Oeuvre pour clavier - Bach (vol. 9)

Oeuvre pour clavier - Bach (vol. 9) © Javier Salas
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Bach au clavier par Benjamin Alard, volume 9 : voiture-balai avant Leipzig

Outre le plaisir renouvelé de retrouver ce remarquable artiste qu’est Benjamin Alard, chaque volume de cette aventure discographique maintient l’intérêt sur la façon dont se construit cette intégrale pour clavier. Thématique, générique, chronologique, géographique (on pense par exemple à la série des Organ Landscapes de Jörg Halubek chez Berlin Classics, recensée dans nos colonnes)… : plusieurs approches sont possibles pour approcher le corpus. Quant à ratisser tout ce que Bach écrivit pour le clavier, et structurer l’ensemble sur clavecin, clavicorde, orgue : on mesure la gageure de programmation. Guère d’autre solution que mixte pour ce projet diffusé par Harmonia Mundi qui, se déployant sur un axe essentiellement chronologique, progresse de quinconce en parenthèse. Après un jalon qui accueillait l’héritage des maîtres et se consacrait aux jeunes années (voir notre article), trois coffrets illustraient les influences respectivement nordique, française, italienne (voir notre article sur cette heure vénitienne), un autre mêlait Toccatas, Fugues, Concertos (voir notre article), un suivant s’organisait autour du Livre I du Wohltempiertes Klavier, un suivant faisait escale avec l’Orgelbüchlein (voir notre article), et le pénultième en date honorait Maria Barbara dans le décor de Köthen (voir notre article).

Le présent volume 9 poursuit et referme le séjour auprès du Prince d’Anhalt-Koethen (1694-1728), dont la Hofkapelle échut aux mains de Bach qui contribua à l’édifier. En cette époque de mécénat où entretenir un orchestre reposait sur le goût des aristocrates, le Kapellmeister profita de vases communicants : le béotien et belliqueux « Roi-sergent » Friedrich Wilhelm I (1688-1740) venait d’assécher le train de vie de la Cour de Prusse et de congédier la plupart des instrumentistes, que Bach put ainsi récupérer pour le jeune Léopold. Un quart du budget de la petite principauté fut consacré au rayonnement musical –une munificence qui laisse rêveur dans nos modernes démocraties… Et qui profita à Bach, rétribué non moins de 400 thalers par an. Un Prince généreux, épris des arts, convivial, qui jouait inter pares avec ses musiciens. Il n’en faudrait pas davantage pour expliquer cette heureuse période de laquelle datent maintes grandes créations solistes comme les Sonates et Partitas pour violon et les six Suites pour violoncelle.

Mais un bonheur sitôt endeuillé par la disparition de Maria Barbara en juillet 1720, et de surcroît bientôt lassé par un Prince remarié en décembre 1721 à une frivole et éphémère seconde épouse qui le détourne des choses de l’esprit. L’exergue de Benjamin Alard (page 4) suppose la douloureuse Fantaisie chromatique & Fugue écrite dans le sillage de ces sombres circonstances, qui justifient que Bach chercha un autre environnement pour son génie. C’est dans ce contexte qu’éclosent les fameux Concertos Brandebourgeois, offerts au puissant Margrave Christian Ludwig, demi-frère de Friedrich Wilhelm I, probables reflets d’une aspiration à un changement d’employeur. Envoyé à Berlin pour ramener à Köthen un clavecin fait par Mietke, Bach saisit-il cette occasion pour écrire le Concerto BWV 1050 qui laisse la part belle au clavier ?

Car voilà une hypothèse que relaie la captivante notice de Peter Wollny, au faîte des dernières recherches musicologiques. Ainsi concernant les six Suites BWV 806-811 dont Bernd Koska (dans le périodique Bach-Jahrbuch de 2021) relie le qualificatif « anglaises » à Cyrill Wich, ambassadeur à Hambourg et à la tête de la ligue commerciale des Merchant Adventurers, que Bach aurait pu côtoyer lors de son passage dans la cité hanséatique en novembre 1720, au point de lui dédier ce recueil pour clavier préalablement composé dans la décennie 1710. Quinconce, disions-nous : c’est en ce sens que trois de ces Suites apparaissaient dans le volume 3 de cette intégrale (correspondant à l’antérieure période de Weimar), et que les trois autres surviennent dans ce volume 9. On s’y explique moins la présence du Concerto BWV 984 émané de la même période et qui aurait pu logiquement figurer dans les volumes 4 ou 5. Mais l’on souscrit à l’idée que la cantate Amore, traditore, parfois considérée d’attribution douteuse, puisse relever de la virtuosité de l’âge d’or de Köthen. En tout cas, et alors que certaines étapes gravées par Benjamin Alard ménageaient des voies de traverse en invitant d’autres compositeurs éclairant l’esthétique en jeu, les deux CD s’en tiennent à celui qui deviendra bientôt le Cantor de Leipzig. En guise d’ouverture, la notice précise d’ailleurs que ce volume 9 est le dernier qui propose des œuvres « non organisées en cycles », tant après 1723 les recueils deviendront la règle.

Contrairement à la plupart des précédents volumes (sauf le septième, enregistré à la console du Temple du Foyer de l’Âme), celui-ci n’honore qu’un seul instrument. Déjà sollicité pour le volume consacré au premier tome du Clavier bien Tempéré : l’historique spécimen construit par Hieronymus Albrecht Hass (1689-1752). « Personne n’a poussé aussi loin le souci de donner au clavecin une ampleur et une variété comparable à celles de l’orgue » écrivait Andreas Staier dans la notice pour son album Hamburg 1734 (Harmonia Mundi, mai 2005). Laquelle rappelle que le XXe siècle associa d’abord Bach avec ce genre d’instruments surdimensionnés, dont un exemplaire conservé à Berlin fut considéré comme lui ayant appartenu. Mais dans les années 1960, un courant réformiste s’écarta de ces puissants engins, au profit de modèles d’esthétique française ou italienne, d’une mécanique plus maniable et d’un goût plus raffiné. Évoquant cette désaffection, le claveciniste allemand explique que l’on s’écarta alors de Hass, délaissant « le résultat grotesque d’une démarche barbare consistant à imposer au clavecin des conceptions sonores propres à l’orgue », selon une citation du facteur américain Frank Hubbard (1920-1976), auteur d’un référentiel Three centuries of harpsichord making (Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1967). Ce qui, par une volte-face dont la quête d’historicité féconde les aléas, n’empêcha pas Andreas Staier de céder à la gourmandise sur un instrument fait par Anthony Sidey, s’inspirant de Hass…

Conservée au Musée de Provins, la fabuleuse machine (Hambourg, 1740) ici choisie reste une des plus fournies et complexes qui nous soient parvenues de cette époque : trois claviers, dotée de cinq séries de cordes dont un 16’. Détaillant les analogies des six registres avec les plans sonores (Hauptwerk, Rückpositiv, Brustwerk) et les tirants de l’orgue (Prinzipal, Superoctav, Rohrflöte, Cornet…), la présentation d’Alan Rubin (pages 13-14) mentionne que « Benjamin Alard a puisé toutes les ressources de cet instrument afin de trouver les sonorités et couleurs les plus adaptées à chaque mouvement ». On en a la preuve dès le Recitativ (3’01-) de la Fantaisie BWV 903, dont les accords grésillent dans des textures nasillardes et calaminent l’étrange chromatisme. Autres mignardises que la Gavotte BWV 808, dont la registration se contraste entre scintillement et des reflets d’émail, ou la Sarabande BWV 810 qui tisse son cocon tel un duo entre luth et psaltérion. Tandis que l’artillerie du Hass tonne dans la Gigue BWV 811, qui en ressort plus azimutée que jamais, sa jumelle de la cinquième Suite grommelle dans ses bajoues sans impressionner vraiment.

Cela va sans dire que la polyphonie peut s’exposer avec une plantureuse richesse harmonique, et une abondance de textures quasiment orchestrale, que l’interprète sait fouiller sans compromettre la lisibilité, au prix de tempos ajustés vers une certaine modération (Prélude BWV 808). L’autre Prélude, BWV 810, trouve sous ses doigts un exemplaire équilibre entre loquacité et retenue : une exacte couture entre tension du discours et réflexivité. Et dans la même Suite en mi mineur, quel parfait sostenuto, sans une once de crispation, pour assouplir le chant du Passepied ! Le recueillement des Allemandes est au rendez-vous, mais avouons qu’un surcroît de réverbération aurait certainement mieux suggéré leur profondeur. Car une réserve impliquerait l’acoustique quelconque (celle du Musée où furent posés les micros d’Alban Moraud) qui ne permet pas l’épanouissement d’un tel clavecin, voire inconfortablement exiguë pour la cantate où la voix se trouve comme calfeutrée dans un fruste cabinet. Cet Amore traditore enfermé dans une promiscuité domestique, engorgé dans une vocalisation prosaïque, sera peut-être la seule déception qu’encourt ce double-album. Un regret racheté par la capiteuse lecture du cinquième Brandebourgeois, dans un format da camera en pleine santé : flagrante réussite, gantée dans une captation sculpturale, où resplendit l’alacre solo de Benjamin Alard.



Publié le 03 mai 2024 par Christophe Steyne