Il Paradiso perduto - Da Mancia

Il Paradiso perduto - Da Mancia ©Julie Cherki
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Un fruit perdu bien défendu

L'entrée de l'Auditorium de Lyon se remplit petit à petit. La foule est là, en nombre, chacun allège ses épaules du poids des longs manteaux d'hiver. La recréation d’une pièce baroque est toujours un événement qui rassemble les amateurs et les musicologues.

Le paradis perdu : Adam et Eve croquant le fruit interdit, l'histoire biblique est bien connue. Mais Il paradiso perduto, bien plus qu'un épisode de la Genèse, est un manuscrit qui mérite bien son nom. Perdue, ou plutôt oubliée depuis le XVIIIème siècle, cette partition était plongée dans les salles obscures du fond ancien de la Bibliothèque Municipale de Lyon, située à quelques pas seulement de l'Auditorium.

Le Concert de l’Hostel Dieu prend place dans la salle. Des caméras glissent sur le sol, le concert sera diffusé sur France3. Le chef d'orchestre et claveciniste Franck-Emmanuel Comte, costume sombre cintré, prend brièvement la parole pour nous présenter ce compositeur mal connu. Natif de Brescia, Luca Da Mancia a connu une belle carrière musicale, à la fois comme instrumentiste (au théorbe et au basson) et comme compositeur de plusieurs opéras. Celle-ci l’a menée dans plusieurs villes d’Italie, d’Allemagne, à Londres et à Madrid. L’oratorio de ce jour est basé sur un livret haut en couleurs, il comprend aussi un double orchestre de cordes à effet « stéréophonique » imaginé par le compositeur. Par rapport à la distribution initialement prévue la basse Salvo Vitale, souffrante, est remplacée par Virgile Ancely dans le rôle du Serpent. La conclusion malicieuse du chef (« C'est en compagnie de la Mort que nous prendrons une pause ») ne manquera pas de faire sourire plus d'un spectateur. Une brume envahit la scène, éclairée de néons de couleur verte, suspendus dans les airs. Les notes de l’ouverture s’élèvent.

D’emblée la musique se signale à mes oreilles par son originalité. La disposition de l'orchestre est singulière. De manière assez classique théorbe, guitare ancienne, violoncelles font face au clavecin et au chef. Mais de part et d'autre de celui-ci, deux groupes de sept violonistes jouent chacun leur partie propre, créant un effet de relief et de spatialisation particulièrement original. Des instruments à vent (flûtes, hautbois, sacqueboutes) forment la dernière couronne de l'orchestre, accompagnée d'un second clavier et d'un percussionniste. Le chef d'orchestre dirige avec légèreté et fermeté.

Outre cette spatialisation des musiciens, d’autres effets concourent à une mise en espace convaincante de cet oratorio. Les solistes du Mal (le Serpent, la Mort et Eve) sont disposés à gauche de la scène, tandis que ceux du Bien (Dieu, l'Ange, Adam) prennent place sur la droite. La couleur des vêtements est également évocatrice : la Mort en noir, l'Ange en blanc. Eve porte une robe verte, couleur souvent associée à la sorcière, l'adoratrice du Malin ; Adam porte une tenue rouge feu, couleur de la flamme ardente qui donne vie. Les violonistes sont uniformément habillés de noir. Les néons suspendus, verts au début du concert, virent au rouge lorsqu’arrive la Mort.

Le ténor Fabien Hyon incarne un Dieu emprunt d’autorité, l’orgue renforce la solennité de son phrasé. Eve (la mezzo-soprano Floriane Hasler) et Adam (la soprano Céline Scheen) apparaissent bientôt pour chanter ses louanges dans un joli duo (E l’autore), premier ensemble de cette partition qui en comporte plusieurs, particulièrement soignés. La répartition des voix féminines est un peu étonnante, puisque contre toute vraisemblance Adam a une voix plus aiguë qu’Eve ! Mais on ne s’en plaint guère : Céline Scheen multiplie avec aisance les ornements tout au long du concert, tout son corps chante avec elle. De son côté Floriane Hasler nous régale dans un aria da capo à l’accompagnement original de cordes pincées a mano et de percussions (Chiare fonte).

La brume traverse les lumières, les castagnettes claquent : arrive le Serpent. Virgile Ancely déploie ses graves charnus pour apostropher Eve et tenter de la convaincre. Celle-ci se lance dans un air virtuose aux longs ornements filés, superbement accompagné par le hautbois (Volate). S’ensuit un vigoureux trio entre le Serpent, Eve et Adam ; Adam accepte finalement la proposition d’Eve dans un air (Si, accetto) où les effets de la double partie des cordes se répondent admirablement. Le fruit est croqué !

Dagmar Šašková, Mort toute de noir vêtue entre en scène par la gauche, sur les vibrations d’une feuille de métal. Les instruments à corde résonnent de manière brusque, les coups d'archet sont répétitifs et secs : la Mort annonce l'Enfer ! Elle me fait penser à la Folie de Platée, interprétée par Mireille Delunsch, dans une robe composée de partitions, qu'elle distribue durant son aria. Cette Mort détache chaque syllabe et roule les « r » avec insistance. Guitares et tambourins l’accompagnent dans l’air Nel trofeo d’un instante. Elle quitte la scène la tête haute, comme pour défier le public qui l'applaudit vivement.

A la reprise, les cinq instruments à vent annoncent la colère de Dieu contre les deux amoureux du paradis. Roulements de tambours… La diction du ténor est remarquablement précise et sonore, y compris dans les graves. Les deux corps de violonistes se répondent, la colère de Dieu éclate dans un magnifique air de bravoure (Sfoglia al armi), souligné par les sacqueboutes : il maudit le Serpent, condamne la Femme à enfanter dans la douleur, et l’Homme à cultiver la terre. Eve puis Adam implorent en vain sa pitié. Dieu conclut sa diatribe sur de beaux ornements filés (Si di polvere).

Ange tout de blanc vêtu, Ana Vieira Leite chasse de son timbre diaphane le couple du paradis dans un air accompagné à la guitare. L'orchestre se fait plus intimiste, les violoncelles se rapprochent en silence du chœur, accompagnés du luth et du théorbe. Adam laisse éclater sa désolation (Si, ti perdo), puis Eve (Si mi lasci) au son désespéré des flûtes. Tous deux se rejoignent dans un émouvant duo (Piange).

L'orchestre s'anime, les coups d'archet se succèdent, le Serpent vient proclamer a victoire (Allegrezza !), amplifie par les percussions et les sacqueboutes. Le chœur des Furies (entamé par les solistes) résonne dans l'Auditorium. Il a gagné, il est profondément satisfait de son dessein. Tour à tour Adam (Dolce figlia, air dramatique égrené par les cordes pincées), Eve (Bella figlia del mio dolore, accompagné à l’orgue) puis l’Ange viennent déplorer le Paradis perdu. Un chœur final en deux parties conclut avec brio le concert.

La représentation se termine sous les applaudissement nourris des spectateurs. Adam adresse de sa main un mystérieux baiser vers l’orchestre. Ces deux heures de représentation étaient vraiment passionnantes. Un enregistrement devrait sortir dans quelques semaines sous le label Aparté.



Publié le 05 avr. 2022 par Dimitri Morel (complété par Bruno Maury)