Rencontre avec Gabriel Garrido

Ce 17 mars 2022, la rarissime présence du célèbre maestro Gabriel Garrido à Paris, afin de diriger en tant qu’invité d’honneur un unique madrigal de Monteverdi (Altri canti d’amor – voir notre compte-rendu) a suscité cette rencontre tournée uniquement vers sa poétique artistique. Il fallait être là pour comprendre la quintessence de sa direction mythique, car Gabriel a fait le choix d’interpréter à sa manière originale ce poème musical, en cherchant la délicatesse, la douceur, une beauté élégante de la profondeur de l’âme : il a commencé par ce geste fameux de retenir le son de la première longue note des six chanteurs et de l’attirer vers le piano le plus intense en protégeant sa figure de ses deux mains légèrement, geste que l’on pourrait illustrer anachroniquement - baroquement parlant - par l’exclamation de la debussienne Mélisande « ne me touche pas ne me touche pas ou je me jette à l’eau ! ». C’est de la touchante valeur musicale d’un artiste capable d’atteindre aux sentiments des âmes-interprètes face à lui que découle cet entretien. Soufflés par l’abrupte baroque de la réponse à la dernière question, nous nous sommes arrêtés comme en suspens, emplis de gratitude.

BaroquiadeS : D'où vient ton attirance pour le Baroque ?

Gabriel Garrido : Je viens d’une famille très mélomane, mon grand-père maternel jouait de la bandurria, ma grand-mère allait à la Zarzuela, ma tante jouait du violoncelle, ma mère aimait Mozart et mon père était ténor et fan d’opéra et de tango. Quand j’avais sept ans, ma tante m’a fait découvrir la flûte à bec. Très vite j’ai adopté cet instrument, j’ai appris la musique avec. J’ai commencé ma formation musicale au Collegium Musicum de Buenos Aires, une école pilote fondée par des Allemands. Là je jouais tout naturellement la musique Renaissance et Baroque, et le goût de mon enfance ne m’a jamais quitté depuis.

BaroquiadeS : Comment as-tu découvert la musique du baroque latino-américain ? Quel est le lien de ce baroque avec tes racines ?

Gabriel Garrido : Pendant mon adolescence il y a eu en Argentine un mouvement de valorisation de la musique folklorique de grande ampleur, surtout à Buenos Aires, qui au temps de mes parents était dominé par le tango qui, avec le bandoneón apporté par les immigrés européens, était devenu l’expression porteña par excellence. Les radios se sont mises à diffuser du folklore, et la zamba, une danse du nord du pays, apte à une poésie profonde, était devenue le mode d’expression d’une certain jeunesse de la classe moyenne, en même temps que les Beatles (!). Avec elle on a découvert surtout les différentes formes du folklore de la partie andine, celle où la colonisation espagnole et le métissage étaient plus forts. J’étais loin d’imaginer à l’époque que ce folklore avait quelque chose à voir avec ce baroque que je jouais à la flûte à bec. Plus tard j’ai eu la possibilité d’aller en Europe avec l’Agrupación Musica, un ensemble argentin avec lequel on faisait de la Renaissance espagnole et du folklore andin. On avait été engagés pour jouer la célèbre Misa Criolla en tournée en France et en Suisse, avec tellement de succès que l'on a été reconduits l’année suivante. Cette fois, avec deux musiciens de l’ensemble, nous avons décidé de rester en vue d’étudier la musique ancienne. Après une année passée à Paris, jouant dans les bistrots du folklore latino-américain, nous avons eu de la chance d’avoir été acceptés d’abord à Zurich et après à Bâle, ce qui était notre but final. Une fois à la Schola, j’ai été appelé à faire partie des ensembles Ricercare et Hesperion XX, récemment créés par Jordi Savall, tous les deux dédiés à la musique Renaissance.

J’étais en parfaite syntonie avec Hesperion qui développait la Renaissance espagnole que l’on faisait déjà en Argentine. Déjà à l’époque j’avais demandé à Jordi si on pouvait faire avec Hesperion la musique d’Amérique latine, dont on connaissait l’existence par des anthologies, notamment celles de Robert Stevenson et Samuel Claro. Jordi étant occupé par ses propres idées c’est à partir de mon départ de l’ensemble en 1982 que j’ai commencé à me dire : « pourquoi pas moi ? ». Mais comme dans la musique italienne, je me contentais pas de la musique imprimée, je devais voir in situ, m’imprégner de la culture qui entourait la musique que j’allais faire. C’est ainsi que j’ai entrepris en 1991-92 les deux voyages d’investigation en Bolivie, la suite on la connaît…

BaroquiadeS : On parle de culture espagnole : alors il y a du Duende dans ton art ?

Gabriel Garrido : La culture espagnole était très présente dans ma famille, car mes quatre grands-parents étaient des espagnols émigrés en Argentine. J’ai baigné ainsi dans mon enfance dans des cultures musicales très variées, mais le fameux Duende je l’ai découvert une fois en Europe, quand les poèmes de Federico García Lorca et le flamenco, ainsi que la « operita » de PiazzolaMaria de Buenos Aires, ont refait surface dans ma quête d’identité. Dans le Duende il y a beaucoup de magie gitane, que Piazzola trouve dans le tango, mais moi je pense que dans ma musique il y en a une autre, celle d’avoir plongé dans la forêt pour chercher l’âme de la musique baroque.

BaroquiadeS : Y a-t-il du sang dans tes créations ?

Gabriel Garrido : Mais non ! En sortant de la Schola mon univers musical était celui de la Renaissance. Une fois à Genève j’ai continué mes recherches dans ce domaine, et avec les étudiants du Centre de Musique Ancienne j’ai enregistré mon premier CD comme directeur, les Intermèdes florentins de 1535, pour la maison discographique italienne Tactus. Il faut dire que ce monde idéal, fait d’équilibre, de perfection et d'harmonie dans les arts, coïncidait avec l’Age d’or de mon instrument principal, la flûte à bec.

J’étais loin d’imaginer du sang dans la musique, jusqu’à ma découverte de Monteverdi et de la bascule de 1600. L’Histoire a fixé le début du baroque en littérature en 1581, date de l’édition de la Gerusalemme liberata du Tasse, poème épique où il y a effectivement du sang, et un canto sur lequel Monteverdi a composé son célèbre Combattimento di Tancredi e Clorinda.

Ici permets-moi une anecdote. Sur commande du Kunsten Festival des Arts de Bruxelles, on a fait l’expérience de réunir la musique de Monteverdi avec un visuel de théâtre contemporain. Le Periférico de objetos, ensemble de marionnettistes du Teatro San Martín de Buenos Aires, a été choisi pour la mise en scène, tandis que j’étais appelé pour définir le programme et diriger la musique de Monteverdi. Après quelques entretiens avec moi pour leur faire connaître la musique, l’époque et la bascule, ils ont été libres de créer la partie visuelle. Je n’avais jamais vu autant de sang de ma vie ! Ils avaient interprété ainsi les Madrigali guerrieri et amorosi….

BaroquiadeS : A quel moment on sort de la Renaissance pour arriver au Baroque ?

Gabriel Garrido : Tout se passe à la fin du XVIème siècle et le début du XVIIème. En 1585 fut inauguré à Vicence le premier théâtre de l’histoire moderne, le Teatro Olimpico, construit par Palladio, et que l’on peut toujours admirer. En 1592 Ludovico Zacconi décrit les affetti ou émotions de l’âme en deux catégories : celles qui sont écrites dans la partition et celles de l’interprète. 1600 marque l’avènement de la basse continue. Ce sont les points de départ qui vont transformer la musique. Renaissance et Baroque sont souvent décrits comme des périodes distinctes. En réalité l’une est la conséquence de l’autre. Les théoriciens et musiciens qui ont contribué à cette évolution étaient certains de contribuer aux recherches sur l’Antiquité propre aux humanistes. Monteverdi se défend d’être un révolutionnaire, il prétend seulement amener les idéaux de la Renaissance jusqu’à leurs dernières conséquences…

BaroquiadeS : Te considères-tu comme un humaniste de ce temps-là vivant dans le nôtre ?

Gabriel Garrido : Je me considère comme un humaniste, peu importe l’époque dans laquelle je vis. Il est vrai que la Renaissance est l’Age d’Or de l’Humanisme. L’arrivée à Messine des manuscrits et livres rescapés de l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, qui contenait tout le savoir de l’Antiquité, les voyages de Marco Polo, qui amenait à Venise le savoir de l’Orient, ont créé la Renaissance. Après un Moyen-Age dominé par le rapport à Dieu, les humanistes placent l’Homme au centre de l’Univers. J’avais toujours été attiré par l’aventure humaine, je m’étais inscrit à l’Université de Buenos Aires pour étudier l’archéologie. Mais la possibilité d’aller en Europe pour étudier la musique renaissance et baroque a été plus forte que l’Université. Finalement la musique ancienne, telle que je l’ai étudiée à Bâle, a fini par réunir mes deux passions.

BaroquiadeS : Tu nous as parlé de ta vision de la Persona...

Gabriel Garrido : Depuis mon enfance j’ai été passionné de mythologie, et j’ai trouvé pendant mes études de la place pour enrichir mes connaissances et les adapter à mon univers musical. Le mot Persona vient du masque per sonare utilisé dans le théâtre grec pour amplifier la voix. Il est censé représenter la notion chrétienne de l’homme faisant un avec son esprit. L’opéra édifiant Anima e corpo, composé par Emilio de Cavalieri en 1600, illustre cette idée. La représentation du théâtre grec, dans les premiers opéras, s’accomplit dans les personnages, devenus indépendants dans la musique par l’invention de la basse continue.

BaroquiadeS : Parlons de la naissance de l’opéra. Pourquoi une passion de ta part pour ce moment-là dans ta discographie ?

Gabriel Garrido : Je sentais intuitivement que les premiers opéras étaient une continuation de mes recherches sur la musique de scène du XVIème siècle, notamment les Intermèdes italiens. Mon premier opéra, enregistré à Palerme, la Dafne de Marco da Gagliano, est doté d’un Prologue très détaillé, qui décrit jusqu’au nombre de chanteurs et la disposition du chœur sur la scène. Je voulais créer quelque chose d’original, respecter scrupuleusement ce prologue me semblait un devoir vis-à-vis de l’interprétation authentique que je défendais à l’époque. On a fait une reconstitution à l’ancienne, avec la gestuelle de Béatrice Cramoix et la danse historique de Bruna Gondoni, ce qui à ma connaissance n’avait jamais été fait. Depuis cette expérience, j’étais enthousiasmé par les premiers opéras et je décidais de poursuivre cette voie. Une année après je représentais et enregistrais La Favola d’Orfeo

BaroquiadeS : Voudrais-tu nous donner ton sentiment sur la pulsation du cœur et les émotions ?

Gabriel Garrido : A mon avis, cette relation est une notion indispensable pour l’interprétation de la musique baroque aujourd’hui. Marin Mersenne, dans son Harmonie Universelle, décrit en 1636 l’accélération du pouls liés à l’émotion, notamment avec trois degrés de colère qu’il préconise d'écrire dans la partition. Cela veut dire que le tempo d’une œuvre n’est pas fixe, mais il est flexible suivant les affetti contenus dans la pièce. C’est une description du moderne rubato qui régit toute l’œuvre, Il y a à l’époque une autre forme de rubato : le Tactus reste immuable et la voix est libre d’exprimer ses émotions, comme dans le jazz ou le tango. Monteverdi décrit à merveille ce dilemme affectif et expressif entre la battue de la main (tempo della mano) et la pulsation du cœur (tempo dell’anima), dans le célèbre Lamento della Ninfa du VIIIème Livre.

BaroquiadeS : Le recitar cantando est une passion pour toi, et tu as un grand amour pour les compositeurs qui l'ont illustré...

Gabriel Garrido : Le recitar cantando est une invention fantastique des italiens. On ne peut pas comprendre cette invention unique sans plonger dans la Renaissance. Cette période redécouvre l’Antiquité grecque, et les humanistes savaient que les Grecs parlaient avec des accents ou intonations musicales. Il suffisait de parler pour produire une mélodie ! Pour parler en musique en langue italienne, les musiciens opérateurs de la bascule de 1600 vont se référer aux règles de Zarlino, énoncées vers la moitié du XVIème siècle pour les madrigaux. Les autres nations ne suivent pas cette idée, beaucoup la considèrent ridicule. L’opéra restera un phénomène italien jusqu’à Lully en France et jusqu’au changement de dynastie en Espagne.

BaroquiadeS : A propos du madrigal, quel est le rôle joué par ce genre musical typiquement italien dans la naissance de l‘opéra ?

Gabriel Garrido : Le madrigal italien, créé vers les années 20-30 du XVIème siècle, est un joyaux musical unique. Né de l’heureux mariage du contrepoint franco-flamand, qui avait régné jusque-là sans partage sur la musique européenne, et de la poésie italienne, ses auteurs sont au début des compositeurs soltramontani, franco-flamands vivant en Italie. D’abord une forme poétique, caractérisée par des vers libres, le madrigal est similaire à la prose, ce qui donnera une œuvre musicale composée d’un trait, dépourvue de répétitions strophiques, qui permet à la poésie de coller étroitement à la musique. Sans doute le plus grand compositeur de ce genre nouveau, est l’oltramontano Adrien Willaert, dit Adriano, qui donnera au théoricien Zarlino (Instituzione Harmoniche) les règles de composition pour rendre expressif le texte. Ces règles musicales que l’oreille perçoit comme la vue les couleurs d’un tableau, aux dires de ses auteurs, serviront de base à toute la musique renaissance et baroque jusqu’à Gluck, qui prétend composer un air triste en majeur (Chè farò senza Euridice). Monteverdi distingue deux étapes dans le madrigal, la Prima et la Seconda pratica, auxquelles devait suivre une Nuova seconda pratica, un traité qu’il n’a jamais écrit. L’augmentation des dissonances caractérise l’évolution du madrigal polyphonique, ce qui rend le madrigal plus expressif. Le paroxysme est atteint par Carlo Gesualdo, qui donne le sentiment de torturer l’harmonie pour rendre plus pathétiques les expressions douloureuses.Avec Luzzascho Luzzaschi, qui compose pour les Dames de Ferrare (pour une, deux ou trois sopranos) et les monodies de Sigismond d’India, nous avons un autre genre de madrigal avec basse continue, ce que Monteverdi développe dans ses VIIème et VIIIème Livres de Madrigaux.

BaroquiadeS : Quel est ton rapport avec ce genre si poétique ? Je t'ai toujours vu comme un poète, dès la première fois que je t'ai vu diriger : quelle est la part de l'enfant et de l’adulte dans la poétique de ton art de la musique ?

Gabriel Garrido : Peut-être que tu as aperçu le caractère mélancolique de mon enfance. J’ai toujours aimé la poésie, comme mon père, qui m’a transmis ce goût. Etant asthmatique dans mon enfance et habitant dans une bibliothèque, dont mes parents étaient les gardiens, je m’enfermais dedans et lisais tous les livres qui me tombaient sous la main, j’adorais les histoires d’amour, surtout malheureuses, et les livres d’histoire et d’aventures. Cela a formé mon goût pour la littérature et ma personnalité musicale.

BaroquiadeS : Et finalement comment définirais-tu de façon personnelle la poésie en musique ?

Gabriel Garrido : Personnellement, ce sont les zambas que j’écrivais dans mon adolescence ! Plus sérieusement, c’est le madrigal et toute la musique écrite sur les textes des grands écrivains et poètes italiens. Les livrets des premiers opéras ont été écrits par des poètes.

BaroquiadeS : L’Italie du XVIIème c'est comme si tu y étais allé, qu'est ce qui t'a frappé en elle ?

Gabriel Garrido : Mais j’y suis allé ! j’ai toujours été fasciné par la culture italienne, qui plonge ses racines dans l’Antiquité gréco-romaine. Pour quelqu’un de passionné par les traces de l’homme comme moi, l’Italie est le terrain idéal. J’ai parcouru l’Italie du Nord au Sud, pour m’imprégner de la culture de ma musique préférée, et j’ai constaté que la Renaissance est toujours là dans l’architecture du nord, et le baroque est toujours vivant dans l’Italie du sud. J’ai eu la chance d’avoir été en résidence en Sicile pendant dix ans, invité par le Teatro Massimo de Palerme, ce qui m’a permis d’enregistrer in situ la plupart de mes CD pour la maison discographique K617 dans la série Les Chemins du baroque. L’Italie est un puits sans fond de culture millénaire, mais le XVIIème siècle italien produit dans les Arts, et plus particulièrement dans la musique, une sorte de feu d’artifice qui va changer la face du monde.

BaroquiadeS : Qu’est ce que la voix de soprano et celle de mezzo soprano et alto pour toi, la voix de femme ?

Gabriel Garrido : Tout d’abord je dois dire que la distinction moderne des différents types de voix n’a pas beaucoup de sens dans la musique que je fais le plus maintenant, celle du XVIIème italien. Vers la fin du XVIème siècle le rôle de la femme dans la musique italienne ne cesse de s’accroître. Les Dames de Ferrare, Vittoria Archilei, les femmes de Caccini, ce sont des cantatrices virtuoses accueillies avec enthousiasme dans les différentes cours du nord de L’Italie et au-delà. La distinction de tessiture se fait dans les opéras : chez Monteverdi Penelope et Ottavia sont des mezzos, mais les tessitures des soprani hors recitar cantando sont tellement étendues qu’on peut les comparer à celles de Maria Callas ou Joan Baez. J’ai observé que dans les opéras de Monteverdi la tessiture est une question de couleur de la voix, comme il fait dans l’Orfeo avec les instruments, l’idée qu’il se fait du personnage détermine celle-là. Chez Cavalli, dans La Virtû degli strali d’amore, le personnage de Meonte chante grave quand il est mourant, quand il est guéri il le fait une quarte plus haut. Dans La Didone, le premier acte, la destruction de Troie, l’ambitus de tous les personnages est beaucoup plus aigu que dans le reste de l’œuvre. Dans mon interprétation des opéras du XVIIème je suis ces principes. Les voix plus légères pour les damigelle (Drusilla) et les voix plus charnues pour les reines, guerrières et Amazones.

C’est indiscutablement la voix de soprano étendue, avec une virtuosité étendue et des ornements d’affetti qui me touche le plus.

BaroquiadeS : Et puis la voix du ténor, baryton et basse ?

Gabriel Garrido : C’est pareil, depuis les Nuove Musiche (1601) de Giulio Caccini, dans les voix masculines c’est la voix de ténor qui véhicule les affetti, étant lui-même ténor. La question se pose aussi comme pour les voix féminines : le personnage d’Orphée est-il un ténor ou un baryton aigu ? La voix de baryton n’existe pas ; pour Monteverdi celle du ténor 2 dans les duos est celle qui se rapproche le plus, il emploie le duo de ténors très souvent, particulièrement dans le VIIIème Livre.

La voix de basse est réservé aux Rois, aux Dieux puissants de l’Olympe, aux personnages vieux et canuti (chenus), portant une barbe. En dehors de l’opéra quelque solos lui sont destinés ainsi que la basse des canzonettes. Elle chante rarement avec des ornements.

BaroquiadeS : Qu’est ce que la couleur de l’orchestre pour toi ? La flûte et les vents ? Ton rapport avec les cordes ?

Gabriel Garrido : La couleur de l’orchestre est fondamentale pour la musique scénique ou représentative. Déjà au XVIème siècle on trouve dans les Intermèdes italiens des instruments différents selon que l’on veut représenter la mer, l’obscurité, l’aurore, les satyres… Au XVIIème la Bible pour nous c’est l’Orfeo de Monteverdi (1607), qui contient les instrumentations voulus par l’auteur. La couleur de l’orchestre Renaissance change avec l’arrivée de violons au devant de la scène : l’ambitus de l’orchestre s’élargit, le dessus monte beaucoup et les violes de gambe perdent ainsi leur premier rôle chez les cordes. Chez les instruments à vent, les cornets, capables d’une tessiture plus étendue, déplacent les flûtes à bec. L’emploi systématique du 16 pieds, chitarrone, contrebasse de viole et du violon, modifie définitivement la couleur de l’orchestre.

Il y a un autre aspect dont il faut tenir compte dans les opéras. Selon des conventions théâtrales de l’époque, le côté Jardin de la scène est le lieu de la lumière, du Ciel, le côté Cour est l’endroit sombre, l’Enfer. C’est pour cela que les violons, ainsi que l’archiluth et la harpe, doivent être placés côté Jardin, les trombones, représentant l’obscurité depuis les premiers intermèdes italiens de 1535 jusqu’à Mozart, et le chitarrone et les basses graves, côté Cour.

BaroquiadeS : Le sens du continuo ?

Gabriel Garrido : La basse continue libère les voix de dessus qui peuvent ainsi se mouvoir librement sur l’harmonie comme les personnages sur une scène. Son invention, qui réduit l’harmonie et le contrepoint à un seul instrument, change radicalement la musique. Au XVIIème son rôle est primordial, elle doit accompagner les affetti de la voix de dessus. La couleur du continuo détermine ses émotions ou même peut définir le caractère du personnage dans les opéras, selon que l'on utilise un orgue, un chitarrone, une harpe, un archiluth, et les différentes combinaisons entre eux avec la basse d’archet, qui accompagne. Caronte, le gardien des Enfers, est personnifié par un orgue régale dans l’Orfeo de Monteverdi. La Messaggiera, qui apporte la terrible nouvelle de la mort d’Euridice, chante sur un orgue en bois et un chitarrone. A partir de là tout s’assombrit, et Orphée et les bergers chantent leur plaintes sur la même instrumentation.

BaroquiadeS : Je peux m’engager sur une question sur ta conception de l’ornementation ? La rumeur court que tu vas écrire un livre sur le sujet.…

Gabriel Garrido : Effectivement, la maison italienne Ut Orpheus m’a demandé de poser sur papier mon expérience de 30 ans d’enseignement au Centre de Musique Ancienne, qui n’a jamais cessé d’évoluer. C’est un sujet d’une importance capitale pour la musique renaissance et baroque, mais je crois que j’ai un problème d’imprimante... Un bouquin sur ma conception de l’ornementation du XVIIème, devient un livre sur l’interprétation, et je n’ai pas assez d’encre dans la cartouche ! Mais revenons à la réalité historique. La diminution, procédé qui consiste à diviser une note longue en plusieurs notes brèves, domine la musique instrumentale du XVIème siècle, mais elle n’est pas la seule façon d’orner. Sylvestro Ganassi, dans son traité de flûte à bec La Fontegara de 1535, remplit des pages et des pages de diminutions, avec des règles des proportions qui font penser au rubato moderne, mais décrit d’autres procédés qui ont à voir avec le caractère de la pièce, selon que le texte soit triste ou gai. Des ornements sur la note sont destinés à la flûte, et des indications de dynamique à la voix. Ganassi est le seul à faire un traité aussi détaillé, de ceux qui viennent ensuite seul celui de Bovicelli (1584) l’est aussi. Dédié essentiellement à la voix, il annonce déjà le changement qui s’opère dans les ornements avec le nouveau style des affetti, codifié magistralement par Giulio Caccini dans son traité Le Nuove Musiche de 1601. Les ornements émotionnels remplacent les diminutions, qui restent les plus utilisées dans la musique instrumentale. Ces ornements nouveaux rendent la voix beaucoup plus expressive, surtout dans les airs tristes, plaintifs ou pathétiques, qui constituent l’essentiel de la musique composée à cette époque. La plainte d’Orphée au début du troisième acte, dont les ornements sont écrits, est un exemple époustouflant de ce qu’un chanteur virtuose pouvait faire. Par contre, on n’orne jamais le recitar cantando.

BaroquiadeS : Pour ton Orfeo : quelle est la différence entre la tienne et celle d'Harnoncourt qui a précédé ?

Gabriel Garrido : Je n’aime pas beaucoup comparer les versions, mais je crois que la mienne est la première à utiliser un baryton pour le rôle d’Orphée, ça a bousculé la discographie. Ça donne un Orfeo plus majestueux (c’est un demi-dieu) et à la fois plus charnel et plus sensuel que les ténors. La sensualité pour quelqu’un qui représente la musique à l’époque de Monteverdi me semble essentielle.

BaroquiadeS : Enfin. comment cela s'est construit en toi pour que cela soit complètement différent et nouveau ?

Gabriel Garrido : Je ne sais pas trop. A l’époque j’étais féru d’authenticité historique et je suivais scrupuleusement tout ce qui était contenu dans la partition. En même temps j’avais déjà (1991-1992) fait mes deux voyages de recherche en Amérique latine qui m’ont appris entre autres que le baroque n’était pas celui que j’avais étudié à la Schola Cantorum, plutôt XVIIIème, allemand et figé, mais s’approchait de la Renaissance espagnole d’Hesperion XX et du folklore, latine, libre et colorée. En plus j’étais invité en Sicile depuis plusieurs années,où j’avais eu la même émotion directe devant la façon de vivre des gens, leurs façons de communiquer, leur mode d’expression, qu’en Amérique latine. Ma version de l’Orfeo (1996) a été enregistré une année après la Dafne de Gagliano, pour laquelle j’avais déjà employé les principes de rigueur et liberté que j’ai fait miens depuis.

BaroquiadeS : Comment tu procèdes pour assembler les voix et les instruments en vue du concert ou l’enregistrement ? On a remarqué que tu essayes dans les répétitions plusieurs instrumentations et ornementations différentes.

Gabriel Garrido : Les partitions du XVIIème italien laissaient une liberté totale aux maîtres concertants et aux interprètes, donnant une place importante à l’improvisation (comme dans le jazz) et à plusieurs possibilités d’instrumentation et ornementation. On peut les comparer à l’ébauche d’un tableau : c’est le compositeur qui donne le dessin et la composition générale de l’œuvre, mais c’est l’interprète qui lui donne la forme définitive en rajoutant de nouvelles couleurs, modifications et terminaisons selon ses affetti ou intuitions du moment. On a découvert, grâce aux techniques actuelles, que la plupart de peintres de l’époque procédaient par des couches successives de peinture sur le dessin avant d’arriver au résultat final. C’est comme s’ils étaient d’abord compositeurs et ensuite interprètes. En musique du XVIIème il faut deux peintres : l’Interprète jouit d’une grande liberté, accentuée par l’avènement de la basse continue (cette invention majeure de 1600 laisse au joueur de l’instrument harmonique, clavecin et orgue, chitarrone et harpe, la possibilité d’improviser sans limite), tandis que le Compositeur devait s’astreindre à des règles d’expression musicale établies déjà depuis la moitié du XVIème siècle.

Ici permets moi une autre anecdote. Dans mon voyage d’investigation dans les Missions jésuites, à la recherche de partitions baroques et de l’instrument indien bajunes, sorte d’énorme flûte de Pan avec embouchure de trombone, dont j’avais découvert le son fascinant dans un vieux disque vinyle des années 60, je me suis rendu compte que le baroque était toujours là. Dans la tribune haut perchée de l’église de San Ignacio de Moxos, le Cabildo indigenal, constitué de vieux musiciens indiens, interprétait toujours de la musique baroque. Cette Capella, qui sortait aussi sur la place dans la fête de San Ignacio, jouait encore des violons baroques sans mentonnière construits par eux, ainsi que des flûtes traversières faites dans un tube de vélo, la ligne concertante d’une partition baroque, la basse étant assurée par les fameux bajunes, qui devaient se jouer à deux personnes pour une seule ligne. Trois chanteurs, les seuls qui avaient les manuscrits originaux, assuraient les textes en latin.

A Concepción de Chiquitos j’ai pu voir comme une femme indienne habillait une statue pour la messe. Le Saint en question, probablement du XVIIème ou du XVIIIème siècle, avait une magnifique tête taillée dans le bois et peinte, bras et mains articulés, mais le corps était en fil de fer ! Impossible de le présenter sans l’habiller. Il arrive à la musique du XVIIème siècle, et même celle du XVIIIème en Amérique latine, la même chose. Et il faut connaître et approfondir le style de chaque œuvre pour ne pas l’habiller de n’importe quelle manière. Cette liberté encadrée par des connaissances me plaît beaucoup.

BaroquiadeS : On t’a décrit souvent comme quelqu’un qui a du mal à respecter les horaires…

Gabriel Garrido : Mon organisation du temps n’est pas celle d’un chef ou professeur conventionnel. Je pouvais passer la moitié d’une répétition sur un détail et je ne m’apercevais que l’heure passait inévitablement. Ce défaut a été toujours critiqué et il m’a causé pas mal de problèmes tout au long de ma vie. Je me suis défendu en disant que dans le détail était contenue la totalité de l’œuvre, ce en quoi je crois toujours.

En réalité, pendant un une interview en Argentine, un chanteur du chœur de Quilmes m’a donné la clé philosophique : le temps grec. Les anciens Grecs avaient trois dieux du temps, Cronos et Aion, qu’on confondait souvent avec un seul, et Kairos, fils ou frère de Cronos. Cronos est le dieu du temps linéaire, chronologique, séquentiel et inexorable, on le représente comme un vieux avec barbe. Aion c’est le temps circulaire, à la fois enfant et vieux, auquel est lié le concept d’éternité. L’image de Kairos, est celle d’un jeune qui passe rapidement, représente le moment indéterminé ou toutes les choses spéciales ou importantes arrivent.

Intuitivement je considérais que Cronos, avec son « tic-tac » inexorable, était un empêchement majeur pour réaliser comme je voulais mon travail. Maintenant je peux dire que j’ai suivi toujours l’insaisissable Kairos, sans le savoir. Par ailleurs j’ai toujours considéré que notre société occidentale, dominé comme jamais par l’Horloge, court vers nulle part, en oubliant toute dimension humaine à la faveur d’un Dieu des temps modernes : l’argent.



Publié le 21 mai 2022 par Cédric Costantino