandre est particulièrement captivante. La mezzo est dans son élément et nous régale de son timbre chaleureux au service des passions exprimées par Hasse.
David Stern et Opera fuoco sont à la hauteur de l'enjeu. Si les couleurs chatoyantes de cet orchestre jouant sur instruments d'époque peuvent se déployer librement dans la scène de Haydn dont la richesse instrumentale et harmonique est pratiquement celle du 19ème siècle, Opera fuoco n'est pas en reste dans les autres pièces et notamment dans le tumultueux accompagnement orchestral de la scène de Mariana von Martinez et de celle de Hasse et aussi le charme exquis de l'aria de Johann Christian Bach.
Nul doute que ce disque montre la richesse du répertoire de l'air de concert ou de la cantate profane dans la deuxième moitié du 18ème siècle et donne une furieuse envie d'en apprendre davantage sur l'opera seria, un genre opératique que les six musiciens choisis pour ce disque ont cultivé tout au long de leur vie.
Publié le 10 mars 2018 par Pierre Benveniste