Aci, Galatea e Polifemo - Haendel

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Le mythe d'Acis et Galatée sublimé par la musique de Haendel

Lorsque Georg Friedrich Haendel (1685-1759) termine de composer la serenata Aci, Galatea e Polifemo HWV 72 en 1708 pour la duchesse Aurora Sanseverino résidant à Naples, il est âgé seulement de 23 ans. Un lien très fort unissait le Saxon à cette œuvre en perpétuelle évolution. De reprises nombreuses eurent lieu en effet jusqu'en 1739 et chaque fois, des airs furent remplacés par d'autres et de nouvelles scènes dramatiques ajoutées. En outre, Haendel composera une nouvelle version intitulée Acis and Galatea sur un livret en anglais. A cette occasion, il reprendra quelques airs de la version italienne initiale et écrira une musique nouvelle, des chœurs essentiellement. Cette version anglaise donnera lieu à une représentation en un acte en 1718 à Cannons House et sera complétée par la suite pour donner une version en trois actes à Londres au Haymarket Theater en 1732, HWV 49. Cette dernière devint très populaire et ne quitta pratiquement pas la scène jusqu'à nos jours. Wolfgang Mozart (1756-1791) la réorchestra à Vienne pour le baron Gottfried Van Swieten en 1789.

Dans la serenata initiale, le rôle de Galatea était écrit pour une voix de contralto et celle d'Aci pour une voix de soprano. Cette version fut représentée à Naples en 1708 et 1711 mais elle fut suivie en 1713 par une nouvelle version avec une distribution différente où le rôle de Galatea était attribué à une soprano, en l'occurrence Anna Maria Strada del Po' (une des cantatrices préférées de Haendel) et celui d'Aci au contralto Francesco Bernardi dit Il Senesino (1686-1758). Raffaele Pè, Luca Guglielmi et Fabrizio Longo ont souhaité allier les vertus de la version initiale et celles des versions postérieures et ont reconstruit une version cohérente composée de la version de 1708 représentée à Naples en 1713 et d'ajouts ultérieurs dont ceux provenant de la première version anglaise en un acte représentée en 1718. La notice du CD explique bien la démarche des concepteurs du projet mais on aurait aimé qu'ils indiquassent les morceaux appartenant au manuscrit de 1708 et ceux composés plus tard. Les amateurs curieux peuvent le faire car la serenata HWV 72 est disponible sur CD et DVD dans la version de 1711, chantée et dansée par la Capella della Pietà de' Turchini (direction de Matteo Ricchetti), un ensemble spécialisé dans l'exécution de musique napolitaine dans toute sa pureté et son authenticité. De même l'opéra anglais HWV 49 a fait l'objet de plusieurs CD et est disponible sur You Tube dans une version mise en scène avec une belle chorégraphie et dirigée par Christopher Hogwood.

Si on y regarde de plus près, on peut constater que les airs de la version de 1708 qui dominent nettement en nombre, sont très différents de ceux composés plus tard et notamment ceux de la version anglaise. Lors de son séjour de trois ans en Italie, Haendel doit se faire connaître et a tout à prouver. Dans ce but il expérimente sans cesse tout en s'appuyant sur la musique italienne, celle d'Alessandro Scarlatti (1660-1725) en particulier et aussi sur la musique allemande, celle de Dietrich Buxtehude (1637-1707), de Johann Adam Reincken (1643-1722) voire de Reinhardt Keiser (1674-1739). Il expérimente des combinaisons instrumentales inédites et de nouvelles harmonies souvent très hardies. Une fois installé en Angleterre, Haendel n'aura plus rien à prouver, il est désormais un musicien célèbre et son but principal sera de donner à ses opéras le meilleur de ses dons : le beau chant et la plus grande précision dans l'expression des affects, qualités qui culminent dans Giulio Cesare in Egitto HWV 17, parmi bien d'autres opéras. A l'écoute d'Acis and Galatea HWV 49, on constate en effet que l'écriture de cet opéra anglais est nettement moins hardie et novatrice que celle de la serenata napolitaine d'origine. Il n'empêche que cet œuvre charmante est également une belle réussite.

L'idylle amoureuse du jeune berger Acis et de la nymphe marine Galatée suscite la colère du cyclope Polyphème. Ayant été éconduit plusieurs fois, Polyphème se saisit d'un rocher et le précipite sur Acis, causant la mort de ce dernier. Galatée demande à son père Nérée de changer le sang d'Acis en rivière afin qu'en se jetant dans la mer, Acis et elle soient unis pour l'éternité.

Le livret de la serenata Aci, Galatea e Polifemo du napolitain Nicola Giuvo est inspiré des Métamorphoses d'Ovide. L'amour raisonné des deux amants est conforme à l'équilibre fragile qui règne dans la nature. L'excès d'amour perturbe cet équilibre comme le montre le crime horrible de Polyphème mais le repentir de ce dernier et la métamorphose d'Acis rétablit l'équilibre entre l'homme et son environnement. Ecologie des amours éternelles est le titre que Raffaele Pè a donné à la notice du coffret.

On découvrira des morceaux exceptionnels dans cette reconstruction. Ces derniers proviennent principalement de la version de 1708 représentée à Naples en 1711 et 1713. Le duetto en si bémol majeur Sorge il di que chantent Galatea et Aci est enchanteur et sensuel bien qu'écrit en style sévère. Le contrepoint est serré avec cinq voix indépendantes à certains moments. Les voix de Galatea et d'Aci se cherchent, se courent après et finalement s'unissent au milieu des entrelacs des cordes. Cette page exceptionnelle, admirablement interprétée par Giuseppina Bridelli (Galatea) et par Raffaele Pè (Aci) justifie à elle seule la possession de cet enregistrement. Autre page admirable, l'air de Galatea en ré mineur, Sforzano a piangere est un sommet de la serenata. Chef-d’œuvre contrapuntique et harmonique, cet air est peut-être unique dans l’œuvre de Haendel par son audace harmonique et ses dissonances. Les premières notes chantées par Giuseppina Bridelli sont passionnantes et pendant un fugitif instant, on croirait entendre du Puccini ! La suite ne déçoit pas et on assiste à un florilège de couleurs du fait d'une écriture exceptionnellement riche où brillent hautbois, basson, violons, altos, violoncelles, le continuo et la voix unique de la mezzo-soprano.

L'aria d'Aci en la majeur, que chante Raffaele Pè au début du deuxième CD, Dell'aquila l'artigli est accompagné par une partie très virtuose de clavecin. C'est une aria di paragone dans lequel Aci compare sa situation à celle d'un aigle qui, s'étant éloigné du nid, a laissé le serpent attaquer les aiglons mais le rapace avec ses serres implacables vengera le sang versé. L'aria de Polifemo en si bémol majeur Fra l'ombre e gli orrori est le plus spectaculaire des quatre airs du géant. Le baryton Andrea Mastroni révèle une splendide voix de basse profonde. Il descend avec aisance jusqu'au Ré1 ! Quelques trente ans plus tard, Haendel prêtera au roi Licomede des accents très voisins dans Deidamia (1740). L'aria d'Aci, Qui l'augel da pianta in pianta, une sicilienne accompagnée par une flûte traversière virtuose, est un des morceaux les plus fameux de l’œuvre du Saxon et une réussite parfaite de Raffaele Pè dont la voix forme un alliage divin avec celle de la flûte. La mort d'Aci est magnifiquement évoquée par l'aria, Verso gia l'alma col sangue, un lamento déchirant dans lequel Luca Guglielmi voit l'influence de Henry Purcell (1659-1695). Les batteries chromatiques liquides des cordes avec sourdine dépeignent le sang qui s'écoule de la tête d'Aci, préfigurant la rivière qui s'unira à la mer pour l'éternité. Enfin le terzetto, Proverà lo sdegno mio, écrit en contrepoint serré à trois voix, est remarquablement passionné et intense et les trois chanteurs en donnent une version percutante.

Parmi les apports des versions postérieures à celle de 1708, citons l'ouverture à la française, l'aria de Galatea, Benché tuoni, utilisé déjà dans Agrippina (1710) et bien mise en valeur par les brillantes vocalises de Giuseppina Bridelli, l'aria de Polifemo, Affano tiranno et l'aria d'Aci, Lontan da te, dont les rythmes pointés reflètent des influences françaises. Ces deux derniers airs proviennent tous deux de la version anglaise de 1718. Enfin le terzetto génial, Delfin vivrà sul monte, qui précède la mort d'Acis dans Acis and Galatea, remplace un non moins beau terzetto en fa dièse mineur situé au même endroit du livret. On ne perd rien au change car le nouveau terzetto en forme de fugato est remarquable par sa véhémence proche de l'hystérie.

Cet opéra donne l'occasion d'écouter un festival de beau chant. C'est une nymphe déterminée et pugnace qui est dépeinte par le livret de Nicola Giuvo et qu’interprète Giuseppina Bridelli. Hardie dans les airs de fureur (Benché tuoni et Del mar fra l'onde), bouleversante dans sa compassion (Sforzano a piangere), la mezzo-soprano au timbre acéré et à l'intonation imparable, prodigue les vocalises avec beaucoup d'éclat et compose un superbe personnage de femme amoureuse. Raffaele Pè est un phénomène au plan vocal. Le contre-ténor peut se métamorphoser en baryton quand il chante en voix de poitrine. Ce fut le cas dans un opéra contemporain, Hémon de Zad Moultaka. Dans le présent enregistrement, j'ai été frappé par la pureté, la douceur et la richesse de son timbre de voix. Ces qualités sont magnifiées dans la sicilienne, Qui l'augel da pianta in pianta, dans laquelle les jeux entre le traverso et la voix sont d'un charme irrésistible.

Avec quatre airs et un arioso, Polifemo est le personnage le plus important de la serenata et sans doute le plus complexe. Andrea Mastroni fit une lecture rien moins que monolithique du texte. Ce baryton basse avait campé magistralement le personnage de Garibaldo dans la Rodelinda dirigée au TCE par Emmanuelle Haïm en 2018 (voir ma chronique). Polifemo n'est pas seulement une brute épaisse et un assassin mais aussi un être amoureux et capable de repentir. Cette complexité est parfaitement rendue dans l'air Fra l'ombre e gli orrori. Dans cet air au tempo très lent, un mi bémol tenu dans l'extrême grave traduit le désespoir du géant, résigné à ne trouver jamais plus la paix et le joie. Quelques notes suraiguës en voix de tête semblent suggérer la possibilité de la métamorphose du cyclope en un beau berger mais ce n'est qu'une illusion. En tout état de cause Andrea Mastroni enthousiasme par sa puissance et la projection admirable de sa voix.

Les trois chanteurs étaient accompagnés par un orchestre baroque, La lira di Orfeo. Les passages solistes des premiers violons étaient nombreux et donnaient l'occasion aux solistes et à Fabio Ravasi (Konzertmeister) en particulier, de montrer leur virtuosité dans les nombreux bariolages à l'italienne qui parsèment les partitions. La belle sonorité du violoncelle solo retenait aussi l'attention. Le hautbois, la flûte à bec, le traverso, le basson avaient fort à faire, en tant que solistes, ils émerveillaient par la qualité du son et la précision de leurs traits. Luca Guglielmi montrait sa virtuosité au clavecin dans l'aria qui ouvre le second CD. Enfin un continuo comportant clavecin, orgue, archiluth, harpe double et basse d'archet donnait au corps musical son assise. Avec le tempo giusto à l'esprit, la tête, Luca Guglielmi, animait les membres de ce corps.

Cette reconstruction qui allie les meilleurs passages des deux versions de référence d'Acis et Galatée dans une vision cohérente du mythe, est une superbe réussite vocale et instrumentale.



Publié le 27 nov. 2021 par Pierre Benveniste