Rencontre avec Mario Raskin

De Couperin à Piazzolla, itinéraire d’un claveciniste iconoclaste : Mario Raskin, dans le sillage de Rafael Puyana et de Scott Ross

BaroquiadeS : Mario Raskin, pouvez-vous nous parler de votre itinéraire musical depuis vos tous débuts ?

Mario Raskin : Je devais avoir 5 ans à la fin des années 50 lorsque j’ai demandé à mes parents à apprendre le piano. Mon père était un grand mélomane, il écoutait beaucoup de musique, il y avait des disques à la maison. Il était très heureux de ma demande et m'a tout de suite inscrit dans un conservatoire de quartier, à Buenos Aires, à Abasto plus précisément, là où a grandi Carlos Gardel (le père du Tango argentin, NDLR). Mon père aurait préféré que je joue plutôt du violon, mais je préférais quand même le piano… Lorsque ma professeure de piano s’est rendue compte que j'avais des facilités, elle en a averti mon père et lui a dit qu'il fallait que je rentre au Conservatoire National de Musique pour faire des études plus sérieuses. A cette époque, nous allions beaucoup au concert, au Teatro Colón en particulier, au moins une fois par semaine. J’ai été particulièrement marqué à l’époque par plusieurs concerts donnés par de grands maîtres du piano tels György Cziffra, Claudio Arrau, Wilhelm Kempff, Martha Argerich, Gesa Anda et bien d’autres. Je me souviens encore d’une sonate d’Enesco interprétée par Isaac Stern avec ses quarts de tons envoûtants.

Au conservatoire de Buenos Aires, j’ai suivi le cursus habituel : composition, harmonie, fugue, contrepoint, ainsi que... latin et philosophie ! A l’âge de 16 ou 17 ans, en me rendant à un cours suivant dans les locaux du conservatoire, je devais traverser un couloir où d'autres cours avaient lieu. Je passais toujours devant une salle de cours de clavecin, mais je ne savais pas que c'était du clavecin. Un jour, en passant devant la porte, j'ai entendu quelqu'un travailler une suite de Bach que j'avais jouée au piano. Je me suis arrêté pour écouter derrière la porte et je me suis rendu compte que cela prenait un tout autre sens au clavecin, et j’ai alors commencé à comprendre pourquoi cette musique était écrite ainsi. À partir de ce moment-là, à chaque fois que je passais dans ce couloir, je restais debout derrière la porte pour écouter quelques minutes.

Lorsque j'ai reçu l'emploi du temps au début de la troisième année, je devais attendre pendant quarante-cinq minutes entre deux cours. J’avais le choix soit de rentrer chez moi mais je n’avais pas assez de temps, soit me rendre à la cafétéria pour patienter sans rien faire. Mais j'ai remarqué qu'au même moment se déroulait, toujours dans la même salle, les cours de clavecin. Je suis donc allé voir madame Norma Romano, le professeur qui avait créé cette classe de clavecin, après avoir étudié l'orgue avec Marcel Dupré en tant que boursière à la Schola Cantorum de Paris, ainsi bien sûr que le clavecin dont la renaissance n’était qu’à ses débuts. À son retour en Argentine, elle a voulu créer cette classe afin d’enseigner un instrument encore très anecdotique, voire confidentiel à cette époque. Je lui ai demandé si pendant mes quarante-cinq minutes d'attente je pouvais venir dans sa classe simplement pour écouter le cours. Elle a accepté sans problème, et donc chaque semaine j'allais à ses cours en tant que simple auditeur.

Un jour, ce qui devait arriver arriva : la professeure me demanda : « Vous venez toujours pour écouter, mais est-ce que vous ne voudriez pas essayer ? » Et c’est bien à partir de ce moment que je suis en quelque sorte « tombé dans la marmite ». Les élèves de clavecin étaient tous des passionnés, ils écoutaient et comparaient les quelques disques disponibles en ce début des années 70. Un autre jour, l’une des élèves qui jouait la basse continue dans l'orchestre de jeunes du conservatoire m'a dit qu'elle cherchait quelqu'un pour la remplacer et m'a demandé de le faire. Je lui ai répondu que je ne m’en sentais pas capable. Ce à quoi elle m’a répliqué qu’il me suffisait de venir une fois ou deux avec elle pour apprendre et que c'était très facile (pour un musicien confirmé… - NDLR). « Tu vas voir comment je fais et il te suffira de faire pareil ».

Ainsi, j’ai donc commencé la basse continue avec l'orchestre tous les samedis après-midi, avec un chef d’orchestre qui était également un fameux professeur de violon, Ljerko Spiller. Au bout d'un an, le chef m'a dit : « Vous êtes toujours derrière pour assurer la basse continue, ne voudriez-vous passer devant pour jouer un concerto ? » C’est ainsi que j’ai joué pour la première fois un concerto de Jean-Sébastien Bach, et j'ai que j’ai commencé à me mettre au clavecin de plus en plus sérieusement, malgré les moqueries amusées de certains autres élèves qui voyaient le clavecin un peu comme une curiosité voire même comme une excentricité à l'époque, mais la passion était bien là.

Dans ce conservatoire étaient régulièrement invités de grands artistes qui venaient pour jouer pour les élèves. On pouvait leur poser des questions et échanger avec eux. Un jour nous fut annoncée la venue de Rafael Puyana, un claveciniste de grande renommée. Dernier élève de la grande Wanda Landowska, il fut aussi l’élève de Nadia Boulanger (voir l’extrait). Pour la première fois, j’ai eu l’occasion de voir et entendre une copie d'un instrument ancien. Rafael Puyana avait besoin de quelqu'un pour lui tourner les pages, je me suis immédiatement proposé car je voulais absolument voir l'instrument de près car le conservatoire ne disposait que de clavecins modernes. Il s’est avéré qu’il a joué une sonate que j'avais déjà travaillée. Après lui avoir posé quelques questions, il m'a répondu : « Mettez-vous au clavecin et montrez-moi ». Après m’avoir écouté, il a continué en me disant : « Savez-vous que je donne des cours chaque été au festival de musique et danse de Grenade, pourquoi ne viendriez-vous pas ? ».

Me rendre en Europe pour jouer du clavecin à cette époque me posait de gros problèmes d’ordre pratique. En effet, j'avais 19 ou 20 ans, je travaillais déjà en tant que professeur de musique, je commençais à avoir une vie organisée, je ne me voyais pas tout arrêter pour quitter l’Argentine. Je jouais du clavecin principalement pour mon plaisir car j'étais vraiment passionné, cependant je n’envisageais absolument pas une carrière professionnelle en tant que claveciniste. Mais en 1976, à la suite d’un coup d'Etat militaire, une dictature s'est instaurée. De ce fait, continuer ce que je faisais en donnant des cours de musique dans les bidonvilles pour des enfants défavorisés devenait de plus en plus compliqué. De plus, à cette époque, j'avais les cheveux longs, une barbe, de quoi m’attirer des ennuis de la part du pouvoir militaire. Parallèlement, j’étais boursier d'une fondation pour poursuivre mes études musicales, et pour les militaires c'était considéré comme subversif même si la politique n’avait pas sa place au Conservatoire. Je me suis alors souvenu de la proposition de Rafael Puyana et lui ai alors écrit une lettre. Selon mes souvenirs, il m'avait dit de lui écrire au Teatro Real de Madrid. Il ne m'a répondu qu'un an et demi plus tard ! : « Sans doute ne savez-vous pas que je n'habite pas à Madrid mais à Paris. Le concierge du théâtre a gardé votre lettre et lorsque je suis passé dans la ville il me l'a donnée ». Il m'a également écrit qu’il m’attendait… Rafael Puyana avait réussi dans un premier temps à m’obtenir une bourse pour me permettre de participer au stage dans le cadre du festival de musique et danse de Grenade, en Espagne, et c’est ainsi que j’ai quitté l’Argentine en 1978.

Ce stage passionnant sera suivi un mois plus tard par un autre à Saint Jacques de Compostelle auprès de la claveciniste Genoveva Galvez (une spécialiste de l’œuvre de Sebastian De Albero, se reporter à la chronique dans ces colonnes). De ces trois semaines durant lesquelles j’ai suivi l’enseignement de Genoveva, une femme charmante, j’ai conservé un bien beau souvenir. Et je vous avais dit que De Albero, même à l’ombre du grand Scarlatti, avait toujours été présent dans le répertoire des clavecinistes espagnols, alors qu’il était totalement ignoré en dehors de l'Espagne. Rafael Puyana m'incite ensuite à m'installer à Paris, avec l’argument suivant : « Puisque quelqu'un m'a transmit ses connaissances un jour, je me dois également à mon âge de les transmettre à mon tour à une nouvelle génération ».

Une chance inouïe ! J’étais dont en quelque sorte l’élu qui allait recevoir les connaissances d’un grand maître du clavecin ! Et je suis arrivé en France sans parler un seul mot de français ! Les cours se sont déroulés dans son appartement parisien du 7ème arrondissement. A l'époque, le professeur au Conservatoire Supérieur était Robert Veyron-Lacroix. Beaucoup de clavecinistes parmi ceux que l’on entend souvent actuellement appartiennent à cette génération : Olivier Baumont, Jory Vinikour, Christophe Rousset qui étaient des élèves d'Huguette Dreyfus, mais très peu ont eu la chance d’étudier auprès de Rafael Puyana. Beaucoup rêvaient d'étudier au Pays-Bas avec Gustav Leonhardt, Bob Van Asperen ou encore Ton Koopman, mais il était très difficile de trouver une place en tant qu’élève auprès de l'un d'entre eux. En effet, il faut garder à l’esprit que le renouveau de la musique baroque a commencé par la renaissance du clavecin. Mais LA rencontre décisive s’est produite à l’occasion d’un concert dans la salle de l'ancien conservatoire d'art dramatique à Paris. Un concert donné par Scott Ross dans le cadre de la présentation de la nouvelle édition de pièces de Rameau préparée par Kenneth Gilbert. Ébloui par le récital de Scott, je lui ai écrit à Québec, et nous nous sommes rencontrés à Bruges. Un mois plus tard, je me trouvais à Québec, précipitant ainsi  mon départ pour suivre son enseignement à l’Université Laval durant trois ans, de 1980 à 1983. Musicien atypique et légendaire, claveciniste érudit à l'allure de rocker, parfois de nature imprévisible, Scott Ross a littéralement révolutionné le monde du clavecin et j’ai été totalement subjugué par ce musicien d’exception. Ensuite je suis retourné en France pour rejoindre celle qui deviendra mon épouse.

BaroquiadeS : Consacrez-vous une partie de votre temps à l’enseignement ?

Mario Raskin : Oui, bien sûr. J’ai enseigné durant 30 ans au Conservatoire de Joinville Le Pont, j'ai enseigné dans plusieurs conservatoires de banlieue. Le Conservatoire de Joinville Le Pont a été mon fief idéal pour prodiguer un enseignement de qualité dans le cadre presque idyllique de l'île Fanac sur la Marne, c'est par là que sont passés la plupart de mes élèves. J'ai toujours refusé, malgré les nombreuses propositions, les grandes institutions où les élèves et les professeurs sont soumis à de fortes pressions de résultat presque immédiat. Pour moi la musique doit s'apprendre dans le calme et le plaisir du travail bien fait. Cela nécessite parfois de prendre le temps qu'il faut ! J'ai également formé la première génération des clavecinistes à Skopje, en Macédoine, lors de masterclasses. J’ai également participé à des masterclasses au Canada, aux États-Unis et au Mexique.

BaroquiadeS : Quels sont les clavecinistes actuels dont vous appréciez particulièrement le travail ?

Mario Raskin : Je préfère ne pas donner de noms de mes clavecinistes préférés... À cette question je pourrais répondre qu'il y a dans le monde, de nos jours beaucoup d'excellents clavecinistes et de très bons musiciens, mais parfois cela ne va pas de pair. On peut être bon claveciniste sans nécessairement comprendre ce que l'on joue. C'est le cas en France de deux ou trois clavecinistes, excellents techniciens ayant développé leur technique sur le piano, et qui sont portés par un très efficace mécanisme de communication… un arbre qui cache une forêt de très bons clavecinistes français, hélas moins connus du grand public, c'est dommage...

BaroquiadeS : Un concert qui vous a marqué ?

Mario Raskin : Sans hésitation, le premier concert auquel j’ai assisté avec Scott Ross qui captivait littéralement son auditoire ! Au fait, j’ai une anecdote amusante à vous raconter, un peu hors sujet, mais elle mérite d’être racontée. Dans les archives du ministère des Finances à Mexico a été retrouvée une partition de tablatures de guitare baroque… Pourquoi au ministère des Finances ? Il est probable que ceux qui l’ont rangée là, à la vue des chiffres sur des lignes, ont pensé qu’il s’agissait de documents comptables !

BaroquiadeS : Votre répertoire préféré au clavecin ? Vos compositeurs préférés ?

Mario Raskin : Ceux que j’ai enregistrés déjà… les sonates pour clavecin deDomenico Scarlatti (à écouter ici), le Padre Soler, François Couperin et Jean-Philippe Rameau, Antoine Forqueray, Jacques Duphly et Jean-Sébastien Bach bien sûr ! J’apprécie aussi Nicolas Chedeville, j’ai d’ailleurs enregistré des œuvres de ce compositeur pour vielle à roue et clavecin avec Françoise Bois-Poteur, et trente ans après, ce CD se trouve toujours au catalogue de l’éditeur ! Et j’ai eu le coup de foudre pour les deux cycles de sonates de Sebastian de Albero dont la qualité de composition est exceptionnelle.

BaroquiadeS : Quelles sont vos musiques favorites hormis le clavecin ?

Mario Raskin : J’écoute les musiques de mon pays d’origine, l’Argentine, bien sûr, tel le légendaire Carlos Gardel, considéré comme le père du tango (écouter un extrait) ! Le Cuarteto Cedrón également, et j’apprécie tout particulièrement, la chanteuse grecque Angélique Ionatos hélas disparue cette année, Mercedes Sosa, Violette Parra dont la chanson Gracias a la vida est devenue intemporelle. Mais aussi Barbara, Georges Brassens, les « fadistes » portugais actuels comme Katia Guerreiro dont l’immense talent me touche particulièrement, Carlos Paredes à la guitare portugaise, les cubains Pablo Milanes et Silvio Rodriguez, enfin...la liste serait trop longue, je ne peux pas tous les nommer... Et j’ai une admiration particulière pour mon compatriote Astor Piazzolla. Et un regret, celui d’une rencontre manquée… En effet, un jour, Astor Piazzolla m’a appelé au téléphone. C’était totalement incroyable pour moi. Nous avons échangé et je devais le rencontrer un peu plus tard à Buenos Aires… mais hélas, la mort de Piazzolla en a décidé autrement.

BaroquiadeS : Avez-vous été tenté un jour par la direction d’orchestre ?

Mario Raskin : Oui, bien sûr mais le professeur à Buenos Aires à l’époque était vraiment très mauvais. J’ai suivi des cours en tant qu’auditeur au Conservatoire National Supérieur à Paris. C’est sans doute un regret...

BaroquiadeS : Et demain, quels sont vos projets musicaux ?

Mario Raskin : Je viens d’enregistrer les sonates de Sebastian De Albero, un compositeur du XVIIIe siècle contemporain de Domenico Scarlatti. Organiste à la Chapelle Royale de Madrid, il a laissé trente sonates réparties en deux cycles de quatorze ponctués par une fugue. Je n’ai enregistré que le premier cycle, j’espère ardemment enregistrer le second dès que possible et lorsque l’éditeur le décidera… D’ici peu, une rétrospective de l’évolution de la sonate à partir de Carl Philipp Emmanuel Bach jusqu’à Beethoven, en passant par Jean Chrétien Bach, Mozart et Haydn doit paraître chez Pierre Verany. Enfin, j’ai aussi abordé il y a quelques années la musique contemporaine, notamment avec Astor Piazzolla. J’ai d’ailleurs enregistré avec mon compatriote Oscar Milani un disque intitulé Tango pour deux clavecins. Mais, à ma plus grande surprise le succès de mes deux CD consacrés à Piazzolla contenant les quatre saison Portègnes ont largement dépassé ce que nous imaginions ! Plusieurs années après leur publication, ils circulent encore dans le monde entier, et je n'arrête pas de recevoir des courriers venant de partout, me demandant de fournir les partitions de nos arrangements… alors que ni Oscar Milani, ni moi n’avons jamais couché sur papier nos arrangements !

BaroquiadeS : Avez-vous été tenté par l’orgue, notamment au contact de Scott Ross ?

Mario Raskin : Avec Scott Ross, nous avons très peu parlé d'orgue, car à ce moment-là il avait un gros succès en tant que claveciniste, et préparait des enregistrements consacrés exclusivement au clavecin, notamment déjà l'intégrale Scarlatti. Je ne me souviens pas exactement qui enseignait l'orgue à l'université Laval. Bien sûr, j'étais tenté par l'orgue, j'en joue parfois mais pas devant un public, car je ne me sens pas assez « professionnel » pour le faire. J'aurais voulu avoir un orgue de salon à pédalier à la maison, mais finalement... j'ai pris des cours de bandonéon, l’orgue du pauvre (et l’instrument hautement symbolique de la musique argentine - NDLR).



Publié le 18 nov. 2021 par Eric Lambert