Rencontre avec Eduardo Egüez

Le 17 mars, l’ensemble la Chimera célébrait salle Gaveau ses 20 ans. Avant d’interviewer Eduardo Egüez, on a posé la question à Gabriel Garrido de portraiturer son ami de toujours. Le maestro nous a répondu : « Egüez est d’une nature réservée et s’impose par sa prestance de pâtre grec. Il a étudié à la Schola Cantorum de Bâle et il est plus formé que la plupart des chefs à la mode. Malgré son allure sérieuse, il a toujours fait du folklore argentin plus ou moins d’avant-garde (avant d’aller à la Schola), avec son groupe Maíz, qu’il a fondé avec son copain de toujours, Luis Rigou, qui a chanté ce soir dans la Misa criolla » .

BaroquiadeS : Avec ton élégance, la première question qui nous vient, c’est que tu nous parles de l’éducation en Argentine, celle que tu as reçue pour en arriver là où tu es arrivé ?

Eduardo Egüez : Je viens d’une famille de classe moyenne d’Argentine, ni haute ni basse. J’ai suivi, entre 13 et 18 ans, une école de formation technique de la mécanique, notamment des moteurs, l’école Henry Ford. J’en suis sorti avec un diplôme de mécanicien. Puis j’ai continué à l’Université dans la même veine : mathématiques et informatique ; un an plus tard, j’ai commencé l’Université de Musique, ce qui fait que j’ai fréquenté deux universités en même temps, mais je n’y ai pas fait d’études de guitare, plutôt des études générales de composition et de direction d’orchestre, car c’était une université catholique, assez orientée sur la partie humaniste et les matières subséquentes. J’ai profité de mes deux mondes, j’ai transporté ce que je savais sur la mécanique et la physique à la dynamique des doigts, l’utilisation de l’énergie, l’épargne des mouvements. J’ai ainsi obtenu une réponse à cette question : « comment concevoir le monde de la technique une fois appliquée à la musique ? »

Mes études de jeunesse en mécanique m’avaient beaucoup aidé pour les cordes pincées, à une époque où je ne faisais encore que de la guitare. Des heures de guitares classiques : j’étais un peu malade de travailler la guitare ! C’est un monde que j’ai beaucoup aimé, et après avoir gagné des prix, des concours nationaux et internationaux importants, j’ai connu Hopkinson Smith, je suis allé lui rendre visite à Bâle pour le luth, et là je suis entré auprès de lui à la Schola Cantorum Basiliensis pour continuer dans le monde de la musique ancienne. J’ai alors rencontré Gabriel Garrido. Gabriel qui était présent l’autre jour à la salle Gaveau (voir le compte-rendu du concert dans ces colonnes). Et avec lui j’ai fait beaucoup de travail sur ce monde-là, monde que j’ai vu en profondeur à ses côtés. Et au moment où toute cette formation a trouvé sa complétude, dans les années 2000, avec ma femme, nous avons créé cet ensemble que tu as vu l’autre jour, avec lequel tout le monde, moi aussi, continue d’apprendre la musique : on l’apprend chaque jour et toujours… ça ne finit jamais, l’apprentissage, heureusement ! Ça devrait être comme cela dans tous les domaines de la vie. Mais en musique, il est plus facile de le vivre chaque jour : on se sent débutant devant les arts et la musique. Le travail d’apprentissage y est toujours assez évident.

BaroquiadeS : Avant de parler de ton ensemble, la Chimera, je voulais poser une question sur tes élèves parce que, de ce que j’ai vu à Montfrin, ce rapport très proche avec tes élèves, même la grande voiture pour amener du monde, m’a semblé tout fait d’attentions. Donc, j’aurais bien voulu que tu me touches quelques mots sur cette transmission qui est très importante pour toi et qui est affective en fait ?

Eduardo Egüez : J’ai commencé le travail de transmission très tôt, à Buenos Aires, ma ville natale quand j’étais à l’Université. Une envie forte et spontanée : en organisant des rencontres où j’invitais des amis, des élèves, j’exposais ce que j’avais étudié, par exemple l’histoire de la musique du Moyen-âge. La transmission : j’ai toujours eu des élèves. C’est très important pour moi ! Ma femme et moi, nous habitons une ferme, et parfois j’ai échangé des cours de basse continue et de musique ancienne, contre du jardinage au potager, et pas mal d’élèves sont venus ainsi. C’est comme cela qu’a commencé Juan José Francione, celui qui jouait le charango (version andine de la guitare Renaissance, importée par les Espagnols au XVIème siècle, et dont le corps est fréquemment constitué d’une carapace de tatou) et la guitare au concert : il est resté deux ans chez moi et après il a fait son master à Zurich, tout en intégrant aussi mon ensemble, car il connaît aussi la musique traditionnelle argentine. J’enseigne justement à l’Université à Zurich, j’ai peu d’élèves, à cause du pourcentage limité. Cela me permet d’entrer vraiment en contact avec certains d’entre eux en les invitant dans les productions, soit de l’ensemble, soit des opéras. Je les invite, oui, c’est ma nature : j’aime bien inviter, il y a un travail ensemble en amont qui incite à cela. J’ai en effet beaucoup de plaisir, déjà en cours, à travailler avec les élèves, cela crée une relation ouverte en amitié et aussi une langue en commun, et pour le concert on épargne du temps, sans quoi on perd plus de temps à se mettre d’accord. En même temps, on élargit la famille musicale.

BaroquiadeS : Justement ce qui m’a frappé c’est tout l’amour qui est aussi grand pour la musique argentine que pour la musique baroque. De là vient la curiosité de connaître ta première approche de la musique : dans quelle ambiance, quelle situation as-tu vécu ça ? et pour quelle raison as-tu été inspiré de faire ce métissage dans ton groupe ?

Eduardo Egüez : J’ai pensé très tôt la musique. En Argentine il est fréquent d’acheter une petite guitare, ça ne coûte pas cher, et beaucoup de parents en achetaient pour leurs enfants pour débuter. Quand j’étais petit, le fait de faire des activités complémentaires à l’école, le sport et la musique, les langues – l’anglais, l’allemand, le français – l’esprit social de mon entourage m’a plongé dans le bain. Quand tu joues de la guitare, le premier contact que tu as, c’est la musique folklorique du pays, c’est assez fréquent que, lorsqu’on célèbre une fête patriotique dans les écoles, les élèves jouent une zamba ou une chacarera, les rythmes typiques de là-bas : tu les apprends depuis l’âge de six ou huit ans. Et une façon aussi de jouer la guitare par les accords que l’on fait depuis toujours, non pas cordes pincées mais grattées : c’est un plus de l’apprentissage là-bas. Ensuite, quand on vient en Europe et que l’on a acquis la possibilité de jouer de cette façon, on crée aussi dans le monde un exotisme qui a son charme, une façon qui captive l’attention des gens.

Et puis, il y a cette métamorphose quand on se met sérieusement à l’étude elle-même de la guitare : en même temps que, quand tu en joues, tu partages le monde folklorique (en Europe, on l’appelle plutôt : « musique traditionnelle »), tu commences à jouer de la musique classique tout à côté. Et donc j’avais ces deux mondes et à partir de là, j’ai eu la chance de connaître des gens qui pratiquaient la même double activité, Luis Rigou notamment… C’est quelqu’un que je connais depuis cette époque-là et quand je suis venu en Europe à Bâle, lui-même, deux mois après s’est installé à Paris. On avait un groupe qui s’appelait Maïz, aliment du Pérou et des Andes, l’aliment qui a nourri des générations entières d’Incas. Avec ce groupe, on se nourrissait tous les deux ! Déjà on faisait cette fusion dans les années 80 de classique et traditionnel !

Mais après, quand je me suis mis à la Schola cantorum avec Hopkinson Smith dans les courants de musique ancienne, je continuais toujours, s’il y avait une fête, et que j’avais un théorbe dans la main, d’accompagner avec la musique traditionnelle, même si j’avais une guitare baroque ou un luth, etc. ça ne dépendait pas de l’instrument. Même les post-productions d’Elyma étaient toujours dans cette ambiance : tu sais comment est Gabriel Garrido ! … Quand on faisait une fête, beaucoup de gens étaient dans la même situation, puisque Gabriel aimait travailler avec les sud-américains. On allait manger, tout le monde chantait la musique traditionnelle. En Argentine, on divise le folklore de l’intérieur du pays, avec le même mot « folklore », musique traditionnelle des provinces, et celui de la ville de Buenos Aires, qui est le « tango », originaire de cette ville. Tout le monde sait jouer les deux choses. En Argentine, des musiques traditionnelles, soit chantées soit jouées, beaucoup de gens en font partout : une espèce d’imaginaire mélangé se crée allant en continuité du concert à la rue. Et donc sortir dans la ville de Buenos Aires, c’est tout un poème : juste sortir après une répétition de Monteverdi… tu attends, tu écoutes un tango ou même une salsa, ou encore du jazz. Tout cela formait en moi cet imaginaire ! Je n’ai jamais vécu la musique avec des divisions, je sais qu’il y en a pour le marché. Toujours, on nous demande : « Qu’est-ce que vous faites ? Vous êtes musiciens anciens ? modernes ? Vous faites de la musique traditionnelle ? moderne ? baroque ? » Je ne sais pas quoi répondre car je n’ai jamais vécu la musique comme cela. J’ai répondu une fois : « nous sommes un groupe de Musique ».

BaroquiadeS : Justement tu as commencé ton concert par une composition de toi, une Symphonie dans le style ancien de 1600 : le style de la post-ancienneté, et tu composes aussi des tangos ?

Eduardo Egüez : Oui je compose, mais pas beaucoup : je fais beaucoup d’arrangements qu’on joue avec l’ensemble. Par exemple cette symphonie, au début des concerts des 20 ans, hier soir, je l’avais composée pour un intermède de La Pellegrina, représentée pour le mariage de Ferdinand de Médicis en 1589. Si on voit l’original, il y est écrit : « ici il manque une symphonie ». Je l’ai composée pour avoir la continuité de la pièce, et je l’ai réutilisée pour la fête des 20 ans de La Chimera, salle Gaveau, car la tonalité et l’esprit correspondaient. Parfois je compose des introductions. Par exemple pour La Púrpura della Rosa (premier opéra baroque créé en Amérique latine, à Lima en 1701 - voir la chronique relative à la Zarzuela baroque), je pense que les prologues dépendent de l’esprit du moment, et aussi de l’esprit de notre époque. Il y a toujours une dimension improvisée de la musique à garder dans nos cœurs.

BaroquiadeS : Et qu’est-ce qui t’a guidé pour l’orchestration de la Misa criolla ?

Eduardo Egüez : L’arrangement de la Misa criolla, c’est Luis Rigou qui m’a proposé de le faire en 2013. C’est une pièce que je n’aimais pas beaucoup, quand j’étais enfant. J’ai gardé ce souvenir qu’elle n’était pas intéressante pour moi. Il a insisté et j’ai dit : je la fais avec mes arrangements ! Je l’ai tournée un peu vers l’univers de la musique ancienne, même si elle est composée au début des années 60. Mais si on écoute cette version-là, on trouve en elle un côté archaïsant, comme si c’était de la musique ancienne, comme si l’héritage était passé en elle. Au premier mouvement, j’ai ajouté une basse, comme une basse continue à la Purcell ; au début du deuxième mouvement, le Gloria, qui normalement commence avec un solo de charango, un peu comme une carte postale touristique du Pérou, j’ai enlevé ce solo-là et j’ai mis quelque chose du recueil de Martínez Compagnon, qui est aussi péruvien, vers 1780, et qui s’adapte agréablement. Ces sortes de mélanges comme cela me rendent heureux ! Ce n’est pas que je défends cette ligne, mais c’est une façon de travailler à moi que je ne sais pas expliquer et que je trouve sympathique.

BaroquiadeS : En parlant de mélanges, c’est intéressant la genèse de l’origine du groupe la Chimera, parce que d’après ce que j’ai compris, c’est un groupe de violes qui a été fondé par ta femme. Je suis resté intrigué que c’était les 20 ans mais apparemment aussi les 21 ans ou plus : donc comment s’est opérée la métamorphose avec toi ?

Eduardo Egüez : J’ai connu Sabina au sein du groupe Elyma avec Gabriel. Ensuite, nous avons vécu ensemble, en faisant ensemble continuellement de la musique, pas seulement dans Elyma. Elle avait envie de faire un concert de viole, et elle a commencé avec des petits concerts ou j’étais invité comme luthiste ; et après, vu la proximité de couple, et musicalement dans le groupe, on a commencé à faire des projets mélangés avec la culture argentine, mon dada à moi, ce qui a amené ma participation plus ample en 2002, où on a commencé à faire un premier travail discographique, Buenos Aires madrigal, pour mélanger le XVIIe siècle italien avec du tango argentin comme une espèce de fraternité littéraire. Les thèmes évoqués sont les même sujets de l’un à l’autre : l’absence, la mort, les migrations, la danse, les contrastes de clair-obscur. Tout cela était présent dans le tableau que faisait ce disque-là. On a alors commencé une série de Early Fusion, le thème universel aujourd’hui est Cross-over. On n’aime pas beaucoup ce mot-là ! On s’en fiche maintenant : on fait ce qu’on veut, nous… tu as vu cela : c’est ce que l’on a fait l’autre jour à la fête. Donc en 2002, nous avons voté et j’ai été élu directeur.

Je me considère le directeur artistique mais pas le leader de l’ensemble : c’est une façade. Je parle, je suis en première ligne, je fais les arrangements, je suggère la ligne artistique, mais cette situation ne me rend pas complètement heureux : elle n’empêche pas que ce soit l’ensemble qui importe, ni que demeure comment la collaboration s’est formée : en me faisant simple membre de l’ensemble au départ. C’est un ensemble unique, on est tous des amis, on n’invite pas des gens que l’on ne connaît pas, ou rarement, comme l’autre jour quelques-uns par le biais de quelques désistements. On avait là surtout des amis, tous, à quatre-vingt-dix pour cent, avec qui on collabore depuis 20 ans, quelques-uns 10 ans. Une fois que la collaboration se consolide, pour nous c’est plus important de travailler en amitié, avec cette ambiance-là que tu dis : avec le mot « amour », un amour qui circule beaucoup dans l’ensemble, et on se sent à l’aise en travaillant de cette façon.

BaroquiadeS : Justement tu nous livres là un message d’amitié. Et dans ce côté « amour » dans la musique, quels ont été les moments les plus forts que tu as vécus dans ta carrière ? Et pour finir quel message pourrais-tu donner aux jeunes qui font de la musique ?

Eduardo Egüez : Assurément, l’autre jour, c’était un moment très fort ! Cela dit, je n’ai pas de souvenir exact, je me souviens qu’à chaque fois qu’il y a nouvelle production, il y a beaucoup d’incertitudes, on ne sait pas comment les arrangements vont sonner… la première fois qu’on a travaillé avec un bandonéon, on ne savait pas ce que cela allait donner… En 2010 on a travaillé avec un Sénégalais, Ablaye Cissoko, qui joue de la kora (sorte de harpe originaire du Mali). Au départ, je n’avais aucune idée du résultat que l’on obtiendrait, mais ensuite, nous sommes devenus amis. Je me souviens que c’était un moment très fort : Odisea negra. À chaque production, on vit des moments très forts. Et l’autre jour, on voyait déjà après le premier accord : on est à la maison, on va faire un bon concert : les regards, les sourires, la complicité est là…

BaroquiadeS : Qui donne le son très rond…

Eduardo Egüez : On a un son très rond parce qu’on travaille beaucoup ensemble, surtout la justesse, à travers les accords. C’est évidemment un son qu’on a appris à faire dans l’ensemble : quand il y a de nouveaux musiciens, comme pour les violes de gambe, chacun débarque avec sa technique d’archet et le travail d’ensemble est modifié pour trouver ce langage commun et ces sonorités.

Et pour répondre à la deuxième question, comme message pour la jeunesse : c’est d’avoir la musique comme but. Aujourd’hui il est très facile de voir dans la musique une espèce de refuge où le concept de marché prédomine : on utilise la musique pour avoir une position sur le marché. À ce niveau-là, on perd la connexion avec l’Art et la musique comme une partie de l’Art en général. Le message, c’est d’avoir la musique comme fin en soi et ultime.

Je considère que la musique est beaucoup plus qu’on ne le pense si on a la possibilité de donner accès à l’éducation à son art depuis l’enfance, même dans le ventre : cet enfant-là, c’est sûr, aura une vie meilleure… du point de vue scientifique, du point de vue neuronal, de la motricité, de l’apprentissage ; par la musique de chambre : du point de vue du respect. On peut dire la même chose du sport aussi, mais je pense que l’Art en général, et la musique notamment, ont un «plus», et même un «super plus» dans la formation de l’individu, pour la formation sociale, pour l’apprentissage du respect justement, et de la démocratie. Je ne dis pas un système politique, mais de « convivance » dans ce respect, respect sur lequel j’insiste. Ce respect que la Musique nous apprend comment toutes les voix peuvent être écoutées et mises en synergie. Et la partie artistique de la musique peut nous apprendre un message pacifique, un message d’amour, quand on voit que la musique peut faire pleurer, qu’elle mobilise énormément d’émotions dans le corps humain, cela vaut la peine ! Le pouvoir de la Musique. Je conseille la musique pour tout le monde, et si tout le monde était éduqué avec la musique on aurait une société meilleure : la musique est même inspiratrice pour vivre le quotidien, pour aller au supermarché... si on est heureux, on vit mieux ! Évidemment c’est un musicien qui le dit. Naturellement, puisque je suis musicien ! Mais j’espère que, sur Terre, il y aura plus de musique dans l’éducation et dans la performance, pour avoir un monde toujours meilleur.



Publié le 13 avr. 2022 par Cédric Costantino