Belshazzar - Haendel

Belshazzar - Haendel ©Dorothea Heise
Afficher les détails
La chute de Babylone, une épopée en images musicales

Après la plus belle des cantates italiennes et l'opéra seria le plus célèbre de la première moitié du 18ème siècle, place maintenant à Belshazzar, un oratorio méconnu.

Il semble qu'à partir de 1742, l'oratorio classique relatant un épisode biblique comme Saül, Israël en Egypte, Samson ou Judas Macchabée ne suffisait plus à Georg Friedrich Haendel (1685-1759). Ce dernier souhaitait réaliser une synthèse entre l'opéra et l'oratorio en augmentant le contenu dramatique de ce dernier. C'est ainsi que naquirent des œuvres originales et audacieuses telles que Sémélé et Hercules. Ces dernières se distinguaient de l'oratorio classique par leur action riche en péripéties de tous genres et s'apparentaient à des opéras en anglais avec chœurs. Le public bouda ces initiatives et ces oratorios d'un nouveau genre chutèrent promptement. Le premier d'entre eux fut taxé d'immoralité, le second décontenança par sa peinture quasi clinique de la jalousie de Déjanire, femme d'Hercule. Haendel fit un troisième essai avec Belshazzar ; il prit soin cette fois de choisir une sujet religieux et édifiant, à savoir la chute de Babylone assiégée par Cyrus, roi des Perses et la délivrance du Peuple juif. Malgré l'excellent livret de Charles Jennens (1700-1773) et la musique sublime du Saxon, Belshazzar, créé en 1745 n'eut aucun succès et disparut de l'affiche après cinq représentations. Le contenu fut jugé trop théâtral et trop proche de l'opéra pour un oratorio, le public fut dérouté par « ces personnages en chair et en os vivant des conflits trop humains » (Piotr Kaminski). En fait toutes les tentatives de réaliser des oratorios à fort contenu dramatiques se traduisirent par des échecs et Haendel renonça pendant cinq ans à en composer de nouveaux avant de reprendre la plume avec Theodora (1750). Il faudra attendre le 19ème siècle avec Les Troyens, la Damnation de Faust de Berlioz, Samson et Dalila de Saint Saëns ou le Martyre de Saint Sébastien de Debussy, pour que le projet de Haendel aboutisse et que soit réalisée cette synthèse entre l'oratorio et l'opéra.

Tandis que les Babyloniens sous la conduite de leur roi Belshazzar se livrent à la débauche et à des excès en tous genres, Nitocris, mère du roi, convaincue par le prophète Daniel, alerte son fils que la chute de Babylone est proche. Les armées de Cyrus, roi des Perses sont aux portes de la ville et se préparent à l'assiéger. Belshazzar n'écoute pas sa mère et décide d'infliger aux Juifs en captivité des sévices et, en guise de provocation, de boire son vin dans les vases sacrés sauvés du Temple de Jérusalem. Nitocris est horrifiée par ce sacrilège. A l'acte II, Cyrus a réalisé son plan de détourner les eaux de l'Euphrate afin de pénétrer à pied sec dans la ville en suivant le lit du fleuve. Tandis que le roi des Perses ordonne l'attaque, Belshazzar et ses compagnons de débauche voient une main qui écrit sur le mur du palais des paroles mystérieuses et sont terrorisés par cette vision. Comme aucun des mages du royaume ne sait déchiffrer ces paroles, le roi appelle Daniel qui résout l'énigme : comptés sont les jours, pesés les méfaits, divisée Babylone. A l'acte III la ville est envahie tandis que ses habitants célèbrent la fête de Sesach, dieu du vin, Belshazzar est tué mais Nitocris épargnée. Cyrus se soumet à la volonté divine, il libèrera les Juifs et rebâtira le Temple.

Dans les années 1960, un pareil sujet tiré du Livre de Daniel dans la Bible mais également de Xénophon et Hérodote, aurait pu faire l'objet d'un péplum grandiose de la part des studios hollywoodiens. Il règne en effet dans ce scénario un souffle épique indéniable et la scène de la main qui écrit sur le mur de terribles prophéties est un must. Un autre coup de génie du livret de Jennens réside dans la reine Nitocris, un des personnages féminins les plus forts de l’œuvre de Haendel aux plans affectif, émotionnel et moral. Les autres personnages ne sont pas moins percutants : le prophète Daniel est un personnage biblique haut en couleurs, Belshazzar est un Don Giovanni avant la lettre et Cyrus, un jeune roi plein d'ardeur, de fougue et d'optimisme. En outre, la clémence de Cyrus et le lieto fine qui en découle, très opéra seria, est une autre trouvaille de Jennens. Malgré ses qualités, Belshazzar est un des oratorios de Haendel les moins interprétés, on se demande bien pourquoi. René Jacobs en fit une belle lecture avec mise en scène en 2008. Depuis, plus rien ou presque !

La Sanct Johannis-Kirche est une église halle gothique construite entre 1300 et 1348. Malgré sa taille moyenne, son volume intérieur non entravé par des bas-côtés, est imposant. L'acoustique y est exceptionnelle et on s'en aperçoit dès l'ouverture à la française par laquelle débute Belshazzar et surtout le fugato qui suit, où les entrées de fugue s'entendaient de façon limpide.

Jeanine De Bique fait une entrée inoubliable dans le rôle de Nitocris avec son extraordinaire récitatif accompagné, Vain, fluctuating state of human empire ! La tessiture est celle d'une soprano mais la voix possède tant de chair et de densité qu'on croit entendre une mezzo-soprano. L'intonation est parfaite dans tous les registres de sa tessiture. Les suraigus sont magnifiques de pureté et de justesse et les graves d'intensité et de dramatisme. L'air qui suit en mi mineur, Thou, God most high, and Thou alone, était encore plus impressionnant avec ses intervalles harmoniquement audacieux. Avec une musique d'une telle force, le Saxon se hisse bien au dessus de ses contemporains (Bach et Rameau exceptés, bien entendu). Pendant cette scène sublime, j'étais scotché sur mon siège, sans oser respirer. Quelle artiste ! Mais le comble de l'émotion était atteint par la soprano dans l'acte II avec l'air bouleversant, Regard, O son, my flowing tears, une sublime Sicilienne où Haendel renoue avec les moments les plus intenses de ses opéras de l'ère Senesino.

La scène II débute avec le chœur des babyloniens qui se moquent de Cyrus et des Perses. Trois peuples sont illustrés par le chœur: les Babyloniens, les Perses et les Juifs. Aux Babyloniens sont dévolues des démonstrations pittoresques de vantardise, moquerie et des scènes d'ivresse anticipant certains passages des Saisons de Joseph Haydn. La musique est volontiers populaires avec des emprunts au folklore anglais. Aux Perses sont attribués des chants martiaux accompagnés de trompettes et timbales et aux Juifs, des hymnes et des fugues utilisant le vocabulaire de la musique religieuse du temps de Haendel. Cette variété des chœurs contribue efficacement à la richesse, la grandeur et le caractère épique de cet oratorio.

L'air de Gobryas, Oppress'd with never ceasing grief, me permettait de découvrir Stephan MacLeod, baryton basse, dont la diction impeccable, l'insolente projection de la voix et la technique vocale superlative donnait à cet air une signification très forte. Gobryas, noble Babylonien, est torturé par le désir de vengeance après le meurtre de son fils par Belshazzar. Il va ainsi se mettre au service de Cyrus.

Dans l'air qui suit, Cyrus incarné par Mary-Ellen Nesi, mezzo-soprano, rassure Gobryas et lui promet que le crime de Belshazzar ne restera pas impuni. Je suis toujours impressionné par cette mezzo-soprano grecque car ses prestations sont toujours impeccables. Sa voix a une projection puissante mais le timbre est toujours agréable et la musique coule sans efforts. Ses vocalises sont précises, naturelles, jamais savonnées mais jamais non plus mécaniques, notamment dans son air martial de l'acte II, Amaz'd to find the foe so near, dans lequel elle varie le da capo avec inspiration et élégance. Après sa superbe prestation dans le Farnace de Vivaldi mis en scène par Lucinda Childs et dirigé par George Petrou, il apparaît évident que Mary-Ellen Nesi est une des meilleures mezzos baroques du moment.

L'intervention de Daniel est un grand moment de spiritualité, O sacred oracles of truth, Raffaele Pé enchante par la beauté de sa voix de contre-ténor avec des aigus très expressifs et d'une grande pureté. Un peu à la peine au début sur les graves, il a ensuite parfaitement géré sa voix sur toute l'étendue de sa tessiture. Le chœur des Juifs qui suit, Sing, O ye Heav'ns, est un hymne d'action de grâces au Seigneur qui a crée le Ciel et la Terre, se terminant par un vibrant Alleluia.

Belshazzar fait une entrée fracassante avec un air, Let festal joy triumphant reign, qui anticipe incroyablement l'air fameux de Don Giovanni, Fin ch'han del vino, avec ses allusions répétées à une liberté sans entraves. Juan Sancho, ténor, incarne idéalement ce personnage extrêmement licencieux de sa voix chaleureuse et sensuelle parfaitement à l'aise dans un registre très tendu. Quand il annonce à sa mère qu'il va boire le vin dans la vaisselle sacrée du Temple, cette dernière supplie son fils de renoncer à cette profanation dans un superbe duetto et l'acte I s'achève avec un chœur des Juifs, By slow degrees the wrath of God. C'est une remarquable fugue chromatique dans laquelle les demi-tons illustrent la montée de la colère de Dieu qui s'abattra sur le roi impie.

Les beautés diverses de cette partition étaient génialement servies par le NDR Vokalensemble, phalange chorale dont les puissantes ondes résonnaient en moi jusqu'à la moelle des os. Plus que jamais Haendel est le maître de l'épopée et il nous fait vivre par l'oreille et le cœur la marche triomphale des guerriers de Cyrus et l'anéantissement de l'armée de Belshazzar.

Le Concerto Köln ravissait toujours autant par la beauté inimitable du son, la magie des instruments anciens: cordes munies de boyaux, trompettes naturelles à la noble sonorité, hautbois et bassons baroques, joués de façon historiquement informée. Vacláv Luks assurait la direction de l'ensemble de manière très engagée mais avec un geste sobre et précis.

Ainsi ce week-end consacré à Haendel se terminait en apothéose avec cette œuvre rare dont la sublime beauté éclatait au grand jour. Elle fut idéalement servie par un prodigieux quintette de solistes, un chœur, un orchestre et un chef d'exception.



Publié le 21 mai 2022 par Pierre Benveniste