Messe en si - Bach

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Bach autrement

En 1738, dans ses Vorschriften und Grundsätze zum vierstimmigen Spielen des General-Bass oder Accompagnement (Règles et principe pour l’interprétation à quatre voix de la basse continue ou accompagnement), Johann Sebastian Bach (1685-1750) énonce les finalités de toute musique : als nur zu Gottes Ehre und Recreation des Gemüths seyn (uniquement pour la gloire de Dieu et la récréation de l’esprit). Un désir d’absolu dans lequel la mystique et le plaisir cheminent de conserve. A en croire la ferveur avec laquelle le public rassemblé en l’église Saint Roch de Paris a accueilli les interprètes de cette missa solemnis, c’est bien le génie rassembleur de Bach qui était, une nouvelle fois, à l’œuvre.

Une ferveur qui anime également ces deux ensembles. Ils nous avaient déjà impressionnés dans leur interprétation de trois Magnificat d’anthologie (voir notre compte-rendu) : Le Chœur de Paris pour la partie vocale et Les Muses Galantes pour la section instrumentale. Cette fois, ils relèvent un défi de plus grande ampleur : raviver l’un des plus munificents monuments sonores du répertoire choral.

En effet, la Messe en si mineur (BWV 232) fait la part belle au chœur (seize numéros sur les vingt-cinq qui constituent l’opus). Elle a manifestement exercé une force d’attraction sur Le Chœur de Paris, ce groupe d’amateurs chevronnés partageant une passion commune pour la musique. Certes, les puristes pointilleux objecteront que l’ensemble vocal mobilisé outrepasse les effectifs auxquels Bach aurait fait appel. En effet, de son temps, chaque pupitre comptait de l’ordre de trois à quatre chanteurs, soit de douze à seize choristes au maximum, solistes compris. Loin de la bonne quarantaine de chanteurs (hors solistes) réunis par Le Chœur de Paris. Une phalange correspondant davantage aux chœurs imposants du XIXème siècle qu’aux « chapelles » du XVIIIème.

Cela dit, rappelons que le projet ne vise pas la reconstitution historique d’une œuvre qui n’avait d’ailleurs jamais été intégralement représentée du vivant de Bach. Les organisateurs annoncent des objectifs dont nous voudrions saluer la délicate humanité. En effet, Le Chœur de Paris entend chanter « avec son cœur pour un moment de partage et d’échange intense avec son public. Avec cette œuvre magistrale, le Chœur a l’ambition de concrétiser des projets éducatifs et citoyens qui lui tiennent à cœur : mise en place des billets à « zéro euros » pour les jeunes de moins de 18 ans, places offertes aux personnes en difficulté ou associations caritatives, tarifs à moins de 50% pour les chômeurs de longue durée, tout en gardant un tarif public très abordable. La culture ne doit pas être réservée à une élite, mais mérite d’être à la portée de tous » (Dossier de presse). Une musique opulente au service d’un projet généreux : magnifique programme.

Un altruisme allié à une remarquable justesse de jeu. Till Aly, en chef attentif à chaque interprète et en aiguillon résolu du collectif, veille à l’exactitude de l’exécution et à la finesse dans le modelage des intensités. Dans un cadre imposé, il insuffle de l’élan et réveille les affects dissimulés derrière les notes de la partition. Nous pourrions attribuer à son interprétation ces mots qui, selon Albert Schweitzer (1875-1865), définissent la musique de Bach : « Il y a dans la conduite de ses voix tant d’intensité, de vie et tant d’infinie pureté. Ce n’est plus de la technique, c’est une vision du monde » (Die Musik, 5ème année, 1905, n°1). Une vision du monde qui, alors que résonnent encore dans les esprits les fracas sauvages de la veille, mêle le geste délicat de la prière à l’exaltation des sentiments du beau.

Nous ne dirons rien de la genèse et de la nature de la partition et renvoyons le lecteur intéressé à notre chroniqueconsacrée à l’interprétation de cette Hohe Messe (Messe solennelle) par l’ensemble Vox Luminis à Arques-la-Bataille. En revanche, nous entendons saluer ici les moments forts de ces deux heures ininterrompues de cheminement dans cette « cathédrale sonore où la variété des styles ne détruit jamais l’incroyable unité de l’ensemble » (Dominique Druhen/ Philharmonie de Paris).

Un chœur compact, tiré vers les aigus par le pupitre des soprani, lance un premier appel : Kyrie eleison (Seigneur, prends pitié). Les voix, douces et feutrées, s’élèvent délicatement vers celui qu’elles implorent. Une fugue paisible, solidement charpentée par les graves du continuo, se déploie dans un Largo conduit par des cordes combatives étouffant quelque peu les vents. Pour les deux autres Kyrie (le premier destiné à Dieu, le second au Christ et le troisième au Saint Esprit), le chœur adopte également la forme fuguée. Les ténors ouvrent la deuxième séquence tandis que les basses libèrent la dernière. Toujours ce formidable jeu d’équilibre des pupitres vocaux dont le chant s’écoule à la manière d’un imposant fleuve tranquille. En contraste, un agile duo réunit Kristina Vahrenkamp et Blandine Staskiewicz pour les trois Christe eleison. Deux magnifiques voix parfaitement assorties, ciselant à merveille leurs lignes mélodiques qu’elles accentuent avec une cordialité manifeste. Les trois derniers Kyrie sont à nouveau confiés au chœur. Une supplication mêlant expressivité et délicatesse.

C’est par une explosion instrumentale que retentit un Gloria enfiévré par les cordes, galvanisé par trois trompettes baroques (sans piston) et scandé par les timbales. Au grand complet, le chœur s’engouffre dans cette ouverture. Les chanteurs libèrent assurément tout leur potentiel vocal dans ce chant de louange. Au point de peiner à trouver l’apaisement pour Et in terra pax (Et la paix sur terre). Le prélude du Laudamus te (Nous te louons) est finement ciselé par le violon de Yannis Roger puis délicatement brodé par Blandine Staskiewicz. D’une voix sûre et pleine, elle lisse les modulations avec une dextérité vocale remarquable. Dans le Gratias agimus tibi (C’est pourquoi nous te rendons grâce), le chœur fait la démonstration de la maîtrise collective de l’intensité sonore. Comme sorti des profondeurs, le chant gravit crescendo les différents niveaux sonores pour s’achever dans un finale triomphal. Le Domine Deus ruisselle allègrement sur un tapis de pizzicati résolus. Dans un climat d’allégresse installé par les flûtes traversières de Céline Langlet et Lucie Humbert, les timbres équilibrés et riches de Kristina Vahrenkamp et du ténor Yanis Benabdallah font résonner avec légèreté un air exaltant les vertus divines. Vertus devant lesquelles le chœur s’incline humblement pour solliciter le pardon des peccata mundi (péchés du monde). La subtile fusion des voix évoque ce baume apaisant appliqué sur une blessure tandis que la flûte traversière s’envole pour emporter le message d’espoir. Suivent deux séquences exigeant un haut niveau de virtuosité. Le hautbois de Yanina Yacubsohn déroule finement la ligne mélodique sur laquelle Sasha Hatala déposera un contemplatif Qui sedes ad dexteram Patris (Qui est assis à la droite du Père). Comme possédée par le texte, elle veille à la diction et aux nuances. Subtiles nuances que le hautbois travaille également avec une incroyable finesse. La seconde séquence paraît plus délicate encore, notamment pour le cor baroque (sans branche d’accord). Comme le hautbois précédemment, le cor récite la ligne mélodique sur laquelle Pierrick Boisseau greffera son Quoniam tu solus sanctus (Car toi seul est saint). Leurs timbres partagent ce même caractère résolu et brillant. Malgré quelques défaillances sonores et rythmiques du cor, leurs prestations soulèvent l’admiration autant que l’indulgence. A ce duo particulièrement exigeant répond un tutti bouillonnant dans lequel la contribution de chacune des parties au résultat collectif se fait entendre distinctement. Un exemple parmi bien d’autres de l’excellente gestion des réverbérations traversant l’église Saint-Roch, l’une des plus vastes de Paris.

Ici s’achève, en quelque sorte, la missa brevis (messe brève également appelée messe luthérienne en référence aux autres messes BWV 233 à 236 composées par Bach). Sa partition originelle date de 1733.

Place maintenant à ce Credo que, après l’avoir entendu en 1788 sous la direction de Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), la presse berlinoise désignera comme « l’une des plus merveilleuses œuvres musicales qui se puisse entendre ». Composé dans les toutes dernières années de la longue existence de Bach, il reflète un savoir-faire acquis avec méthode et beaucoup de travail.

Les différentes vagues de l’entrée fuguée envahissent insensiblement l’espace, enveloppant vigoureusement un public qui n’a pu se remettre des derniers éclats du Gloria que pendant le court délai nécessaire à l’accord des instruments. Toute la puissance de feu du chœur se déploie dans un majestueux crescendo aiguillonné par les instruments. Suit un temps de latence : Kristina Vahrenkamp attend sa partenaire, Sasha Hatala, pour le duo Et in unum Deum (en un seul Dieu). La première rejoignait systématiquement le pupitre des soprani après ses interventions solistes, comme il est d’usage lors des nombreux concerts auxquels nous avons le plaisir de goûter ; la seconde quitte la scène, occasionnant finalement ce contretemps ! Lorsque le duo peut enfin être entonné, c’est pour ravir nos oreilles par un délicieux jeu d’écho. Trois sections confiées au chœur vont se succéder. Elles racontent la Passion du Christ. Le chœur démontre qu’il sait contenir son expression autant qu’il excelle à la libérer. Une sonorité suave est imprégnée d’une tristesse languide. Quelques plaintes s’échappent même de cette exquise masse homogène lors du Crucifixus (crucifié), ajoutant de l’expressivité à la délicatesse des sons. Puis c’est l’explosion de joie sur un Et ressurrexit ouvert en fanfare et se prolongeant sur le rythme d’une gigue. Si les voix exultent, les instruments ne sont pas en reste. Deux fois moins nombreux que les choristes, les instrumentistes rivalisent en puissance pour figurer la victoire de la vie sur la mort. Au clocher, il sonne 17 heures exactement au moment où Pierrick Boisseau célèbre le Saint Esprit sur un air porté par le basson et les hautbois. Comme si la Trinité entendait employer le langage des cloches pour congratuler les musiciens. La voix affûtée et ductile se superpose à merveille sur la sonorité veloutée des instruments à vent. Avec une remarquable agilité, le chœur reconnaît l’unicité du baptême (Confiteor unum baptisma). A tour de rôle, les pupitres se détachent de l’ensemble, ici pour lancer une fugue, là pour psalmodier un passage. Une écriture complexe mais tellement belle que Le Chœur de Paris déchiffre avec brio. Survient l’éruption de la phrase finale. Et expecto (J’attends la résurrection des morts) est porté par un chœur animé d’un tempérament volcanique jusqu’à la dernière note qui s’éteint dans un silence fulgurant.

Le Sanctus parodie une partition qui date des toutes premières années d’exercice de la fonction de Kantor de Leipzig. Totalement dédié au chœur, le chant s’ouvre sur une acclamation majestueuse puis se mue en exercice de rhétorique pour décrire la plénitude de la gloire divine. Bach choisit la forme fuguée de façon à inviter chaque pupitre à marteler le message : Pleni sunt coeli et terra (Le ciel et la terre sont remplis de ta gloire). Puissance et déférence imprègnent ce dithyrambe.

Comme le Credo, ces courtes pièces finales couronnent la carrière de Bach. Un Osanna plein d’allégresse fait alterner un petit chœur (SSTB) constitué par les solistes avec le grand chœur, produisant un extraordinaire effet de démultiplication. Dans le Benedictus (Je te bénis), la flûte traversière installe des guirlandes de doubles croches pour annoncer l’air du ténor. L’agilité de la flûte et la justesse de ton de la voix forment un délicieux duo sonore. Après la reprise de l’Osanna, voici un second duo soutenu par le continuo. Le timbre du violon compose avec la tessiture de la mezzo soprano une sonorité délicate pour un Agnus Dei en forme de complainte. De nuances en phrasés soignés, Sasha Hatala s’exprime avec profondeur et sincérité, tiraillée entre les gémissements des violons et les battements de cœur figurés par le continuo. Jusqu’à céder à une émotion intense lors du Miserere nobis (Ayez pitié pour nous), provoquant une modeste confusion dans l’orchestre. Le Dona nobis pacem (Donne-nous la paix) final surgit des profondeurs du chœur. Un admirable chant qui s’élève, en s’amplifiant, pour appeler la paix sur terre et dans les cœurs. Un message dont l’actualité était dans toutes les têtes en ce lendemain de manifestations chaotiques.

Des applaudissements sincères et nourris saluent la performance des artistes. Comme le public, nous avons été impressionnés par la technicité des musiciens et des chanteurs, rarement prise à défaut. Mais au-delà, c’est l’authenticité des choristes, cette volonté partagée de se mettre au service d’une œuvre qui nous a subjugué. Quarante voix qui, par le plaisir qu’elles éprouvent à créer ensemble, partagent un plaisir encore plus grand, celui de les écouter. L’œuvre était considérable. Mais c’est avec la force de l’humilité et une communion dans l’enthousiasme qu’elles ont atteint leur objectif : nous transporter dans l’univers de la spiritualité et des beaux sons.



Publié le 11 déc. 2018 par Michel Boesch